La vie, parfois, ça se résume à une ligne de bus. La vie, parfois, il suffit d’un embranchement, d’une légère direction différente pour qu’elle change totalement. Il en allait probablement de cette femme à la cervelle éclatée contre la vitre. Il aurait suffi d’une fraction de seconde pour que sa vie change du tout au tout, qu’elle soit en retard pour prendre son bus. Et pourquoi l’avait-elle pris, d’ailleurs ? Elle avait un tailleur, ce qui laissait supposer qu’elle revenait du travail. Qu’est-ce qui, fondamentalement, l’avait tué ? Une pause-café qu’elle avait refusé de prendre ? Ou qu’elle avait pris ? Un éternuement en sortant de ses bureaux, ou une envie d’aller aux toilettes ? Il aurait suffi qu’elle prenne une ligne de bus suivante, une ligne différente, pour qu’elle ne se retrouve pas avec un canon de pistolet dans la tête, et avec la moitié de cette dernière qui décorait le carreau crasseux et sale du bus. La vie, parfois, ça change et ça se brise aussi vite qu’une balle de revolver. C’est dans ce genre de circonstances qu’on prenait compte de toute la relativité de l’existence. On passait des années à monter des projets, on passait des années à fonder une famille, à économiser pour obtenir de la banque le fameux prêt qui vous permettra d’obtenir une maison, on travaille pendant des années à obtenir quantité de diplômes, et on en oublie que, parfois, la vie se tranche aussi facilement qu’un morceau de papier. Le ciseau tranchant le papier... Une allégorie de l’existence humaine.
Jane observa les yeux livides de la femme, ou, plutôt, le seul œil restant, le second ayant explosé avec son corps. Son dernier œil était grand ouvert, avec des vaisseaux sanguins ayant explosé à l’intérieur, fixant béatement un point invisible. Elle était légèrement penchée sur le côté de son fauteuil. Une belle petite Japonaise avec un tailleur et une chevelure courte. L’homme aux gants et à la cagoule la lâcha, et elle s’affala sur le sol. Clignant faiblement des yeux, Jane n’avait même plus envie de soulager sa vessie. Elle ressentait une frousse de tous les diables, se sentant bien loin de l’héroïne qui interviendrait à ce moment pour sauver les passagers.
« VOS GUEULES ! FERMEZ-LA !! » hurla l’homme qui avait abattu la jeune femme.
Il avait écrasé avec le pied son téléphone portable, mais il était trop tard. Elle avait eu le temps d’appeler la police, et la détonation ne faisait aucun doute sur ce qui se passait. Son appareil serait géolocalisé, et la cavalerie arriverait. Mais serait-ce suffisant pour les sauver ? Ces types étaient de vrais cinglés. Ils avaient abattu de sang-froid une passagère, sans sourciller. Jane était à quelques bancs d’elle, dans sa tenue d’écolière, dans son uniforme, ses grands yeux fixant les quelques hommes armés. Elle était rentrée rapidement dans le bus, en courant, pour ne pas le rater. Habituellement, elle prend le métro, mais elle sait que, à cette heure-là, le métro est surpeuplé, bourré à craquer de lycéens.
*Pourquoi ai-je pris le bus, et non le métro ? Mais pourquoi donc ?!*
Ils étaient montés deux stations plus loin. Ils avaient choisi une sorte de période de creux, juste après l’arrêt de bus du centre-ville, là où la plupart des usagers sortent. Ils étaient cinq, tous cagoulés, et tous armés. Le premier d’entre eux avait pointé son pistolet sur la tête du chauffeur, lui ordonnant de refermer les portes, d’accélérer, et de couper sa radio, de ne répondre à personne. Un autre était monté derrière, et un au milieu. C’était un bus comprenant un seul wagon, et non deux rattachés, comme c’était la coutume. Ils avaient soigneusement tout calculé, avec une méticulosité qui faisait froid dans le dos.
« Que... Que voulez-vous ? avait demandé le chauffeur.
- Ta gueule, tas de merde, et roule.
- Où ?
- Mais putain, ta gueule ! Suis ta putain de ligne, et ferme ta saloperie de gueule de merde ! »
Jane avait vu plusieurs autres arrêts, avec des gens qui protestaient en voyant le bus filer devant eux. S’ils savaient, les pauvres.. Le bus roulait rapidement, et, à plusieurs reprises, la radio du chauffeur crépita, le Central demandant ce qui se passait. Le chauffeur, crispé, ne répondait pas, grillant les feux rouges, donnant à Jane la furieuse impression de vivre un remake de ce film, Speedy, où un bus était pris en otage par des criminels qui plaçaient une bombe dessus. Ce bus-ci roulait rapidement, et traversa un rond-point, tandis que les délinquants s’avançaient, au milieu de la rangée. Ils relevaient les manches des gens, cherchant visiblement un signe distinctif. Jane ne pouvait pas savoir qu’ils cherchaient en réalité un membre de leur gang, un traître qui travaillait pour la police, et qui se dissimulait dans le bus, et était reconnaissable au tatouage qu’il portait au poignet gauche.
L’un des malfrats finit par s’approcher de Jane, qui était mortifiée. Elle avait beau être une apprentie-sorcière, quand les pistolets parlaient, on évitait de faire le fanfaron.
« Hey, t’es sexy, toi ! s’exclama le criminel.
- Je... Non, laissez-moi ! »
Ceci ne fit que rire l’homme, qui approcha sa main gantée, pelotant l’un des seins de l’étudiante.
« Les belles salopes comme toi aiment bien les grosses queues comme celle que j’ai... Tu viens de Mishima, hein ? »
Son haleine était affreuse. Il puait, quelque chose de terrible. Elle tourna la tête, pinçant le nez, et se reçut alors un coup de crosse sur la tête, qui la fit tomber sur le sol. C’était douloureux, et elle se mit à ramper, mais l’homme l’attrapa par les jambes. Elle se débattit, et le frappa à la tempe, ce qui l’énerva. Il la retourna, la tirant par les cheveux, et la gifla à nouveau, la faisant hurler.
« Salope de gaijin ! Cesse de bouger, putain ! »
Les autres lascars souriaient, amusés. L’homme attrapa Jane, et la balança sur le sol. Elle était terrorisée, paniquée, oubliant totalement le calme, la concentration magique, ces éléments nécessaires à la survie. Elle vit le pistolet de l’homme, un Colt 6-coups.
« Je connais ce lycée, ouais, ainsi que les réputations qui en circulent... Tu vas me sucer la queue, salope, ou je vais te défoncer le cul avec le canon de mon arme ! »
Jane avait la bouche en sang, et baissa les yeux, prostrée. Un autre délinquant se glissa dans son dos, lui tirant par les cheveux, et caressa le canon de son arme sur sa joue. Il était froid, dur, et elle vit le canon se rapprocher de sa bouche, entendant le déclic de l’arme, la main cramponnée sur la gâchette.
« Tu entends le Monsieur ? Sois une jeune fille, pétasse, et suce. »
Jane ferma les yeux, le cœur tambourinant dans sa poitrine, sentant le canon glisser sur ses lèvres. Elle les entrouvrit alors, et sentit ce dernier s’enfoncer dans sa bouche, remuant le long de ses dents, frottant sa langue, la coupant. Elle gémit, fermant les yeux, ne pouvant s’empêcher de retenir quelques armes, serrant ses mains au-dessus de sa minijupe froissée.
Qui donc pourrait venir la sauver de ce calvaire ?
Derrière le bus, des voitures de police approchaient. On avait entendu les détonations, et les services en charge du transport municipal avaient prévenu la police qu’un bus ne répondait plus.