Le cœur du petit lapin brun tressautait dans sa poitrine, alors qu'il saisissait sa chance en se cachant entre deux pierres tombales. Les deux petites billes noires qui lui servaient de yeux observèrent sa poursuivante s'arrêter, émettre un grognement de mécontentement. Il cala un peu plus son corps poilu entre les deux parcelles de pierre, continuant de surveiller le dos courbé et les bras tremblants de son attaquante.
En voyant la tête de la créature se tourner, et l’œil doré se visser sur sa cachette, le cœur du petit animal repartit de plus belle. Il le sentait rebondir, battre de plus en plus... et carrément s'enfoncer vers le devant de sa poitrine, comme s'il allait sortir d'entre ses minuscules côtes à tout instant. L'organe entraînait le corps qui le portait avec lui dans sa course, accélérant de plus en plus, malgré les vives protestations qu'émettaient les pattes et les cordes vocales du lapin.
Le corps fut finalement entraîné dans les airs, atterrissant malgré lui à l'intérieur de la paume sans couleur de la créature. Entre deux couinements terrifiés, le lapin se maudit de ne pas avoir été plus prudent. Il avait pourtant vu maintes et maintes fois le processus qu'utilisait cette étrange bête pour se nourrir. Le coeur contenait l'âme, et l'âme était ce qu'elle cherchait, et pouvait manipuler à sa guise, laissant sa proie impuissante dés lors.
Se résignant à son sort, l'animal ferma les yeux, attendant la sanction qui, heureusement, ne serait pas douloureuse : il avait déjà vu la façon de faire, l'âme qui glissait le long du corps comme de la fumée, en sortait et laissait à son ancien propriétaire tout le loisir de vivre en tant que coquille vide. Ce ne serait certes pas agréable et la mort serait probablement plus longue à arriver, mais au moins serait-elle indolore.
La tête rentrée dans ses épaules, Cendres considéra ce qu'elle tenait dans sa main pendant quelques instants - avant de brandir sa main aux longues griffes pointues, et de les passer à toute allure sur le ventre rond du lapin. La peau se trancha, expédiant viscères et gerbes de sang dans tous les sens, sous les yeux écarquillés du lapin, qui rendit son dernier souffle dans cet état de surprise. La main qui tenait le cadavre passa au-dessus du visage avide, et secoua le corps comme l'on secoue une tirelire : l'âme, pas plus grosse qu'une balle de ping-pong, tomba à vive allure dans la bouche ouverte de la zombie, passant dans sa gorge sèche et tombant directement entre les tréfonds de son estomac vide.
Après quelques secondes d'arrêt, le grognement de son ventre recommença. Dans un gémissement de frustration, Cendres jeta le corps qu'elle tenait par terre, qui ricocha dans une explosion morbide.
Ce n'était pas suffisant. Pas du tout.
...En fait, maintenant, c'était peut-être même pire. La vue du sang et des organes, aussi minimes soient-ils, semblait avoir excité encore plus ces bas instincts que la gardienne ne tenait pas à faire sortir.
Déjà en état d'hyperventilation depuis un bon moment, la gardienne sentit ses bras se crisper, et ses jambes flageoler, au point de ne plus pouvoir la faire tenir autrement qu'à quatre pattes par terre.
Le décompte avait commencé depuis longtemps. Depuis que plus personne n'avait daigné passer les portes de son cimetière, en fait.
Elle attrapa sa tête de ses deux mains tremblantes, laissant un long gémissement s'échapper d'entre ses mâchoires.
- hhhh h hhn...
Il lui fallait trouver quelque chose à manger. N'importe quoi, n'importe qui. Ou sinon... elle allait devenir dingue, au sens propre du mot.
L'idée de passer les grilles en fer forgé qui séparaient le territoire des morts de celui des vivants semblait être une idée de plus en plus séduisante, dans son esprit embrouillé par le besoin de consommation. Comme guidé par cette simple proposition, les membres de la mort-vivante s'activèrent sans vraiment lui demander son avis, encore un peu freinés par les restes de conscience qui pouvaient être encore éveillés dans sa cervelle. Mais surtout freinés par les chaînes, qui s'étiraient déjà au maximum de leur capacité, et qui cliquetèrent avec fracas, ramenant Cendres à l'évidence en tirant sur ses poignets et ses chevilles.
Les nécromanciens responsables de son sort avaient calculé leur coup de manière habile. Ces chaînes ne la retenaient pas, d'habitude, mais s'éveillaient d'elle-même, au bout d'un certain temps sans contact d'un vivant contre la terre où elles étaient rattachées. L'âme était comme une sorte d'interrupteur pour en ouvrir la serrure ; dés lors que passerait une âme assez lourde pour pouvoir appuyer dessus, les chaînes libèreraient la gardienne qu'elles retenaient.
Mais en attendant, celle-ci restait sans possibilité d'action au delà d'un certain périmètre. Et lorsque cette évidence vint se heurter à sa réflexion, son premier réflexe fut de serrer les dents, et de hurler à la mort, balançant ses poings contre le sol en terre battue. Sa poitrine se souleva au rythme d'une respiration effrénée et accompagnée de râles, ses doigts laissant de profondes marques dans la terre humide.
- !
Son souffle se coupa aussi soudainement qu'il s'était accéléré. Sa tête se tourna vivement, ainsi que l'ensemble de son corps, faisant cliqueter une nouvelle fois les chaînes maudites - pour voir une ombre bouger entre les arbres morts et les croix d'argile qui surplombaient les plus épaisses tombes.
La pupille de son unique œil se dilata, et elle sentit sa gueule s'ouvrir dans une anticipation certaine.
Quelqu'un venait de pénétrer dans ces lieux.