La première soldate était claire : les deux « sales mâles » resteraient ici jusqu’à temps que toutes les cellules du poste frontière aient donné leur aval. Elles semblaient plus tendues qu’à leur habitude. Iggy ne tenait pas rigueur à ces femmes de leur manière, elles avaient été éduquées ainsi, de parfaits petits pions pour des corporations et gouvernement qui se moquaient pertinemment de leur existence. Daaman était plus ouvert quant à ses réservations, cependant.
« Toujours à casser les burnes celles-là. C’quoi le problème cette fois ? » Le brave paysan avait du mal à comprendre le langage des Tekhanes, et par langage, il s’agissait des us et coutumes dont devaient faire preuve les hommes en présence de femmes Tekhanes. Le cocher avait aidé Iggy à combattre des dragons, des squelettes animés par la magie d’un nécromancien et autres abominations, mais il perdait toujours tout bon sens au pire moment.
Voilà maintenant que l’aval d’un second poste était requis, de quoi retarder encore plus le passage de la calèche. Mais quelque chose d’autre troublait les sens d’Iggy. Un mauvais pressentiment, l’impression que le duo n’était pas au bout de ses peines. Était-ce l’invasion formienne qui approchait, ou le destin, sur le point de mettre une belle gifle à Igniatius ?
Iggy avait toujours été du genre sceptique. Jamais il n’avait cru à un Dieu ou à un paradis, pas plus qu’à un enfer. Mais la magie de Terra, les choses qu’il avait vus, qu’il avait affronté, lui avaient remis les idées en place. Maintenant ? Il ne savait quoi penser, mais il savait que si l’enfer l’attendait, ce serait le visage renfrogné de Suzumebachi qui l’y accueillerait. Pour l’heure, c’était le silence complet de l’escouade Tekhane qui accueillait Iggy et son ami.
« Vous n’êtes pas très bavardes, pas vrai ? » Iggy n’était pas du genre à laisser faire les choses, certainement pas devant des petites soldates à peine sorties de l’académie. Son insubordination lui valut évidemment un coup de crosse à l’arrière de la cuisse, mais il plia à peine le genou. Un grommèlement quitta ses lèvres alors qu’il se redressait.
Il y avait quelque chose d’affreusement lourd dans l’air. Une impression différente des autres fois. Le mercenaire observait les alentours d’un air anxieux. Était-ce le calme d’un endroit habituellement rythmé par les cris des officières ? Ou bien était-ce la façon presque imperceptible dont les soldates lui paraissaient plus tendues qu’à l’ordinaire ?
« Quoi. »
Que dire d’autre ? Iggy se demandait s’il était enfin mort. Sans doute l’escouade de Tekhanes lui avait-elle tiré dessus sans sommation. Peut-être ce pont était-il le passage vers les limbes, le dernier jugement avant que le jeune Stardust ne disparaisse à jamais. Sans doute était-ce réellement le cas. De façon moins biblique.
Le mercenaire aurait pris son propre pouls s’il le pouvait, afin de déterminer si son cœur battait à tout rompre, ou s’il avait cessé de faire son office. Une goutte de sueur, puis deux, glissèrent sur son front. Mais jamais son regard ne vira à droite ou à gauche, plus haut ou plus bas. Si c’était la mort, si c’était la réalité, il l’acceptait.
« Je… »
Je, rien. Combien de fois avait-il imaginé cette scène ? Pour une fois, pas de rétorque bien placée, de petite vanne avant une échappée héroïque. Cette fois, le destin lui avait infligé une gifle si violente qu’elle le laissait pantois. Il ne savait pas trop ce qu’il voulait. Disparaître ? L’enlacer et lui proposer de trouver un chemin « chez eux » ? Restaient-ils ennemis ?
Il était rare, éloquent et charismatique comme il l’était, qu’Iggy se retrouve bouche bée, incapable de produire le moindre son. Daaman en prit d’ailleurs note, haussant un sourcil, visiblement confus par l’interaction entre les deux militaires. Fort « heureusement », un tremblement de terre d’une grande violence interrompit ces touchantes retrouvailles.
