« La cohabitation d'un homme et d'une femme dans un espace clos relève du miracle. » -Alice Ferney
Une des journées les plus étranges de sa vie, certainement. Yan s'était débrouillée elle-même pour presque tout depuis qu'elle était en âge de garder des objets en main. Mais pendant cette quinzaine d'heures, le chèvre-pied, tout en faisant preuve d'une certaine discrétion, qu'à défaut d'apprécier, elle ne commenta pas, se comportait à peu près comme un valet. Même sa mère ne s'était pas occupée d'elle ainsi depuis plus de dix ans, et lui s’exécutait avec une douceur infiniment plus grande. Au-delà du dégoût qu'elle ressentait pour cet assistanat, elle devait avouer que sous un certain angle, l'expérience avait quelque chose d’intéressant. Elle n'oubliait cependant pas la guerrière qu'elle était, et que c'était elle qui payait sa dette, pas l'inverse, et qu'en conséquent, elle devait faire preuve de la réserve la plus extrême. Bien sûr, elle ne l'aurait jamais avoué à l'intéressé, ni à qui que soit, mais elle reconnaissait que la présence du cornu lui épargnait des moments extrêmement pénibles.
Les mets qu'il avait insisté pour lui cuisiner lui firent l'effet d'un plat particulièrement exotique. S'il lui arrivait de faire bouillir les morceaux les plus abîmés pour les rendre comestibles, l'essentiel de sa consommation se composait de pièces dévorées crues. La texture de la viande, une fois cuisinée, était d'un simplicité extrême à mâcher, ce qui était un avantage, supposa-t-elle, quand on avait une dentition aussi atrophiée que celle des humains et de bon nombre de terranides. Toutefois, il lui semblait perdre une sensation ancestrale, fondamentale, alors que la mastication était réduite à son minimum. De plus, l'adolescente ne trouvait pas l'intérêt de passer autant de temps, et de déployer toute cette technique, pour obtenir en fin de compte le même volume de nourriture. C'était à ses yeux une pure perte d'énergie. Enfin, elle n'avait jamais fait la fine bouche, et si elle fronça le museau pour la forme, elle ne se fit pas prier pour avaler goulûment tout ce que cet Hypocras lui présenta.
Hélas, ce dernier avait beau être d'une certaine utilité, il n'en gardait pas moins un défaut majeur. Sa bavardise le poussait à creuser certains sujets dont Yan n'avait aucune envie de parler ; à remettre en question des habitudes de vie qu'elle était bien décidée à conserver. Souvent, peu rompue aux joutes d'idées, elle n'avait pas suffisamment de matière à opposer aux arguments impitoyables du hardi orateur. Dès qu'elle se sentait en position de faiblesse, elle tentait donc de s'en sortir par une certaine mauvaise foi, ou un refus net de continuer la discussion. Elle était certaine que le chèvre-pied vivait en dehors des réalités, et que son hédonisme forcené était aussi mal adapté au monde réel qu'un terranide désarmé à Nexus. Elle savait qu'il ne comprenait pas, mais était incapable de l'exprimer correctement, et perdre un duel, ne serait-ce que celui des mots, la frustrait grandement. Elle se rendait bien compte qu'insidieusement, l'influence du cornu gagnait du terrain sur sa pensée brute. Elle ne le supportait vraiment, en réalité, que quand il se taisait pour s'emparer de son instrument, et déchaîner un son bien plus vrai. Et beaucoup moins agaçant
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A son réveil, le jour suivant, la chasseuse trouva Hypocras non loin d'elle. Le soleil, d'autant qu'elle pouvait en juger, de son canapé, était déjà assez haut dans le ciel. La fatigue de sa blessure, sans doute, l'avait fait dormir plus longtemps qu'elle en avait l'habitude. A moins que ce ne soit la perspective de l'ennui à venir, bloquée dans un nombre limité de position, qui la dissuadait d'ouvrir l’œil. Désappointée par sa propre paresse, elle n'avait pas tardé à tenter de s'extraire de son matelas. La vive douleur de sa jambe, lorsqu'elle essaya de la poser sur le sol, lui indiqua malheureusement très vite qu'elle n'était pas prête à supporter son poids. Pestant et ne voyant, en pur caprice, rien qui puisse la distraire si elle restait là, allongée, elle insista lourdement pour que le chèvre-pied lui trouve une béquille quelconque pour se déplacer. D'abord réticent à la voir se lever, le thérapeute malin n'accepta qu'à la condition de pouvoir à nouveau s'occuper de ses plaies. De mauvaise grâce, la terranide se laissa apporter des étoffes de cotons, plus fines que la toile brune, et une bouteille d'hydroxibenzène pour nettoyer les zones qui cicatrisaient lentement. Elle ne permit pas néanmoins qu'il touche à nouveau son corps, et se chargea elle-même du plus gros du travail.
