Un havre de paix.
Un soupir franchit le seuil de mes lèvres. J'ai l'espoir vain de trouver un beau jour un havre de paix pour ma fille et ma mère. Je cherche, vainement, un coin paisible où elles pourraient vivre heureuses et en paix. Je ne cherche pas un quartier bien famé ou un quartier huppé. Je veux une ville, un endroit, où elles pourraient bouquiner tranquillement sous un cerisier sans risquer qu'un démon de mon passé resurgisse, braquant la bouche de son flingue sur leurs petites têtes. Je rêve d'un endroit paisible, tranquille, où la population se respecte. Je veux qu'elles puissent changer de nom, que ma mère puisse écumer les marchés sans subir la pression monstrueuse d'une ville vivant à la hâte. Je veux qu'elle puisse marcher tranquillement, sans menacer de faillir à la moindre pierre anguleuse. Je veux que ma fille s'instruise, étale son savoir tous les soirs à table entre deux bouillons revigorants. Je veux qu'elles s'épanouissent, connaissent le bonheur d'une vie. Je veux qu'une trouve la quiétude des derniers beaux jours qui lui sont offerts et que la seconde vive innocemment. Je veux lui offrir une véritable enfance, teintée de petits bonheurs simples et troublée uniquement par la perte d'une pièce de puzzle ou d'un crayon gras égaré sous un divan.
Je veux qu'elles respirent l'air frais et non pas pollué de notre appartement miteux. Je veux qu'elles sourissent, vivent pleinement leur vie.
Alors je pars en quête. Cette obsession plus si nouvelle que ça accapare mon esprit depuis de longues semaines maintenant. J'ai peur de mourir un beau jour d'une balle portée entre mes deux yeux. J'ai peur un beau jour que ma mère parte de chagrin, laissant ma petite fille dans un monde dévasté et sans repères. J'ai besoin pour continuer à imposer mon pouvoir de trouver cette quiétude alors je laisse ma moto à quai et j'embarque à bord d'un semblant de radeau. Un bateau pourri me menant droit vers le cœur de Castelquisianni. J'ai toujours mon arme dissimulée sous ma tunique trop longue. Je ne suis pas paranoïaque, je fais tout bonnement preuve de bon sens de peur qu'on m'ai suivi jusque ici pour m'achever dans la cale du bateau. Les minutes puis les heures se ressemblent. Tout me semble démesurément lent et je décide de piquer un petit somme entre deux fûts de vin.
C'est un coup de pied niché amicalement entre mes côtes qui me tire de mon sommeil. Je me remets en marche non sans masser douloureusement ma peau meurtrie. Chez moi, je pense que je l'aurais puni pour moins que ça. Mais en ces lieux, je ne suis pas chez moi. Je me dois d'agir comme une personne normale. Je délaisse mon besoin d'autorité, de pouvoir au placard pour montrer la meilleure facette de mon visage: celle d'une personne souriante. Celle d'une personne intimant: confiez-moi votre bon dieu sans confessions. Je suis digne de confiance. Digne d'autrui.
Hypocrite, je regarde tout autour de moi. Existe t-il un endroit où changer sa monnaie ? Ou la monnaie est diablement universelle ici ? Je n'en sais foutrement rien alors je continue à avancer. A déambuler un peu hasardeusement alors que des gamins jouent autour de moi, m'arrachant un petit sourire. J'imagine l'espace d'un très bref instant ma fille, jouant ici avec quelques cailloux et ces morveux. Elle viendrait avec un seau rempli de flotte et de mélasse incongrue et me dirait qu'elle m'a confectionné la plus bonne des soupes du village... sacré bébé.
Secouant négativement mon visage en repensant à ma chair et à mon sang je continue à progresser. Peu à peu les étales se dessinent, je devine qu'on est en plein jour de marché. Les marchands gueulent, la vie bat son plein alors que la foule se dirige en un bloc, vers une seule et même direction. Curieuse, intriguée, je suis le mouvement alors qu'on semble coupé de tout, coupé du monde que je connais pour retourner dans un monde bien plus traditionnel, simple.
"Vous faites erreur sur la personne" hurle t-elle alors que la foule se presse, oppresse, avide d'en savoir plus. La pauvre femme est éloignée par la foule, noyée au milieu de cette dernière. Son cri qui effleurait il y'a quelques secondes à peine mon oreille n'est plus qu'un lointain murmure. Nous sommes à bien y regarder une centaine. Un centaine à se trouver au bon moment, au bon endroit pour observer le turlupinant spectacle. Avides, ils chuchotent d'impatience alors qu'un homme se détache, se postant sur une estrade. Tous les regards se braquent vers le centre du cercle et le juge reste bien en reste. Un cercle parfait s'est formé posant en son centre deux individus baraqués. L'un tient une rapière alors que l'autre n'a qu'un simple ciseau à bois. L'air hagard, perdu, il se tient un peu gauchement face à celui qui réclame un duel.
