« Sasha Delov, tu es un monstre et personne ne t’aimera jamais ! »
Une main gracieuse aux ongles impeccablement manucurés accompagna cette affirmation solennelle en finissant sa course sur la joue du principal intéressé. La gifle retentit en un bruit sec dans l’air ambiant, se perdant dans les conversations bruyantes du restaurant. Seuls leurs proches voisins de table l’avaient entendue, et bien évidemment la propriétaire de cette main, et celui de la joue à présent brûlante.
- Je sais, chérie. Mais j’ai fait ça pour ton bien. Je ne pourrais pas te donner ce que tu attends, répondit Sasha en souriant malgré la claque magistrale qu'il venait de recevoir. Il se leva de sa chaise confortable, et ajouta en faisant une révérence moqueuse : Je règle au moins le repas, permets-moi de te laisser sur une bonne impression.
Le jeune trentenaire tourna les talons et, sans un regard de pitié derrière lui, quitta le restaurant prestigieux tout en rangeant le numéro qu'un petit serveur sexy lui avait glissé plus tôt dans la poche. On ne savait jamais, ça pouvait servir pour des besoins tout à fait naturels à satisfaire. Enfourchant sa moto, Sasha attacha son casque, enfila ses gants et démarra la seule qui se faisait chevaucher par lui sans jamais le décevoir. Le moteur gronda dans l’air étouffant de la ville nipponne mais il se fichait bien d’avoir chaud. Après une réussite pareille, rien ne valait le plaisir de la vitesse, le plaisir quasi orgasmique que provoquait une course contre lui-même, testant les limites de sa moto, si elle en avait.
Sasha prit un virage serré, contractant ses cuisses pour tenir sa moto alors que son pied frôlait la route. Il sourit sous son casque, ou plutôt ricana. La première image qu’il avait eue de Mariko était décidément la meilleure. Elle lui avait promis une relation sans lendemain, une parenthèse dans son quotidien habituel qui ne l’engagerait à rien. Il avait espéré la croire mais comme toujours, les femmes le décevaient. Les hommes aussi, récemment, avaient du mal à se contenter de s’amuser et de passer des bons moments. Sasha n’avait juste pas envie de parler de sentiments, d’amour. La tendresse, il maîtrisait, et pouvait être le compagnon parfait… Jusqu’à ce qu’on lui demande de l’être, pour de vrai. Sasha était libre et certainement pas attaché dans une relation pleine de fidélité, de principes et de mensonges. Non merci. Faisant une halte à mi-parcours de Seikusu et de la ville voisine où il avait passé la soirée, Sasah en profita pour se vider une bouteille d’eau sur la tête. Il savoura ces quelques secondes rafraîchissantes avant de renifler de dégoût au souvenir de ce geste. Une baffe. Elle n’avait même pas pu partir avec dignité.
Toutes les mêmes, à croire que la violence leur offrait cette classe, ce soulagement de partir en ayant le dernier mot. Ce n’était jamais vraiment le cas, et de toute façon Sasha s’en fichait. Reprenant la route dans un tronçon droit qui lui permit de franchir sans peine les limitations de vitesse, il fit un détour. Ce soir il ne rentrerait pas au bar, non. Le Love’s out attendrait un peu que son patron décide de revenir travailler. Il faisait de toute façon confiance à son bras droit pour gérer l’affaire. Lev était le cousin de Freude, et ce dernier l’avait envoyé il y a peu pour assister Sasha dans son affaire de plus en plus florissante. Le jeune homme lui en était reconnaissant, épuisé de devoir toujours surveiller un lieu qui pouvait être cible d’enquêtes un peu trop fournies de la part des forces de l’ordre. Lev avait l’habitude des pots de vin et des manœuvres sociales repoussant l’intérêt. Il lui faisait confiance, et pouvait ainsi prendre sa soirée.
Mais il ne rentrait pas pour autant chez lui. Ce soir, il partait pour Terra. Délaissant sa moto au même endroit que d’habitude, Sasha fit un détour par le bar pour saluer un maintenant sympathique ami. Il gardait un œil sur sa bécane et ne posait aucune question. Précieux, précieux élément. De plus en plus rare. Fidèle quand on sait ce qu’il désire. Une invitation à vie au Love’s out. Car ce bar avait surtout l’immense avantage d’être le théâtre d’une scène totalement incongrue. Sur son toit, une faille. Il l’avait découverte par hasard, alors qu’il faisait une halte repas ici. Un oiseau filait dans le ciel dans un vacarme assourdissant, attirant son attention. Et puis… plus rien.
