Dans le Temple de Sha, il existait une espèce de curieuse sphère magique, où seule Sha pouvait se rendre. Cette sphère était particulière, car elle permettait d’occulter les cinq sens habituels. Comme elle était totalement hermétique, l’obscurité ambiante empêchait de voir quoi que ce soit. Les murs épais empêchaient d’entendre le moindre son, de capter la moindre odeur, et il n’y avait rien à toucher, à part un mur froid. C’état une chambre de résonance magique, que la Déesse des Sorcières utilisait pour se relier aux lignes magiques. Elle concevait l’Univers comme une toile d’araignée magique, un ensemble de puissantes lignes magiques qui avaient comme cœur le centre de l’Univers, l’endroit où, il y a des milliards d’années, le Big Bang avait créé la vie. Des lignes magiques énormes qui relient les galaxies, les planètes, les systèmes solaires, et même les simples individus. Sha se perdait dans ces liens, ces lignes infinies et éternelles, ce réseau dense et complexe, qui ne cessait de grossir, de croître au fur et à mesure que la vie se développait.
Dans cette autre perception de la réalité, l’Ombre évoluait dans une sphère détachée des autres. Aucun mot ne pouvait décrire avec exactitude ce qu’elle ressentait, car le temps et l’espace se diluaient mutuellement dans ce monde alternatif. Plus rien n’avait d’importance, plus rien d’autre que la magie. La Déesse revenait à ce que, traditionnellement, elle était : une forme magique pure et absolue qui avait réussi à prendre forme réelle. Elle pouvait parfois approcher les idées conscientes des individus qui avaient un potentiel magique élevé, et dont ils avaient connaissance. Sha méditait, tout simplement, et c’est dans cet esprit de méditation qu’elle perçut une prière silencieuse, discrète, mais non moins sincère.
Elle reconnut la formule, et son esprit omniscient d’un point de vue magique s’y attacha. Elle sentit des fluctuations, et une aura démoniaque, et s’y intéressa un peu plus. Le temps pour elle n’était pas le même que les autres, et elle n’eut aucune difficulté à comprendre ce qui se passait. Sa vision s’ouvrit, et lui permit de voir, par le biais de la magie, deux pics qui s’affrontaient, et qui avaient entre eux des liens. Une invocatrice, et un démon. Les liens allaient de l’invocatrice vers le démon, ce qui permettait d’ailleurs de les dissocier. Un scénario classique quand on se lançait dans l’invocation ; la femme avait eu les yeux plus gros que le ventre, et le démon qu’elle avait invoqué avait brisé ses défenses magiques, et cherchait maintenant à la tuer, soit par frustration d’avoir été invoqué, soit pour pouvoir se déplacer sans ancrage dans le monde. En soi, les démons pouvaient librement rejoindre la Terre, mais ils ne commettaient pas l’erreur de le faire, dans la mesure où ce serait une violation directe du pacte entre Anges et démons. En revanche, si un humain invoquait un démon, le pacte était respecté, mais il fallait être puissant pour invoquer un démon. Si un démon tuait son invocateur, il était a priori libre, et le renvoyer dans le plan infernal était bien plus difficile.
Sha hésita... La femme avait fait une prière ancienne qui appelait à l’aide sa Déesse, mais l’aura magique de cette créature ne lui disait rien. Elle ne l’avait jamais prié... Pas dans cette vie, en tout cas... Sha hésita donc, puis se décida à intervenir, car elle perçut dans cette aura magique les traces d’une sorcière... Il était sûr que cette humaine avait été, ou connaissait dans son cercle proche une sorcière qui avait un jour prié Sha. Difficile pour l’heure d’en savoir plus, mais c’était suffisant pour que l’Ombre, dans sa grande générosité, se décide à intervenir.
Le temps reprit alors ses droits dans la douche du lycée Mishima. Le démon invoqué n’était pas vraiment une sommité au sein de la hiérarchie démoniaque. Pour ceux qui classifiaient les démons en douze rangs, celui-là devait à peine appartenir au troisième, ou au quatrième rang. Il n’avait eu aucune difficulté à briser les barrières magiques de la sorcière, et se ruait sur elle. Seule dans la douche, ses chances de survie étaient nulles, d’autant plus que le démon se voyait bien la dévorer afin d’avoir des forces pour aller attaquer d’autres lycéennes... C’était sa manière à lui de soulager sa libido. Sa gueule édentée laissait couler de la salive sur le corps de la sorcière, ses griffes entaillant douloureusement sa peau... Quand une perturbation magique surprit le démon, forçant la créature particulièrement laide à bondir en arrière, alors qu’une forme noirâtre atterrit juste au-dessus de la sorcière. Sha planta son regard, ses yeux lumineux acérés, dans ceux du démon. Elle était sous sa forme astrale, et tendit un doigt vers le démon. Les deux se mirent à parler dans une langue incompréhensible, la langue des démons, mais que Sha, naturellement, maîtrisait à la perfection :
« Cette sorcière est sous ma protection, Ryzkhal, disait Sha au démon, l’appelant par son nom d’usage.
- Elle m’a invoqué sans veiller à me retenir, et sans m’offrir de contrepartie, femme !
- Une erreur qu’elle ne répètera plus...
- Je suis en droit de la dévorer ! protesta le démon, guère intelligent de s’opposer ainsi à l’Ombre.
- Sauf si elle parvient à te maîtriser. »
Joignant le geste à la parole, Sha tendit sa main vers lui, et prononça une formule qui immobilisa Ryzkhal, des sceaux magiques le retenant solidement. Sha se tourna ensuite vers la femme blessée, la contempla silencieusement.
« Tu as choisi de m’appeler à l’aide, jeune sorcière. La Déesse des Sorcières a entendu ta prière, et a décidé d’y répondre favorablement. Mais aucun pacte ne nous lie. Me reconnais-tu comme ta Déesse ? »
Sha avait aussi des règles à respecter, même si elle avait généralement coutume de s’asseoir dessus. Ce n’était pas parce que cette femme était une sorcière qu’elle pouvait reconnaître Sha comme sa Déesse légitime. Si tel était le cas, l’aider serait bien plus compliqué, car une divinité ne pouvait agir que pour ses croyants. En théorie, du moins... Sha pouvait sans problème soigner la sorcière, et l’aider à contrôler Ryzkhal. Le démon était furieux, et Sha comprenait qu’il cherchait uniquement à massacrer la sorcière parce qu’elle avait fait preuve d’arrogance. Invoquer un démon était toujours un peu compliqué, car ces créatures ne croyaient véritablement qu’en leur propre fierté. Invoquer un démon sans pouvoir le contrôler, c’était souvent une manière sûre de se faire massacrer sans aucun scrupule.
Néanmoins, Sha était impressionnée. Elle ne voyait nulle part trace d’un mentor pour cette femme, si bien qu’elle avait du elle-même tracer le cercle d’invocation. Ce dernier était bien fait, même s’il était incomplet, dans la mesure où il manquait des sceaux de protection suffisamment performants pour bloquer le démon.