Plusieurs jours passèrent avant de rejoindre Al-Ketim. Le trajet dans la calèche aurait pu sembler long, et, même si Rhian dormit à plusieurs reprises, elle ne pouvait pas non plus passer les deux jours en sommeil permanent. Le trajet, fort heureusement, fut sûr. Le chariot évitait de prendre les routes trop dangereuses, et, le soir, quand elles se reposaient à des auberges, en profitant pour faire ferrer à nouveau les chevaux auprès du maréchal-ferrant des auberges, Rhian se tenait au courant des nouvelles. Ainsi, la rumeur de sa disparition avait enflé, sortant de la capitale pour rejoindre le royaume. Les conversations allaient bon train, et, en tout état de cause, le Roi avait lancé une prime pour quiconque retrouverait sa fille, avec l’interdiction formelle de lui faire le moindre mal. Rhian s’en sentit assez nerveuse, et assez honteuse. Sa famille se faisait du souci... Mais Herebos était toujours porté disparu, et, même en approchant d’Al-Ketim, elle n’avait aucune nouvelle du front, si ce n’est pour qu’on lui répète que la situation était complexe.
Tout cela faisait donc hésiter Rhian, qui buvait régulièrement de la fiole. Elle aurait pu craindre que la métamorphose soit perpétuelle, mais, en réalité, c’était plutôt le contraire qui se passait. Son organisme, qui comprenait des gènes démoniaques (notamment venant de sa mère) résistait plutôt bien à ce qu’il percevait comme un virus, et les effets étaient de moins en moins durables, même avec les sortilèges d’Eris. Les deux femmes durent d’ailleurs cohabiter plus étroitement. D’un commun accord, il avait été jugé plus simple de se faire passer pour un couple d’Ashnardiennes. Eris Langnar n’était pas une personnalité très connue à Papua, a fortiori dans les provinces, et elles purent donc donner le change. Pour cela, il leur fallut s’embrasser à plusieurs reprises, et, naturellement, dormir ensemble. Des contacts qui ne manquèrent pas de susciter l’émoi chez Rhian, car Eris embrassait drôlement bien.
Rhian, qui voyait initialement Eris comme une ennemie potentielle, fut amené, pendant ce trajet, à se confier davantage. Elle lui expliqua ainsi que son père ne voyait en elle qu’un seul horizon, le mariage, ayant déjà un héritier fort et charismatique. Pour autant, Rhian n’était pas jalouse envers Herebos, qui, au contraire, était le seul à avoir véritablement voulu la former, et voir en elle autre chose qu’une simple potiche à marier. Il lui avait ainsi appris à se battre, et c’était grâce à lui qu’elle maniait l’épée, sans toutefois être une grande duelliste. Sur ce point, l’histoire d’Eris avait quelques similitudes, puisqu’elle avait, elle aussi, été contrainte d’épouser Ellipsis. Cependant, là où Herebos avait enseigné à Rhian les rudiments du combat, la mère d’Eris, elle, avec l’aide de sa grand-mère, lui avaient enseigné les arcanes de la magie. Difficile, en revanche, de savoir ce qu’elle avait vraiment ressenti pour Ellipsis, car Eris savait masquer ses sentiments. Néanmoins, Rhian crut percevoir, dans la manière dont elle parlait de lui, une certaine forme de mélancolie, qui l’amena à se dire qu’elle avait véritablement dû l’aimer, et qu’elle avait du mal à faire le deuil... Mais peut-être se trompait-elle.
Le trajet étant long, Rhian lui parla ensuite de ses « bébés », à savoir ses tigres. La conversation vint naturellement, quand Eris expliqua être très courtisée, et avoir toujours refusé les offres qu’on lui faisait.
