Vainqueur de Simon Ford, Andreas se surprit lui-même en refusant de moquer le rival éventé, comme s’il ressentit pour lui un semblant de communion dans son éviction. Il dispensa ainsi le camouflet horrible infligé à ce fils de riches d’un supplément sarcastique, avant de l’ignorer pour de bon. Dans le grand roman de la vie d’Andreas Hofer, Simon Ford semblait bien parti pour n’être qu’une note en bas de page.
Quant à Mary… Bien que sa première réplique ouvrît grand les fenêtres vers une perspective plus rafraîchissante de l’existence humaine, un tant soit peu affranchie des différents déterminismes sociaux, économiques, ethniques et généalogiques, elle ne rencontra pas le succès escompté. Pour ne pas s’insurger, saper l’ambiance en lui racontant ses peines passées et laisser – in fine – sa haine lui monter aux lèvres, l’ours troglodyte helvétique se contenta de soupirer face à ce tohu-bohu de lieux communs : le passé était pour lui un poids insurmontable qu'il portait chaque jour, un rappel constant et cruel de ses échecs. Ne cessant de ressasser ses propres erreurs et les décisions qu'il regrettait amèrement d'avoir prises, il vivait dans un monde austère où chaque choix malheureux de son existence devint un point d'ancrage pour son ressentiment, une preuve indéniable de sa propre incompétence. Son front, sillonné de rides profondes, témoignait de son incessante rumination des injustices qu'il estime avoir subies. Sa bouche, qui aurait pu être si prompte à esquisser un sourire chaleureux, était une ligne dure, toujours prête à lancer des remarques sarcastiques ou amères. Ses mots étaient aujourd’hui comme des lames tranchantes, prêts à blesser quiconque ose le contrarier. Son rire, s'il daigne en émettre un, sonnait creux et teinté de sale et rance amertume. Sa garde-robe, mélange de gris terne et de tons sombres, reflétait sa disposition morose envers la vie. Malgré tous ses efforts pour rester digne, sa posture, souvent voûtée, comme si le poids de ses ressentiments et de ses déceptions avait courbé son dos, lui donnait l’allure du vieil aigri par excellence. Il marchait souvent avec lenteur, portant sur ses épaules le fardeau de ses regrets et de ses regrets.
C’était un homme qui passait des heures à repenser aux occasions manquées, aux opportunités gâchées, et aux relations brisées par sa propre obstination. Ces souvenirs, plutôt que de s'estomper avec le temps, semblaient même s'intensifier, chaque détail de ses échecs étant minutieusement gravé dans sa mémoire... En un mot : cette obsession du passé centralisait toutes ses conceptions idéologiques. Il rejetait tout changement ou innovation, convaincu que le monde était meilleur "avant" et que la société actuelle, post-moderne, était décadente et corrompue. Il utilisait ses idées impitoyables pour justifier son propre immobilisme et sa résistance farouche à tout ce qui pourrait représenter une avancée, comme le contre-exemple de Mary, une pauvre Irlandaise conçue sur un rafiot en perdition qui est parvenue à tordre le cou aux déterminismes sociaux. Pour lui, les fautes de son passé construisaient un prisme déformant à travers lequel il observait le monde et se blâmait continuellement pour les conséquences de ses propres actions passées, refusant de s'accorder le droit à l'erreur.
Enchaîné à un cycle sans fin de remords et de ressentiment, Andreas était incapable de se libérer du fardeau du passé. Son existence, c’était une tragédie personnelle pathétique, ridicule, marquée par une fixation malsaine sur ce qui aurait pu être, plutôt que sur ce qui pourrait être. Son obsession pour le passé transforma son quotidien en un labyrinthe sombre de "si seulement" et de "j'aurais dû". Il se complaisait ainsi dans l'illusion que, s'il pouvait seulement remonter le temps, il pourrait réparer ses erreurs, prendre de meilleures décisions et éviter les chemins qu'il considère désormais comme des impasses ! L’écrivaine à la crinière cramoisie l’aurait peut-être déjà remarqué, mais chaque conversation avec l’héritier narratif de Nietzsche était un voyage dans le temps, où il ne parle que de ses regrets et de ses déceptions. Il évoquait sans cesse les moments où il aurait pu réussir s'il avait fait les choses différemment, les occasions manquées qui hantent ses nuits. Ses relations personnelles souffrirent de cette obsession pour le passé. Incapable de vivre pleinement le moment présent, car hanté par les ombres de ses erreurs passées, les gens autour de lui, dans ce maudit institut, pouvaient sentir déjà très jeune cette aura de négativité et de regret. Comble de l’ironie, celui qui éprouvait sans savoir l’impérieuse nécessité de s’ouvrir à l’autre éloignait l’autre.
Peut-être qu'un jour, il réalisera que le passé ne peut pas être changé, mais que son avenir est encore entre ses mains. Peut-être qu'il trouvera le courage de se pardonner à lui-même, de chercher un moyen de vivre une vie plus heureuse et plus épanouissante et ce jour-là, peut-être enfin, la rédemption s’offrira à lui comme une évidence tracée depuis le début. Peut-être qu'un jour, une étincelle de réalisation l'amènera à comprendre que le passé, aussi douloureux soit-il, ne doit pas dicter son avenir. Peut-être qu'un jour, il apprendra à embrasser le présent, à tirer des leçons de ses erreurs passées et à utiliser ces enseignements pour construire un futur plus lumineux ? Car, ce qui est particulièrement poignant avec ce triste sire, c'était son inaptitude à reconnaître le potentiel du présent et de l'avenir. S’il fallait proposer une image rhétorique pour illustrer les turpitudes de cet homme, figurons-le-nous comme un naufragé, s'accrochant désespérément à l'épave du passé, refusant de nager vers les rivages prometteurs qui s'offrent à lui.