« Les formiens ! » Iggy réagit au plus vite, bondissant sur le coté avant de rouler loin du trou qui venait de se former dans le sol. Il en avait rarement vu autant, et pour une fois, il n’était pas mécontent d’être entouré de militaires Tekhanes. Même l’idée d’être en face de celle qui avait passé des années à tenter de le tuer, était plus agréable que la pensée de mourir ici sous les assauts formiens. Malgré tout, le soldat remarqua l’effort de son ancienne amie pour sauver Daaman, l’envoyant en sécurité de l’autre coté du pont. Pouvait-il lui faire confiance ?
Le pistolet d’Iggy n’était pas fait pour combattre des créatures comme celles-ci. Les balles de son arme étaient assez puissantes pour pénétrer leur carapace, mais leur nombre ferait défaut pour affronter une telle vague. La confiance n’était pas ce qui préoccupait le mercenaire, en ce moment même. Peut-être son ancienne amie en profiterait-elle pour lui tirer une balle dans le crâne, qu’à cela ne tienne. Mieux valait cela qu’être dévoré par des formiens.
« Toi, devenir une petite garde-frontière à Tekhos ? Allons… » Iggy tira quelques coups en direction d’une rangée de formiens de la taille de gros chiens, aux crocs acérés, éclatant leur cervelle, la déversant sur le sol boueux. Avec la rapidité surhumaine que lui autorisait ses membres à moitié robotiques, il rechargea. Naturellement, la tournure du combat avait poussé les deux à se retrouver collés dos à dos, encerclé par une vague de ces créatures.
« Tu te souviens ? Comme sur Aguerro VI. » Une pointe de nostalgie dans la voix. Quand ils avaient dû repousser l’assaut de créatures endémiques à une jungle planétaire que la république souhaitait coloniser. Ils avaient fini ainsi, dos à dos, arrosant de feu et de plasma une véritable armée de monstres gigantesques, semblables à des fourmis. Ils avaient fini par être sauvés par leur escouade. Et cette fois, qu’est-ce qui les sauverait ?
Les créatures s’amassaient autour du duo, formant un cercle de plus en plus fin, désormais à seulement quelques mètres d’eux. Ce fut à ce moment qu’Iggy reconnut les nouveaux types d’insectes qui s’approchaient d’eux. Ils s’apparentaient à d’énormes araignées dont les pattes étaient velues d’énormes aiguillons, qu’ils pouvaient projeter sur leurs victimes. Les formiens comptaient les tuer de loin pour s’épargner la peine de venir s’occuper du couple récalcitrant de front.
« Reste avec moi et ne bouge pas ! » Rapidement, Iggy leva son poing gauche, une bague dessus formant un champ de protection magique similaire à un dôme de crystal. Il avait acheté cet objet avec sa première paie de mercenaire, et n’en regrettait à ce jour pas l’achat. Iggy n’était lui-même pas un magicien, mais il savait que cette bague aurait besoin d’être rechargée par un ou une mage dans peu de temps. Ce qui lui laissait supposer que cette diversion ne fonctionnerait pas bien longtemps. « On ne va pas pouvoir tirer non plus… Il faut qu’on attende qu’ils se tirent, et qu’on prenne un point de hauteur pour s’éloigner. »
Rien ne pouvait pénétrer l’enceinte de cet enchantement, mais il était également vrai que rien ne pouvait en sortir. Aussi les balles des deux soldats étaient-elles inutiles. Ils ne pouvaient qu’attendre, alors que les tirs des Tekhanes retentissaient à nouveau. La foule d’insecte essaya un moment de briser le verre, avant de reprendre sa route vers le pont une fois leur curiosité agacée.
La foule d’insecte s’était éparpillée, mais une prochaine vague arriverait, c’était certain. Peut-être Suzumebachi verrait-elle un chemin dans la foule de monstres, un moyen de rejoindre le sommet d’une colline d’où ils pourraient assister les défenseuses Tekhanes. Iggy, toujours dos contre son ancienne amie, tourna légèrement la tête pour lui parler.
« Je propose qu’on évite de s’entretuer pour disons… Une petite heure ? » Il rit alors, très nerveusement. Il savait qu’il était dans une splendide merde.