Honnêtement, on pouvait se demander ce que ferait Sam sans Kal. S’il avait concédé que sa vie serait un peu morne sans elle, elle-même ne voulait même plus penser à « l’avant » lui. Tout simplement parce qu’à ce moment là, elle avait été comme un radeau à la dérive. Pas d’attaches, queudal. Mais c’était à double tranchant. Si on n’a pas d’attaches pour nous entraver, on n’a pas d’attaches non plus pour nous retenir de sauter dans le vide. Et puis, elle l’aimait bien son flic. Il avait une patience qui l’impressionnait… Parfois, elle se disait que ça devait sérieusement le démanger de lui en mettre une dans la tronche, mais il ne l’avait jamais battue, si ce n’est de petites tapes derrière la tête ou un coup de coude complice. De toutes façons, il savait qu’aussi costaud soit-il, s’il lui venait l’idée de s’en prendre à elle, elle n’avait rien d’une poupée barbie sans défenses et serait très à même, non seulement de lui rendre ses coups, mais aussi de lui faire mal. Dans ce cas-ci, ça la faisait rire à l’idée qu’ils se retrouvent tous les deux emmenés à l’hôpital et mis dans la même chambre. Oui vraiment, il y avait du comique. Surtout s’ils avaient des trucs « graves » genre lui un bras de pété et elle une jambe. Combat de plâtre laser ! Elle les imaginait déjà jouer comme des gamins, et ça la faisait rire. Mieux encore, ça lui faisait croire que même s’ils en venaient à se taper sur le coin du nez, rien n’était irréparable. Enfin bref, tout ça pour dire que Kal avait bien mérité sa petite congratulation sur son niveau sexuel, même si elle n’avait pas eu tellement d’occasions que ça de juger, c’était la moindre des choses à souligner après tout ce qu’elle lui mettait dans la tronche continuellement. Une somme de paradoxes, voilà tout ce qui unissait ces deux là. Paradoxes qui s’annulaient quand ils écoutaient de la musique, ayant relativement les mêmes goûts.
Par contre, si elle n’était jamais surprise de voir Kal la tirer du poste de police, elle ne se doutait pas qu’il la surveillait d’une façon discrète. Et ça valait mieux pour le matricule du policier, parce que si elle venait à l’apprendre, ça pourrait détruire leur « amitié ». En même temps, c’était normal. Une jeune femme traquée par ses collègues, comme par hasard un seul prend sa défense, et le plus improbable de tous en plus, il l’héberge et tout… Elle a la réputation d’être une junkie, à tort… ? Clairement, elle aurait l’impression d’être un appât et rien de plus, et franchement, elle le vivrait très mal. Parce que ça voudrait dire que Kal avait feint toute leur relation et ça, ça aurait été un désastre de trop pour Sam, sans commune mesure. Et sa vengeance aurait été mémorable. Sans doute la réduction en cendres de l’appart du traître et de son lieu de travail. Excessif ? Peut-être, mais c’était Sam en même temps.
Elle n’espérait plus de réponse de la part du jeune homme, aussi se contentait-elle de manger avec appétit, donnant une part de sa pizza à son compagnon, histoire qu’il y goûte aussi. Sam ne lui faisait peut-être que rarement des compliments, mais elle avait beaucoup de petits gestes pour lui, auxquels il ne prêtait aucune attention. Et c’était ça l’astuce. Elle tourna la tête vers lui, une langue de pizza dépassant de ses lèvres, quand il répondit. Elle croqua et déglutit rapidement, tentant de contenir le petit rire qui menaçait de la faire s’étouffer.
-Arrête d’essayer de me faire rire, toi et moi on sait très bien que je te manquerai trop. Et que tu reviendrais me chercher, ne serait-ce que par curiosité.