«
Je te comprends ça, j’ai toujours quantité de prétendants qui viennent au Palais pour tenter de me courtiser. J’ai trouvé une solution contre eux ! »
En se faisant passer pour un couple, Rhian avait naturellement adopté le tutoiement, car il aurait semblé bizarre de vouvoyer son épouse. Elle lui parla donc de ses tigres. Trois puissantes bêtes, que, bizarrement, elle était la seule à contrôler. Elle les avait élevés depuis qu’ils étaient bébés, et, s’il y avait bien des bêtes qu’elle regrettait, c’était bien ses tigres. Impossible, néanmoins, d’être discrète en voyageant avec eux. Les pauvres devaient se languir de leur Maîtresse... Mais elle repensait toujours avec amusement aux séances où elle conduisait ses prétendants dans les jardins, et voyait combien de temps ils mettaient à courir pour fuir les crocs et les grognements de ses tigres.
C’est ainsi que la conversation finit par glisser sur des terrains plus mouvants. Eris avait perdu sa virginité avec Ellipsis, et avait connu toutes sortes de pratiques sexuelles avec lui. Le coït classique avait été dépassé dès la nuit de noces. Plus âgé qu’elle, son mari n’en avait pas moins été doué, la sodomisant, et participant à de fastueuses orgies... Ainsi qu’à des séances de zoophilie avec les chiens et les destriers royaux.
«
Oh... »
Rhian en fut assez confuse. Elle-même n’était pas vierge, loin s’en faut, et lui expliqua que, chez les Ashnardiens, ou, tout du moins, chez les grandes familles démoniaques impériales, il était de coutume que la mère se charge de l’éducation sexuelle de ses enfants, notamment des filles, afin de les préparer au mariage. Elle avait ainsi couché avec sa mère et ses courtisanes, mais jamais de manière aussi délurée qu’Eris. La Vipère, finement observatrice, ne put que noter l’émoi de la femme après l’évocation de pratiques zoophiles, comme si elle heurtait chez Rhian un fantasme inavoué.
La scène aurait pu prendre une tournure plus sexuelle, mais elles furent interrompues par un garde, leur annonçant qu’elles étaient arrivées.
Les murs de la grande cité étaient là, alors que le soleil commençait à se coucher.
Al-Ketim.
Une grande cité, reconnaissable par les énormes structures en forme de dôme qui se dressaient ici et là. Ils servaient d’édifices religieux et de centres de stockage. Surtout, la ville était bâtie à flanc d’une épaisse montagne qu’on voyait au loin, et elle se poursuivait dans les entrailles de la montagne, le long d’exploitations et de galeries minières. Il y avait, à Al-Ketim, un très grand marché, car la ville dépendait énormément d’importations agricoles qu’elle obtenait de la part d’autres provinces papuannes.
«
Historiquement, Al-Ketim était une nation guerrière, qui envahissait les autres pour s’emparer de leurs terres agricoles. Grâce à ses mines, elle avait l’avantage de l’armée, lui expliqua Rhian en route.
Maintenant, Al-Ketim est le premier fournisseur local. On dit qu’il y a toujours eu un fort courant souverainiste ici. Les locaux ont rejoint Papua parce qu’ils savaient que c’était dans l’intérêt. Je ne pense pas qu’ils doivent y avoir beaucoup de traîtres ici. Les Ketimans n’auraient aucun intérêt à une guerre civile. »
Le soleil se couchant, il était temps de se reposer. Le convoi d’Eris s’approcha donc d’une auberge, et les deux femmes en sortirent. Les battements cardiaques de Rhian s’étaient calmés, mais son regard glissa néanmoins vers l’un des chariots. Eris avait emmené avec elle plusieurs chiens, dont le rôle était de la protéger, mais, après ses révélations... Rhian s’empourpra encore, et serra sa main dans celle d’Eris.
*
Je ne sais pas si c’est un effet secondaire des potions... Elle a incendié une partie de l’une de mes villes, après tout, mais je ne ressens plus les mêmes émotions à son égard...*
C’était quelque chose de très perturbant, en tout cas !