Sasha n’en était pas resté là, et cinq minutes plus tard il jouait l’équilibriste sur les tuiles plates, passant sa main dans… rien. Dans un autre monde. C’est comme s’il avait disparu, et pourtant il sentait encore ses doigts, parcourus par une autre atmosphère. Ce n’est que bien plus tard qu’il s’était aventuré dans cette porte menant à Nexus, et pourtant Sasha se souvenait toujours très bien de sa surprise, de son incompréhension. La sensation de devenir fou. Et puis l’acceptation de la plus simple réalité : le monde n’était pas aussi limité et surtout délimité qu’on ne le pensait. Ok, très bien, il acceptait ça. Maintenant, comment cela allait-il lui être profitable ?
Comme bien des fois depuis, Sasha grimpa sur le toit en se faisant discret, pour se faufiler dans la faille. Il avait pris soin de faire un détour par l’intérieur de l’établissement pour enfiler des vêtements tangibles pour l’époque, laissant son casque au bar sous ses pieds. Un pantalon de toile dure et noire qui moulait ses jambes, et une tunique au contraire très lâche, d’un marron banal. Le tout accompagné des bottes qu’il chaussait en moto et qui tenaient bien ses jambes. Et sans même le remarquer, il était à Nexus, sur le toit quasiment identique d’une auberge dont il descendit prestement. De ce côté-ci, personne ne connaissait son voyage. Les humains se foutaient de tout tant qu’ils y trouvaient leur intérêt. Les Nexusiens étaient davantage emplis de valeurs, d’un intérêt théorique et entier. Trop risqué de se faire remarquer.
Alors qu’il se dirigeait vers le port pour rejoindre son habituel bateau en espérant recruter avant la traversée quelqu’un qui correspondrait à ses critères, Sasha prit le temps de se promener. L’air ici était plus pur et pourtant pestilentiel, empli d’odeurs chargées de vie, de ce que les terriens contenaient à présent dans des égouts, nettoyaient par des produits aseptisant. Il acheta comme à son habitude des pains de viande et en dégusta un sur le chemin, un autre dans la poche pour plus tard. Son regard se mit à traîner de partout, pour se ré-habituer à cet environnement qui était peu à peu devenu commun et familier.
Les toits nivelés, les échoppes criardes et les physiques de tous types lui avaient manqués. Ici, on ne le regardait pas avec curiosité parce qu’il était un des rares européens de son quartier, non. Et pourtant Seikusu était une ville cosmopolite. Ici il n’était qu’une particule d’un tout, un infime élément de Terra. Un intrus clandestin qui se fondait dans le décor sortit tout droit d’un autre âge. Ça lui donnait presque envie d’être gentil gratuitement, tiens.
C’est comme ça qu’en passant à côté d’une petite forme assise par terre dans la rue des auberges bon marché, Sasha s’arrêta et se baissa en tendant son second pain à viande. Cette voie était connue pour être le repère de pauvres hères qui cherchaient un toit gratuit pour une nuit, ou bien un reste de repas. La plupart du temps il les ignorait. Mais ce soir, il se sentait réellement d’humeur clémente.
- C’est plus un en-cas qu’un repas, mais je n’ai rien d’autre sur moi.
Accroupit par terre, Sasha attendit que la cible de sa pitié fasse attention à lui. La charité n’était pas de coutume à Nexus, encore moins dans ce quartier assez populaire. Cela lui suffisait pour justifier son envie d’aller contre cette règle tacite qui semblait régner sur cette ville, pourtant si prospère par son statut de centre névralgique des transactions commerciales d’envergure. Attirante, source de bien des déceptions. Si riche, et pourtant si pauvre, la ville-Etat ne laissait aucune chance à la plupart de ces ignorants qui venaient ici, attirés par la réussite pour prospérer à leur tour. Sasha avait eu de la chance, et il estimait qu’il pouvait au moins tendre un repas de temps en temps. Il ne devait pas s'y attendre.