« Quoi ? Moi ? Un ‘’bon’’ ami ? » s’indigna-t-il, sourcils froncés, l’air mi-rageur mi-attristé, comme un adolescent tourné en bateau à qui on fit une fausse promesse. Un instant plus tard, il se tut, engoncé dans une sourde colère, comprenant qu’elle se moquait de lui comme on se moquerait de l’idiot dostoïevskien, sans cesse mis en butte avec ses contemporains. Il ne manquerait plus qu’une tape sur l’épaule, suivie d’un rire cristallin. Alors, Andreas, Andreas songerait à sa façon de rétorquer et au scénario de sa revanche ultime : il s’imaginerait se détacher brusquement de l’étreinte de Mary, la toiser comme elle le toise, puis se pâmer d’une tirade romantique punitive ; elle, la pauvre petite qui s’était attirée le mépris de Simon Ford, subjuguée par sa verve et la puissance de son logos, se tairait bouche bée, regrettant d’avoir éconduit ce médiocre ; lui, fier, fier dans sa solitude triomphante, ne décolérerait point, il pivoterait ensuite des talons, un rire cristallin s’échappant de ses lèvres froides, sous la pluie battante, laissant à tout jamais une Mary seule, isolée, et qui, au soir de sa vie, songerait elle aussi avec amertume à l’opportunité manquée qu’était Andreas, au génie qui était le sien ! Elle se dirait « quelle sotte ! j’étais du temps où j’étais belle ! C’était lui l’homme de ma vie ! Si j’avais su, si j’avais su lui plaire, il m’aurait sans doute célébrée et aimée... ». Au plus profond de l’abîme de son être, cette perspective lui procurait une joie malsaine mais triste, typiquement rabelaisienne, mais il ne s’en sentit pas la force. « Je ne sais pas si tu te fiches de moi ou non, mais sache une chose. Je ne suis pas ton jouet, Mary. Je suis bien plus que cela, je suis Andreas Hofer, et tu dois garder cela à l’esprit. Je ne suis pas un chiot, un parasite comme ce peigne-cul de Simon Ford, qui veut te sucer le sang. »
Hélas - ou bienheureusement ! En lieu et place, non seulement, il se montra incapable de s’énerver, mais, au surplus, il sourit comme un crétin benoît enamouré, ce qui ajouta à sa colère bestiale, colère bestiale qui redonnait vie à ses vieilles habitudes désordonnées, chaotiques. En lui, tout fulminait. Elle ne pouvait pas se gausser de lui, lui dire à quel point il était sot, laid, lâche, stupide, bon sang ! Certainement pas ! Elle devait, non pas le vouer aux gémonies, mais le reconnaître, l’estimer, l’aimer, le traiter en homme digne, comme un Roi. Un ursidé monarque dans ses cavernes, sinistres solitudes troglodytes...
« Ecoute, je t’emmène diner chez moi, au Boulevard Dispenza. » Ce quartier incarnait l'essence même de l'architecture haussmannienne, avec son élégance, sa grandeur et son souci du détail. Ces lieux étaient bien plus que de simples immeubles, ils étaient des témoins de l'histoire et du raffinement d'une époque révolue, enveloppant leurs résidents d'une aura intemporelle et prestigieuse. C’était clairement une artère majestueuse et emblématique de Boston, les immeubles qui le bordaient étaient de véritables joyaux architecturaux, témoignant du style qui caractérisait la période de leur construction. Chaque bâtiment était une œuvre d'art en soi, érigée avec précision et souci du détail. Les façades en pierre de taille des immeubles arboraient une symétrie impeccable, avec des lignes élégantes et des ornements délicats. Les fenêtres, s'élevant sur plusieurs étages, étaient même encadrées par des moulures élaborées, soulignant le caractère noble de chaque appartement. Les vitres des fenêtres étaient souvent décorées de motifs en verre coloré, instaurant un jeu de lumière envoûtant à l'intérieur des pièces. « Ce quartier, c’est mon roc, mon récif, mon îlot de Robinson. Et je connais un bon restaurant savoyard, pas trop guindé pour toi, mais pas trop médiocre non plus pour moi. »
… Mais pour l’heure, il n’est que l’ombre d’un homme autrefois plein de potentiel, mais qui a choisi de laisser la rancœur et la colère prendre le contrôle de sa vie. Sa tristesse intérieure se reflétait dans son apparence extérieure, et il semblait désormais condamné à errer dans l'ombre de ses regrets, de sa rancune, de ses remords : en un mot, de son propre ressentiment. Pourtant, malgré cette fixation malsaine sur le passé, il demeurait un être humain avec la capacité de changer et de grandir, et dans cet abysse, tandis qu'ils approchaient de l'hôtel particulier de madame, il y avait peut-être une lueur d'espoir, comme le laisse sous-entendre cette sortie en limousine avec la femme qu’il aime.