Alvilda ; l'Ombre
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Le grand foc claquait au vent alors que des mains puissantes tiraient sur la corde qui retenait la voile de proue. Fièrement, contre l’Auster et son souffle du midi, le tissu chantait et se dressait malgré tout. Dans la moiteur de l’atmosphère, qui faisait suer à grosses gouttes les apparents marins qui passaient à présent à la Civadière, le dressage des voiles faisait penser à l’ascension d’un homme au flanc d’une montagne. Le paysage était pourtant bien différent, puisque la mer s’étendait à perte de vue lorsqu’on se tenait sur le ponton de lattes branlantes. La jeune femme qui s’y trouvait souriait d’ailleurs doucement à la vision des larges bandes de tissus s’élevant sur les nombreux mâts qui fleurissait sur le navire. Pas besoin de se presser ici, ni de se cacher. La ville était fondamentalement corrompue au règne de la piraterie, et les étendards voletaient au-dessus de chaque pont. Le sien remonta enfin, représentant une falaise étendant son ombre sur la mer sombre en contrebas. Cette vision la rassurait et la remplissait d'une indicible fierté. Deux heures passèrent sans qu’elle ne bouge, se contentant d’observer ses subordonnés préparer leur départ. Les provisions étaient chargées à bord, la cave était remplie de rhum et chacun avait pu profiter des plaisirs de la terre. Il était maintenant temps de retourner à leur mère patrie, l’océan. Tous autant qu’ils étaient frémissaient d’envie de sentir le roulis des vagues accompagner chacun de leur pas, de leurs gestes.
Une mécanique bien huilée qui reprenait peu à peu dès lors qu’elle avait annoncé le départ, la veille au soir. Dernière nuit de beuverie et de stupre, de débauche et de jeux. Ils reprenaient la mer, et pour cette simple consigne tous étaient prêts à abandonner chaque plaisir, aussi réjouissant soit-il. Les distractions du littoral ne servaient qu’à leur permettre de mieux apprécier le retour de leur quotidien. Des actes répétés, des fonctions définies qui formaient un tableau merveilleusement équilibré. La capitaine de la Vierge du Cap n’avait pas eu besoin de répéter l’injonction, et depuis l’aube tout son équipage était en activité. Malgré les probables décadences de la nuit, ils étaient opérationnels aux premiers rayons du soleil, impatients sans qu’elle ait eu besoin de donner une heure. Fidèles compagnons.
Alvilda, plus connue comme l’Ombre de la piraterie, ouvrit les brandebourgs de sa lourde veste rouge, laissant le soleil déjà étouffant caresser son corsage. Comme décidée par la brûlure de l’astre, elle se mit en branle et monta deux à deux les marches de la passerelle lui permettant de monter à bord. Traversant le pont, elle alla chercher son plus beau chapeau, celui qu’elle ne manquait jamais de mettre à chaque départ de port. Le vissant sur ses cheveux laissés libres, Alvi vérifia les stocks en compagnie d’Ann (http://nsa31.casimages.com/img/2014/02/04/140204091619953170.jpg), son second. Jetant personnellement un coup d’œil à chaque nœud, chaque voile, chaque détail de la mise en place, elle monta finalement sur le pont supérieur et lança d’une voix claire, toujours chargée d’excitation.
- Camarades. Il est temps de tourner une fois de plus la page d’une de nos escales. Myrajh se souviendra de nous comme les plus belles femmes, les meilleurs buveurs et les plus trouble-fête qu’ils n’aient jamais vu. Je ne peux vous dire où le vent nous conduira, mais peu importe que cela prenne un mois, un an ou un siècle. Car sur la mer jamais nous ne vieillissons vraiment.
Ce ne furent pas des applaudissements qui accueillirent sa tirade, mais des coups de pieds, de poings sur le bois du bateau. Ainsi, la Vierge du Cap elle-même semblait acquiescer. Dans un sourire, Alvilda sauta au milieu de ses pirates, pour couper d’un mouvement de sabre la corde qui retenait encore le vaisseau frissonnant à quai. Une fois libéré, il s’élança, porté par l’Auster, tendu comme un muscle sur le point de craquer. Enfin affranchi de sa prison de cordages, le navire glissa sur l’eau, lentement pour esquiver ses compatriotes, et sortit enfin de l’eau trop calme du port pour enfin effleurer les vagues qui les attendaient.