Elle tira la langue, sûre d’elle, quoique se disant que si elle avait tort, elle ne serait pas dans la mouise. Pragmatiquement parlant, si Kal la jartait de chez lui, elle manquerait d’un squate tranquille où la pizza, les bières et les clopes étaient gratos. Mais ça à la limite, elle pouvait vivre sans. Par contre, Kal lui manquerait. De leurs joutes verbales à leurs « jeux demain, de mains, jeux de vilains », en passant par le cap ou pas cap’ qu’ils se lançaient de temps en temps, ça ferait un gros trou. Triste, morne… Non, elle n’avait pas la moindre envie que ça n’arrive. Mais bon, il tendait la perche aussi…
-‘Faut toujours que tu te la racontes… Une course de moto… Tu sais ce qui serait drôle ? Une course de Papa Mobile (la voiture du Pape). Ca, ça serait marrant. Avec un gogole dedans à la place du Pape évidemment, le vrai Pape ne voudra jamais jouer, le but du jeu ça serait de faire tomber le gogole de l’autre sans que son propre gogole ne tombe. A tester. Quant à ne plus me revoir, si y’a que ça pour te faire plaisir, je disparais pendant un, deux, dix ans… Tu m’dis bye bye, et j’me casse. Tu pourras te faire plaisir.
Elle haussa les épaules avec indifférence, bien qu’en réalité, cette perspective ne l’enchantait pas du tout. Mais bon, parfois, quand il faut, il faut… Elle s’arrêta de manger lorsqu’il monologua sur les rots et les Green Lanterns, personnages de Comics si elle ne s’abusait pas, et regarda, perplexe, la dernière des trois pizzas. Est-ce que son estomac avait encore de la place… ? La réponse ? Non. Mais ! Oui, il y a un MAIS, il y a toujours le moyen de tasser si c’est pour empêcher Kal de se goinfrer toute la pizza en solo. So… Elle piocha une part de la dernière tarte italienne et l’observa, la menaçant du regard que son sort serait terrible si elle s’avisait de la faire vomir, avant de répondre.
-C’est chaud comment tu te vantes d’être le plus dégueulasse entre nous deux. Je te laisse ton titre va. Par contre t’exagères. Ta chemise, je te l’ai mise même pas une heure. Elle est pas sale, pas de tâche de pizza, idem pour la cravate, donc ton pressing, tu te le mets au cul Macross. Par contre pour les clopes… Je plaide coupable votre honneur.
Et hop, elle croque dans sa part qu’elle avait suffisamment menacée à son goût. Elle haussa les épaules ensuite à la question de Kal concernant sa vie privée.
-Tant que je ne serai pas mariée, c’est-à-dire maintenant et à jamais, ça sera Mercredi et pas Morticia. D’une. De deux, je ne vois pas très bien ce que ça peut te faire que je change de crèmerie de temps en temps, mais oui, des fois je joue avec un autre que toi. Quant aux idées que tu as eues en voyant le piercing, que je devine sans mal via tes questions, tu peux direct les flouter, Canal a résilié ton abonnement.
Avec un sourire, elle mit sa main devant les yeux du jeune homme pour l’empêcher de voir. Il se fourvoyait, son piercing n’avait pas l’utilité qu’il lui avait prêté, pour la simple et bonne raison que, sauf cas exceptionnels, elle ne faisait jamais ce genre de choses, beaucoup trop dégradantes pour une femme aussi indépendante et insoumise qu’elle. Et pour ne pas y avoir eu droit lors de leurs quelques ébats, Kal aurait pu s’en douter que le premier à mettre autre chose que sa langue ou de la nourriture dans sa bouche aurait non seulement de la chance, un peu d’orgueil c’est toujours bon pour le moral, mais aussi, si c’est consenti par elle, droit à quelque chose d’extraordinaire. Mais ce moment n’était pas encore arrivé.
-Et puis, t’es déjà resté deux semaines sans me voir, je te manquais pas ? Même un tout petit peu ?
Elle lui tira sa langue percée, juste pour le fun, pour l’embêter, et se laissa aller contre le dossier du canapé. Son ventre était légèrement gonflé après la tonne de bouffe qu’elle venait d’ingurgiter. Elle passa sa main dessus et le tapota légèrement.
-Mouaf ! On dirait presque que j’ai un alien dans le bide ! Ca m’apprendra à manger pour deux…
Plus discrète que lui, elle étouffa un petit rot et ferma enfin son caquet, regardant plutôt la télé. Mine de rien, elle aussi était claquée.