Dans son dos une multitude de mains se presse, le jetant davantage au sein du cercle alors que la foule réclame justice. Machinalement, je glisse ma main près de ma ceinture. Je ressens que quelque chose cloche, que quelque chose n'est pas normal. Le blondinet m'a l'air d'être un honnête homme. Un sentiment d'injustice vient m'envahir et je détourne le regard, le laissant à son triste sort. J'esquisse un pas, puis un second, poussant de mes avants-bras la foule qui ne cherche qu'à s'approcher, qu'à se délecter du sang qui va gicler sous peu. Qu'ils soient ou non souillés par l'effluve sanguine, ces chiens n'en ont cure. Ils sont là, goûtent au spectacle en agitant dans l'ombre quelques pièces d'or pour parier. J'en ramasse une à la hâte alors que ma gorge se noue avec lenteur. La chaleur s'empare de tout mon être. Mes mains s'agitent en quelques tremblements alors que je peine de plus en plus à repousser la foule en délire. Mon cœur s'agite, martèle ma poitrine qui ne semble plus le contenir. Je jette un regard par dessus mon épaule et sur son estrade, le juge s'égosille en portant ses mains en cône autour de sa bouche:
"Plus que cinq petites minutes ! Et le combat va se lancer sur la grande place ! Il oppose Lorenzo Di Puccini accusé d'un vol et Giacomo Il Grande !"
Je déglutis doucement et observe à tour de rôle le dénommé Lorenzo puis l'animateur en folie. Le vautour répugnant trépigne d'impatience sur son estrade, manquant de faire faillir celle-ci à tout instant. Le bois craque, tangible mais inlassablement, je reporte mon regard vers le sien. Le dénommé Lorenzo sent-il mon insistance ? Probablement car nos regards se croisent l'espace d'un très bref instant et mes certitudes se confirment: son âme est infiniment bonne. Alors, au bon milieu de la foule, je fais ralentir le temps. Le brouhaha ambiant se fait plus lent. Sur l'estrade, l'animateur redescend doucement sur ses pieds et re-saute tout aussi doucement en hauteur.
Je pousse ces personnages au ralentis. Tous. Et d'un coup de pied, j'amène la plateforme à tomber en ruines. Ruines qui doucement, lentement encore, viennent s'effondrer au sol. Maîtresse du temps, j'observe le blondinet et l'amène avec moi. Je capture fermement son poignet entre cinq de mes doigts et je l'entraîne à ma suite. Je sais que du contact de ma main sur sa peau, je vais le tirer de cette lenteur. Nous sommes deux. Deux à jouir d'une pleine conscience, deux à pourfendre la foule avec vitesse alors que tout est figé autour de nous. Deux à nous frayer un chemin alors que je presse le pas. Je sais que les questions martèlent son esprit. Je ressens son envie de se battre, son envie d'en découdre avec l'inconnu. Sa carrure, sa posture, tout prête à croire qu'il aurait pu gagner ce combat. Mais l'arme de l'adversaire, elle, l'aurait probablement achevé au premier pas.
Dans ce bas monde, les riches ont toujours l'avantage sur les pauvres ou les personnes lambda. Monsieur et madame tout le monde n'ont pas l'opportunité de gagner un combat. J'ai l'intime certitude de ne pas avoir ma place en ces terres rêvées. Je sais que ma fille n'y aura pas sa place non plus mais je continue à marcher avant de relâcher son poignet et de relancer le temps tout autour de nous. Proches d'une auberge, je tape de ma bottine contre la porte pour que celle-ci s'ouvre. Dans un fracas monstrueux elle vient cogner le mur adjacent et je laisse échapper un soupir, murmurant:
"Juana, enchantée Lorenzo."
Viendront-ils le chercher ?
Voudront-ils obtenir justice ?
Quelques regards se portent sur ma personne mais décidée à faire figure basse désormais, je désigne d'un geste du menton une table légèrement à l'écart. D'entre mes poches, j'extirpe une pièce d'or ramassée au bon milieu de la foule tantôt. Ne connaissant pas la grande valeur de celle-ci, j'hausse les épaules en jetant la pièce sur le comptoir:
"Deux choppes d'un alcool fort. Nous en avons besoin."
Le tavernier m'observe avec de grands yeux avides. Je devine que cette pièce vaut son pesant d'argent. Mais il s'exécute sans un mot, posant deux choppes sur le comptoir. Je jette un regard par dessus mon épaule m'assurant que l'inconnu est toujours ici. Puis je porte ma bouche au bord de l'un des deux verres. J'y trempe mes lèvres et pince aussitôt ces dernières. L'alcool est piquant, fort. Une unique rasade pourrait me clouer littéralement au sol. Mais déterminée à ne pas passer pour la mère de famille plus habituée à ce genre de chose, je dépose les deux godets sur la table voisine et prend place en tirant l'une des chaises en bois. J'observe les alentours avant de reporter mon attention sur Blondinet, persuadée de lui avoir sauvé la mise:
"C'est courant ce genre de... de combat ? Ici ?"
Je fais abstraction de mon don, abstraction de son sauvetage décidée à discuter en sa compagnie comme deux bons vieux amis se retrouvant pour la dernière fois. Quelque chose au fin fond de mon âme, au fin fond de mes tripes me dicte, m'intime , que j'ai fais le bon choix.
Le nain-tavernier nous ramène de quoi grignoter. Un plateau de victuailles diverses qui fait gargouiller mon ventre d'impatience. Je le remercie d'un geste du visage et saisis une miche de pain, encourageant vivement l'inconnu à boire et à se servir à son tour. J'arrache un morceau de pain sans le moindre état d'âme et le porte à ma bouche en mâchouillant dessus. Mon ventre s'emballe dans un nouveau gargouillis et je laisse échapper un petit rire, profitant de ces quelques jours loin des histoires habituelles, sachant ma mère et ma fille en sécurité.