NOUVELLE N°1 :
C’était un château dans la brume d’une nuit naissante d’un mois de Novembre, aussi gris et austère que peuvent l’être les vieilles ruines écossaises, coincé entre les lochs au cœur des Highlands. Un château qui devait s’appeler Glenfidditch ou McAllister ou n’importe quel nom dont la simple évocation fait penser à la pluie, au vent froid, au whisky et à l’oncle Picsou. Ce décor de film d’épouvante des années soixante, j’avais l’impression de le connaître comme ma poche, et pourtant de le découvrir à chaque nouvelle nuit où je m’y retrouvais. Car non, ce n’était pas la première fois que cette scène s’offrait à moi, et encore une fois j’étais accompagnée par un compagnon différent, un quidam relativement oubliable que nous appellerons Lorenzo pour des raisons de règles strictes à respecter.
La luminosité commençait doucement à décliner, la lune nous offrant ses pâles rayons au travers de rares percées entre les lourds nuages gris qui lâchaient une pluie fine typique de la saison, de la région. Devant nous, une lourde porte de bois couinait bruyamment à la simple force de notre regard, dernier rempart entre la nuit menaçante et de longs couloirs sombres qui ne l’étaient pas moins. Poussés par une force qui nous attirait sans que nous ne puissions y faire grand-chose, nous franchissâmes… franchîmes… bref, on a franchi la porte pour nous retrouver dans un hall aussi froid qu’humide dans lequel il y avait largement assez de place pour organiser un bal des fantômes pas piqué des hannetons. Comme par hasard, dès l’instant où les immenses pans de bois se refermèrent, de nombreuses torches accrochées aux murs de pierres s’enflammèrent pour éclairer faiblement la totalité de l’immense pièce.
Une trentaine de mètres devant nous, une petite arche menait à un couloir, seule échappatoire pour nous, même si au fond de moi, j’avais l’impression de savoir ce qui nous attendait dans cette chape d’obscurité. Alors que nous traversions lentement le hall, les jambes tremblantes, une lointaine mélodie suraiguë atteignit nos oreilles, assez faible pour que l’on se demande si elle existait vraiment où si c’était une invention de notre esprit, mais assez nette pour que l’on échange un regard avec mon Lorenzo d’infortune, qui paraissait au moins aussi perdu, confus, terrifié que moi. Hélas, nous n’avions pas le choix. Il fallait continuer, malgré la panique qui nous étreignait le bide, nous plombait les jambes, nous brouillait la vision.
A peine avions-nous franchi l’arche qu’un formidable éboulement retentit juste derrière nous, annihilant toute possibilité de rebrousser chemin. Heureusement pour nous, dans notre malheur, j’avais eu la bonne idée d’emporter l’une des torches (allumée, je précise) accrochées au mur du hall, ce qui nous permit de ne pas nous retrouver dans le noir complet. Mais à bien y réfléchir, c’aurait peut-être été plus sympa, de ne pas voir ce qu’il y avait autour de nous. D’immenses armures rouillées tendaient de longues et lourdes épées au dessus de nos têtes, figées dans cette position depuis des siècles, reliées entre elles par des toiles aux fils d’une épaisseur inquiétante, sans doute produits par des araignées plus grosses que mes assiettes, et cette image me terrifiait encore plus que les armures qui semblaient vouloir nous éventrer.
Mais celles-ci n’étaient au final pas aussi agressives que ce que leur air mauvais laissait entendre. Ainsi, nous pûmes continuer notre chemin, illuminés uniquement par la faible flamme rougeoyante de notre torche. Les salles et les couloirs se succédaient, tous aussi austères et pourtant inquiétants que les précédents, à la différence que plus nous progressions dans les entrailles de ce château, plus la musique ambiante gagnait en volume. Comme si nous nous rapprochions de sa source, et rien qu’à cette pensée, je ne pus retenir un frisson intense.
