Pire que l'esclavage
"Je n'arrive pas à y croire ! En 30 ans de carrière, c'est bien la première fois que personne ne me prends une si belle Elfe à un rabais pareil !""Ton Elfe est sauvage ! Ce serait une perte nette !""Ta meilleure chance c'est encore de la filer gratuitement au bordel !"Sur l'estrade, les esclaves étaient partis à bon train depuis le début de la matinée. De toutes races, de tous genres, de tous âges, seuls ou en lots, ils avaient été présentés, examinés, marchandés, emmenés.
Galadriel, elle, en était à son sixième passage de la journée. A chaque fois, le marchand était contraint de la renvoyer en cage avant de passer à la suite. Personne ne semblait vouloir d'elle, car le premier à l'examiner avait failli prendre un coup et le mot s'était répandu sur le marché et en ville plus vite qu'il n'en faut à un éjaculateur précoce pour finir son affaire. Aussi belle et talentueuse soit-elle en musique et en onguents, on craignait autant son tempérament que la qualité naturelle de son espèce au combat.
Il se faisait tard. Elle était la dernière et le marchand tenait jusqu'au bout à chercher à faire une vente. Il était prêt à l'évacuer à perte, pourvu qu'il n'ait pas à la nourrir et qu'il puisse couper ses pertes. Il s'était bêtement laissé convaincre par les promesses du capitaine mercenaire et par ses beaux yeux d'Elfe, et il s'en mordait les doigts à présent.
Mais sa peine était sur le point d'être adoucie, car un acheteur inattendu s'était mêlé aux derniers badauds hilares venus se payer sa tête, surveillé de loin par deux gardes du corps. Il portait une riche tenue propre et élégante, et des cheveux longs d'or blanc barraient un visage fin, beau et soigné.
Il n'était pas rare que les Démons et autres créatures d'un autre plan s'immiscent dans la vie des mortels. Parfois, ils prenaient la peine de se créer des identités d'emprunt, qu'ils pouvaient ensuite endosser en arrivant. Asmodée et ses goûts régaliens se démarquait par la qualité et la longévité de la lignée totalement factice qu'il avait créé et continuait d'entretenir à Nexus : la Maison Valar, famille notable de la ville-état, influente et très riche. Et c'est sous les traits du jeune maître Lukan que le Démon venait faire son marché, avec une idée très précise en tête.
Mais ses plans seraient révélés plus tard. Pour le moment, son idée fixe était l'acquisition de l'esclave indésirable, et il avait attendu son tour avant de venir, laissant la situation s'embourber pour ne dépenser, mine de rien, que le strict minimum. L'esclavagiste pouvait bien se mordre jusqu'au sang. Et, ayant fait mine d'analyser la situation un moment, le jeune homme élégant et propre sur lui finit par jouer des coudes pour se porter à l'avant, levant une main gantée de cuir noir avant de donner son offre d'une voix claire et forte.
"Je t'en donne six écus !"Le silence se fit. On dévisagea le jeune noble et certains, reconnaissant son blason, s'écartèrent avec respect. Son regard, d'un brun si clair que ses pupilles semblaient faites d'ambre, croisa celui de l'Elfe dans un léger sourire, un sourire amusé, avant de revenir au marchand.
"Votre Seigneurie... Si je vous la vends à ce prix, je vends à perte.""Tu aurais dû évaluer ta marchandise proprement. Ne prends par ma jeunesse pour une faiblesse, marchand ! Puisque tu ne me prends pas au sérieux, d'ailleurs, je baisse mon offre à quatre écus !"Le marchand devint pâle comme un linge. Il avança jusqu'au bord de l'estrade et bafouilla avant de se reprendre. L'assistance souriait en se regardant du coin de l'œil, se régalant de l'humiliation finale, meilleure encore que s'il était parti sans un sou ni un mot.
"Pardonnez mon outrecuidance, je suis votre obligé. Saurez-vous faire preuve de compassion et m'en offrir... cinq... écus ?"Le jeune noble fit mine d'y réfléchir, mais Asmodée avait déjà décidé. Lukan Valar ferait mine de se montrer magnanime, même si le Démon se fichait bien de l'argent ou de l'avenir du marchand.
"Va pour cinq !"Il fit signe à ses gardes du corps, qui s'approchèrent. L'un d'eux portait une petite bourse et l'ouvrit pour opérer la transaction. Les badauds, eux, commençaient déjà à se disperser : il était tard et leurs femmes les attendaient déjà. Le Démon, caché sous les traits du jeune maître, profita de la tranquillité pour approcher de l'estrade et fixer l'Elfe, le même sourire scotché à ses lèvres.
"Tu es désormais la servante de Lukan Valar. Quel est ton nom, ma belle Elfe ?"