L'adolescente avait alors tout le loisir de claudiquer... sans trouver, au final, plus d'intérêt dans les autres pièces de la maison. En sortir en était exclue, car une fois dehors, elle se serait retrouvée en un clin d’œil sur l'étal d'un marchand d'esclaves avide. Ne supportant pas l'inactivité, elle trépignait. Ne pas bouger allait la ramollir, elle en était persuadée. La rééducation de sa jambe serait suffisamment handicapante pour qu'elle ne soit pas affligée en plus d'une faiblesse généralisée. Vagabondant, Yan trouva sur une étagère d'imposants ouvrages recouverts de petits dessins noirs dont elle ignorait la signification. Étant parfaitement illettrée, comme la majeure partie de la ville, elle n'y avait jamais fait attention auparavant, et leur trouvait là un usage inespéré. En deux volumes sur chacun de ses avants-bras, elle pouvait ainsi simuler un exercice physique, qui a défaut d'être réellement utiles, l'occupait sans la blesser. Au bout d'une heure d'exercices soutenus, les muscles de ses membres supérieurs brûlants, elle commença à s'essayer à faire des abdominaux. Malgré les tiraillements qu'elle provoquait à sa blessure au thorax et la contre-indication vigilante du caprin, elle persista jusqu'à se trouver étendue sur le sol, en sueur, incapable de la moindre flexion supplémentaire. Le bandage de sa poitrine avait pris une teinte rosée, mais la plaie ne se rouvrit pas.
Plus tard dans la journée, Hypocras prit une décision qui la soulagea : il souhaitait s'en aller visiter la ville, avec la promesse cependant d'être revenu avant le couché du soleil. Au moment où il allait prendre le départ, enfilant une nouvelle chemise, ses bottes et son chapeau, la terranide eut un instant d'hésitation. Puis, elle ne sut trop pourquoi, elle attrapa un revolver qui traînait et le lui lança.
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Tu sais tirer ? Elle en doutait.
Si quelqu'un te fait chier, tu le pointes avec le bout le plus fin et t’appuie sur la gâchette. Ça devrait faire l'affaire.Si son profil n'était pas très recherché par les esclavagistes, il était déjà trop âgé, et s'il cachait avec son accoutrement sa nature animale, personne, à Nexus, n'était à l'abri d'une agression. Et elle voyait mal comment, sans arme, le bonhomme s'en sortirait. Sa dette consistait à le supporter pendant qu'elle se rétablissait, et pour qu'elle puisse le supporter, encore fallait-il qu'il soit toujours en vie. Que le chèvre-pied accepte ou non l'arme, elle aurait au moins l'esprit tranquille. Elle ne se sentirait pas obligée de parcourir le quartier en boitant pour retrouver son cadavre.
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Si tu meurs, je ne te dois plus rien, ajouta-t-elle, froide.
Toujours aussi ennuyée, mais trop épuisée pour reprendre un exercice physique, Yan clopina, sans autre but que de se convaincre qu'elle était capable de se déplacer seule, et de se débrouiller sans aide. Par hasard, elle tomba sur plusieurs bouteilles de bourbon, qui lui avaient étrangement échappées jusqu'ici. Pour passer le temps et faire tomber son stress, elle décida d'en ouvrir une. L'adolescente, emportée par l'ivresse, se laissa aller à la boisson, qui calmait ses douleurs et son angoisse. Quand le cornu revint de son excursion urbaine, à la tombée de la nuit, elle avait déjà vidé les trois-quart du litre, et ne paraissait pas vouloir s'arrêter là. Elle paraissait considérablement éméchée, mais, comparé à la quantité de liqueur qu'elle avait ingurgitée, et prenant en compte sa faible carrure, son organisme s'en tirait admirablement. La terranide n'avait en réalité jamais eu l'occasion de s'alcooliser autant, et il n'était pas dit qu'elle sache éviter un coma éthylique. Néanmoins, elle accueillit Hypocras avec une animosité moindre, laissant même échapper quelques mots d'une ivrognerie presque cordiale.