Alors que nous progressions à notre rythme, un coup de vent impromptu souffla la flamme de ma torche, nous plongeant dans le noir complet. Et c’est à cet instant précis que la musique s’arrêta, laissant place à un silence lourd, pesant, terrible. Mon coeur battait à tout rompre, si fort qu’il menaçait de sortir de ma poitrine pour aller vivre sa propre vie, bye bye petit palpitant parti trop tôt. J’en ris, certes, mais à ce moment-là, je n’étais pas fière. Au loin, très loin, assez loin pour qu’on se demande si elle existait réellement, une faible lueur chaude se dessinait. A tâtons, avançant lentement, je m’approchais de cette lumière, suivie par Lorenzo. J’avais l’impression qu’un ectoplasme ou je ne sais quelle créature paranormale respirait à quelques millimètres de mon oreille, son souffle glacé écorchant mon cou à intervalles réguliers.
Enfin, j’atteignis la lumière, qui était en réalité une petite lanterne en ferraille posée négligemment au sol. Alors que je me baissais pour la ramasser, j’entendis Lorenzo lâcher un gémissement étouffé. Désormais la lanterne à la main, je me disais qu’il avait perdu la tête, avant de me retourner pour apercevoir que c’était effectivement le cas. Littéralement. A ses côtés...enfin...aux côtés de ce qu’il restait de lui, l’une des armures massives levait sa lourde épée pour tenter de l’abattre sur moi. J’eus tout juste le temps de l’esquiver, puis de prendre la fuite dans un dédale de couloirs. Ils se ressemblaient tous, avec leurs murs de pierre tous identiques, et des virages à angle droit tous pareils. A mon cul, l’armure mouvante me poursuivait avec une vivacité hallucinante au vu de son poids, et du fait qu’il s’agissait théoriquement juste d’une armure sans rien dedans, et que c’est pas censé bouger, une armure.
Enfin, la sortie de ce labyrinthe se précisait. Devant mes yeux, à des kilomètres, ou peut être un peu moins, une porte se dessinait dans l’ombre, comme dans un jeu vidéo. Oh, je la connaissais, cette scène, car chaque nuit, c’était la même chose. Chaque nuit, après être entrée dans le château avec un compagnon d’infortune différent, après avoir ramassé une torche, après que celle-ci se soit faite souffler, après que mon compagnon se soit fait décapiter au moment où je ramassais la lanterne, après m’être faite poursuivre par l’armure hantée dans le labyrinthe de couloirs, je voyais cette porte. Et chaque nuit, à bout de souffle, alors que je m’apprêtais à me jeter sur la poignée pour m’enfuir, je l’espérais, de ce cauchemar, c’était au final l’épée de mon prédateur grinçant me transperçant le torse de part en part qui me sortait de ce songe, me laissant pantelante avec cette fausse souffrance qui irradiait au fond de mon poitrail.
Mais pas aujourd’hui. Pas cette nuit. Cette fois, c’était la bonne. Oui, j’étais épuisée, oui, j’étais terrifiée, oui, j’étais tentée d’abandonner, mais je ne pouvais me résoudre à laisser tomber. Cet enfer durait depuis des mois, revenant m’assaillir encore et encore au fil de mes nuits sans me laisser de répit. Alors je n’allais plus me laisser faire ! Dans un ultime effort, alors que je sentais la pointe de la lame effleurer ma peau, je me jetais sur la porte, qui s’ouvrit sous la force de ma chute, puis se ferma immédiatement pour m’abriter de la créature qui tentait de me pourfendre.
J’étais saine et sauve, dans une pièce inconnue, éclairée uniquement par la lanterne tombée au sol à mes côtés. Mais ce break, combien de temps allait-il pouvoir durer ? Derrière moi, je sentais une forme immense s’étendre, la mélodie suraiguë reprenant, plus proche et puissante que jamais, un son rappelant celui d’une respiration sifflante, allant et venant à rythme régulier. Plusieurs paires d’yeux immenses se posèrent sur moi. Il n’y avait plus de place pour la fuite, seule la bataille m’attendait. Finalement, il semblerait que ces cauchemars ne sont toujours pas décidés à me laisser tranquille.