- Ann, réduit l’Artimon, et toi Samuel, va au gouvernail. Maintient le cap nord-nord-est. Accroche-toi, on va passer les douze nœuds.
Alvilda, quant à elle, s’occupa personnellement de distribuer un goulot de rhum à chacun de ses pirates. Elle fêtait toujours le retour à la mer, et la capitaine passa plusieurs heures à apprécier la morsure du vent sur son visage et son décolleté, jusqu’à ce que son second vienne l’informer qu’un navire était en vue. Un bateau pirate, manifestement. Et ce qu’elle lui dit ne lui plut vraiment pas.
- On dirait le pavillon de Barbe-D’os, Alvilda. Ils viennent droit sur nous. Quels sont les ordres ?
- On ne sort pas les canons. A priori nous n’avons rien à voir avec lui, il n’a pas de raison de nous en vouloir. Tu le connais, Ann, je n’ai pas envie de me frotter à lui si je peux l’éviter. Puisqu’ils arrivent, on va les attendre. Que tout le monde se tienne prêt, au cas où. N’engagez pas le combat.
La jeune femme resserra la ceinture qui maintenait son arme favorite, appuya un peu plus son chapeau sur son crâne et grimpa le long du mât de misaine en serrant ses cuisses autour du bois. Les échelons de cordes l’aidaient à ne pas glisser, bien qu’elle soit devenue habituée de ce genre d’acrobaties. En hauteur, son regard couvant la plaine liquide, elle respira l’air débarrassé des odeurs de cuisine, de rhum et de poudre. On sentait juste le sel et la chaleur du vent. Et au loin, le Storm Rider, tristement connu des pirates comme abritant les quartiers de Nathaniel Cross, alias Barbe-D’os. Gueule d’ange, mais impitoyable et bien connu des légendes qu’on racontait aux enfants. Alvilda n’était pas aussi connue, comme son nom l’indiquait. L’Ombre. Elle se glissait dans votre dos, dans le décor. Se faisant oublier, préférant la discrétion au faste et au déballage d’exploits de ses collègues, c’est comme cela qu’Alvilda avait survécu, et ce depuis son plus jeune âge.
Mais là, au beau milieu de l’océan, comment pouvait-elle espérer passer inaperçu ? Le contact était inévitable. Pourtant, la capitaine préférait de loin éviter ses compagnons de piraterie. Sur l’eau, ils retrouvaient tous leurs instincts premiers, leurs pulsions. Autant dire qu’ils se montraient également plus susceptibles, plus violents. Alvi aimait se battre, mais préférait que ce soit un navire de la marine. Dans un soupir, elle se hissa jusqu’au nid de pie et s’y installa en tailleur, regardant le bateau adverse approcher. Se demandant bien ce que Barbe-D’os pouvait lui vouloir.
En tout cas, quitte à le croiser elle aurait un petit compte à régler avec lui, éventuellement. Au sujet de sa putain de sœur. Un sourire carnassier étira ses lèvres et elle sortit son sabre pour graver quelques dessins sur le bois de son observatoire préféré. Elle rajouta également une barre dans son compte de jours. Elle suivait ce rituel chaque matin depuis qu’elle avait renommé son bateau, après l’avoir récupéré à son ancien propriétaire. 978 jours exactement. Un sacré bout de temps qu’elle était capitaine, pour ses jeunes vingt-cinq printemps. Et pendant tout ce temps, elle avait réussi à esquiver la plupart des pirates de mauvaise renommée pour préserver ses pillages, ses cargaisons et surtout son bâtiment. Son équipage n’avait donc pas beaucoup changé durant tout ce temps, fidèle mais surtout comptant peu de morts. L’Ombre perdurait, se répandait, et peu à peu prenait un pouvoir non négligeable. Alvi préférait une ascension lente mais certaine à une trop fulgurante progression.
- Approche, Cross. Je vais te passer le bonjour d’Héloïse.
Comme pour lui répondre, le vent lui porta un brouhaha diffus provenant du Storm Rider se rapprochant rapidement d’eux. Elle n’en comprit pas un mot, mais se redressa pour se tenir tout en haut de son bâtiment et laisser ses cheveux voler dans les courants chauds, en parallèle de son pavillon fier et tendu comme l’ego des hommes.