Les contrées du Chaos / Re : Erstonia : Une paisible nuit au village [Entrée libre Sans limite]
« le: dimanche 05 octobre 2025, 23:46:42 »Anakha l’écoute sans interrompre. Quand Damian expose son objectif, rendre les siens moins dépendants du sang humain, le chef de la nuée hoche imperceptiblement la tête. Il reconnaît la noblesse froide d’un but qui protège des innocents, et il entrevoit aussi le danger : un peuple d’immortels affranchi de ses chaînes, désormais plus libre et potentiellement plus féroce encore. L’idée le frôle, l’inquiète, et l’intrigue à la fois.
"C’est une visée respectable… et périlleuse."
Sa voix, grave, n’est ni approbation béate ni condamnation.
"Un substitut au sang allège un fardeau… et augmente la menace si on le manie sans garde."
Un silence passe, traversé d’un bourdonnement lointain. Dans l’esprit d’Anakha, une pensée glisse comme un éclat de métal : si Damian réussit, les vampires n’auront plus besoin de se nourrir. Mais que deviennent des immortels privés de faim ? Que font des prédateurs sans proie ? Peut-être qu’ils se rongent entre eux… ou qu’ils se mettent à rêver d’autres conquêtes. Ce monde, alors, deviendrait un désert parfait pour leurs ambitions. Et pourtant, une part de lui espère que Deirdre, où qu’elle soit, verrait là un signe d’humanité, un effort pour que d’autres ne souffrent pas.
Il tique, presque dans l’ombre, un mouvement si minime que seul lui le sentirait comme une piqûre. Il avait déjà offert un échantillon en geste d’approche ; il pensait que c’était suffisant. Mais ce que Damian propose n’est pas rien : fournir une alternative qui pourrait réduire les prélèvements permanents. Pour Anakha, c’est une opportunité, et bien peu en comparaison de ce qu’il cherche. S’il doit céder un point pour obtenir un instrument, il peut le faire. Toujours temps de revenir sur sa décision plus tard.
Il ajoute, en un souffle presque privé que la plume près de son cœur semble accompagner :
"Je peux te laisser une journée. Je serai là quand tu partiras et je serai là quand tu reviendras."
Les mots sont simples ; leur portée est mesurée. Anakha n’a pas l’intention d’abandonner son œuvre pendant une journée. Au contraire : pendant que Damian s’absente, la machine qu’il a lancée ne s’arrêtera pas. Les pondeuses s’activent en continu ; les récolteurs pompent le bouillon nutritif ; les naissances s’accélèrent. Durant la journée, plusieurs troupes partiront déjà dans diverses directions pour harceler et prendre d’assaut les hameaux voisins. Chaque prise servira de noyau, chaque bassin de gestation installé le long d’un cours d’eau deviendra une annexe qui, plus tard, rayonnera vers d’autres régions. Anakha le prévoit : on étendra la ruche par points d’appui successifs, d’abord dans les Contrées du Chaos, territoires fragmentés, mal gardés, riches en proies faciles, avant de songer à attaquer des nations plus organisées. Pour l’instant, écraser les peuples humains en masse serait de l’imprudence : trop de monde, trop de résistance coordonnée. On agrandit par taches, par annexes, par relais.
Il laisse Damian mesurer cela, puis reprend, plus précis :
"Si tu veux préserver un village, indique-m’en un. Je suspendrai les prélèvements et les pontes sur ce point précis tant que tu me fournis des résultats tangibles et que tu respectes nos accords. Cela ne signifie pas que je ne l’explorerai pas, mais ce sera fait sans se faire remarquer, et nul n’y sera tué."
Anakha n’insiste pas davantage sur la portée réelle de sa promesse. Il sait que Tekhos a déjà labouré ce terrain : des laboratoires entiers ont disséqué, étudié, tenté de comprendre la biologie formienne pendant des années. Rien n’en est sorti que des hypothèses et des impasses. Ce souvenir le rend méfiant, mais aussi confiant : si les savants de Tekhos n’ont rien percé, alors Damian, lui aussi, aura du mal à saisir l’essence réelle de la ruche. Ses recherches ne menaceront pas l’ensemble, elles n’en gratteront que la surface.
Il dit plutôt ce qui l’intéresse immédiatement : l’efficacité, le contrôle, la garantie qu’on ne lui vole pas sa proie ni sa recherche.
Il marque une pause, pose la main sur la plume à sa poitrine comme pour sceller une promesse muette, puis énonce, presque en note finale :
"Pendant que tu t’éclipses, la ruche avance. Des troupes partiront, des annexes pousseront. Mais si ta voie réduit la nécessité de réduire des vies, alors je réduirai le mal où je le peux. Pour l’instant, nous commençons par les Contrées du Chaos."
Ce que signifie "commencer" dans sa bouche est vaste. La ruche croîtra : d’abord des poches de contrôle, des épicentres de gestation appuyés sur la rivière ou sur des mares, puis des ateliers organiques où la chair se muera en architecture. Les relais psychiques, synchronisés, feront en sorte que chaque anneau se nourrisse du précédent ; la vallée se transformera en cerveau décentralisé, chaque point d’appui étant une extension du centre. C’est une logique d’empilement, non une charge frontale.
Déjà, sous ses yeux, la vallée semble respirer. Les toiles palpitent au rythme d’un cœur invisible ; les couloirs de chair se dilatent et se resserrent comme si l’air lui-même obéissait à une pulsation interne. Des murmures parcourent la trame psychique, bribes de pensées de ses créatures qui se mêlent aux siennes. La ruche n’est plus un projet : c’est un organisme en expansion, une conscience embryonnaire qu’il sent grandir autour de lui, impatiente de s’étendre.
Anakha n’avait nul besoin de se déplacer pour suivre ses troupes. Chaque œil sur le terrain serait le sien, et chaque décision serait la sienne : un réseau de relais retransmettrait son regard, ses ordres, sa volonté. Ce corps cependant était probablement plus puissant que la plupart de ses créations. Il comptait le renforcer encore, maintenant qu'il disposait d’un "atelier" digne de ce nom : un endroit où tissus et nerfs pourraient être modelés, où la chair se prêterait à l’architecture comme la pierre l’est pour un bâtisseur. Les humains qui parlaient de "se forger un corps" n'avaient aucune idée de ce que ce mot pouvait vouloir dire.
Il se détourne ensuite, sans chaleur, mais avec une décision limpide : préparer le nœud, déposer le spécimen choisi, organiser la garde. La brume reprend son chemin. Il avait un instant songé à faire suivre le vampire. Mais c'eut été vain. Soit il restait à portée de ses relais, et il y aurait des yeux pour le voir, soit ce n'était pas le cas, et aucune de ses créatures ne pourraient le suivre.
Les pondeuses continuent, inlassables. Et Anakha, fidèle à sa logique, restera là, maître d’un empire qui naît, calculant chaque perte comme on compte des pierres sur une carte, prêt à agrandir sa toile jusqu’à ce que Deirdre ne soit plus une absence, mais une certitude, ou un souvenir qu’il pourra enfin consumer. Il n'avait pas répondu à Damian sur le dernier point ... L'espoir pouvait tuer plus sûrement qu'une dague, disait-on... Prendre soin d'elle d'une façon qu'il comprendrai ...








