Le mépris tranquille que Vittorio manifestait envers les bougres sans jugeote dont les dépouilles jonchaient la demeure de la Gorgone apparut sous la forme d’un ample soulèvement d’épaules. C’était dans sa nature, arrogante, vindicative, impitoyable, de ne jamais plaindre les êtres du barreau inférieur. S’il fut surpris qu’elle lui révélât que ses semblables étaient rarement en odeur de sainteté parmi les hommes, il fut presque consterné en constatant qu’elle semblait tout ignorer de son statut, comme le prouvait d’ailleurs la curiosité qui illuminait ses pupilles reptiliennes. C’était une Gorgone, pas une proie, pas un nuisible. Elle devait tenir son rang. C’était en vérité une entité dotée de puissance, susceptible de gouverner et voire même capable de présider aux destinées des mortels si les Primordiaux et les Olympiens lui confiaient cette tâche. Qu’elle ignore tout de ses origines sacrées, cela le désappointait un tantinet, cela faisait d’elle une aspirante à la divinité sans enseignement préalable. « Je me fiche bien des êtres inférieurs qui te déconsidèrent », lui rétorqua-t-il d’un ton abrupt, peignant sans détour l’exactitude de ses convictions. La messe était dite, qu’elle se dépouille maintenant de ses à priori sur sa condition initiale.
Cependant, elle désarma enfin. Bien, l’allure que prenaient les événements plut au Néréide ; bien que nous sentions poindre chez la Gorgone tous les traits de la paria et de l’écorchée vive pourchassée par la folie des hommes, elle gardait quelque ressource en diplomatie et, mieux encore, un certain allant en matière de sensualité lorsqu’elle joua de son doigt pour le flatter ; sous ses allures de créature fatale et sanguinaire, elle conservait son essence féminine, délicate, maniérée, langoureuse. Vittorio affichait un tendre sourire en demi-teinte lorsqu’il la vit honorer ses offrandes par son appétit pantagruélique ; il la nourrissait et elle appréciait cela. Parfait. La bouche de Tharakzi, qui dévorait avec toute la lascivité d’une catin de haute-volée chaque olive présentée, offrit pour ainsi dire un savoureux spectacle au Néréide, flatté que sa magie nourricière trouve grâce. « Les Dieux décident, les oracles traduisent leurs volontés et je dois exécuter leur sentence. Tes pas t’ont conduit jusqu’ici dans ce Temple désaffecté pour que tu prennes en main cette chaire divine. »
Il conclut ce propos introductif en indiquant par son index l’absence marquante d’une statue en l’honneur de la femme. Derechef, Vittorio s’approcha de Tharakzi, et l’aspérité qui donnait sur le plafond laissait filtrer les rayons lumineux de l’astre solaire. Il faisait encore jour. La lumière crue dévoila sans fard aucun la personne de Vittorio ; son élégance bleutée était, en effet, discrète ; au milieu de son visage étroit et anguleux s’érigeait un nez aquilin au sommet de ses lèvres pulpeuses, gourmandes, d’une chaude sensualité, qui promettait des baisers endiablés et chaloupés ; au-dessus de son front bouclait une rivière d’épis de blés fastueux ; chaque regard qu’il jetait sur la Gorgone de ses prunelles rutilantes était autant une caresse qu’une sourde menace ; tout dans sa personne paraissait tendre, flatteur, aimable, sans cependant rien d’artificiel ni de maniéré, mais aussi brutal, cruel, inexorable. De loin, à vrai dire, il rappelait d’abord un peu ces statues en marbre mettant à l’honneur les corps des plus beaux bellâtres grecs, et à la pose recherchée qui, un glaive en main, incarnaient l’idéal de la virilité. Mais si Tharakzi le regardait de plus près, tout semblant de fatuité disparaissait, car ici, l’amabilité et la force de caractère étaient chose naturelle et faisait corps avec l’individu. « Cesse de poursuivre les hommes de ta rage rancunière, Tharakzi. Cette voie est le plus sûr chemin vers l’aboulie et l’autodestruction. D’autres desseins plus ambitieux attendent une splendide déesse telle que toi. Enrégimente-les, gouverne-les, fais en sorte que ton nom soit célébré et ta puissance croîtra au même rythme que la quantité de tes adorateurs. Telle est ta destinée. » Tandis qu’il ne la quittait pas une seule seconde du regard, Vittorio imposa une nouvelle donne à la Gorgone ; son ton était incisif, péremptoire, son jugement définitif sur la destinée de cette entité.
Et comme s’il connaissait la femme depuis des lustres, comme si elle était son amante, l’homme prit, spontanément, les devants en dépliant ses doigts agiles, graciles, doucereux mais terriblement létaux pour celui ou celle qui lui déplait, sur ses épaules. Recouvertes d’une substance laquée et brillante à l’œil nu, Vittorio dévoila l’objet de ses œuvres habiles. Si la Gorgone était une fine observatrice, elle relèverait la présence de veines palpitantes sur les poignets de ce mâle qui dégoulinait d’une fureur inouie, d’une vitalité débordante et d’une énergie intarissable. Il voulait lui offrir un bain de caresses, un bain de grâce qui scellerait sa renaissance. Femme qui a vécu des années entières de violences et de perfidies, elle ressentit peut-être pour la première fois une douceur et une couleur inespérée ; ses mains étaient, nous l’avons dit, enduites et huileuses, désireuses de maîtriser, prendre soin cette matière, cette délicate peau de jade ; l’odeur qui en émanait était forte, âpre ; dénouant les nœuds de chairs et de tension, Vittorio descendit ses doigts vers les orbes moelleux de la Gorgone et ce fut un véritable tourbillon ; son pouce, son index flattaient leurs aréoles simultanément afin de les ériger, telles deux olives exorbitées. Un beau sourire espiègle éclairait le visage du tendre et impitoyable Néréide qui poursuivit son œuvre relaxante en s’attaquant aux aisselles chargées de phéromones de la créature, peut-être avait-il même l’envie de les embrasser, allez savoir… Mais le beau mâle avait d’autres priorités lorsqu’il orienta son intérêt vers le ventre ferme de la Gorgone ; il ploya les genoux tandis qu’elle était assise puis y déposa un long baiser, un baiser intense, sur cet abdomen, siège de la fécondité féminine, qui sonnait comme une bénédiction octroyée par le Demi-Dieu… « Bois mon vin très noir, Tharakzi », déclara Vittorio, la voix blanche, ralentie, inexorable comme une vague qui écrase les récifs. « Sers-nous deux gobelets », intima-t-il alors que l’outre vinasseuse et les deux contenants susnommés se dressaient à la droite de la déesse fraîchement introduite, comme une invitation à commettre le péché fornicatoire et reproducteur, à jouir sans entraves.