Le sourire de la démone lui flanque la chair de poule, immédiatement. A ce moment précis, l’intruse lui fait l’effet d’un chat lorgnant avec appétit sur son prochain repas. Et Jandyra s’est bien sûr rendu compte de l’examen qu’elle vient de subir, elle et ses courbes … Son corps se crispe de manière presque imperceptible. Bien sûr que le bluff n’a pas marché. Les démons ne lâchent jamais l’affaire aussi facilement. Au moins, ça valait la peine de le tenter.
- Rassure-toi, ma beauté, ce brave Tyrnith ne m’est plus utile … Il se remettra. Mais, en toute honnêteté, il serait préférable qu’il ne revienne pas à lui, joli cœur … Il ne t’aime pas beaucoup, Jandyra.
L’Elfe prend une profonde inspiration afin de se calmer, alors qu’elle n’a en réalité qu’une envie, celle de pulvériser la gueule de cette superbe garce à coup de poings. « Joli cœur », « ma beauté » … des mots qui l’horripilent. Non, le mot est encore trop faible, en fait. Qu’elle n’accorde plus à personne le droit de prononcer. Les deux seules personnes qui auraient pu le faire sans déclencher sa furie reposent six pieds sous terre … Mais elle refuse de satisfaire la démone en montrant qu’elle a réussit à toucher un point sensible. Elle lâche même un ricanement. Que Tyrnith ne l’aime pas, ce n’est pas vraiment la nouvelle du siècle …
- Comme les Ashnardiens, en général … je prends plutôt ça comme un compliment, alors …
Elle sent la tension monter encore plus, dans la forêt, quand la démone commence à former une boule de feu d’une main. Les oreilles délicates de l’Elfe détectent aussitôt la crispation de ses gens sur leurs arcs. Mais aucun n’ose tirer pour autant. Tous attendent l’ordre de la Conui. Elle peut presque sentir leur rage froide, leur indignation. Ils n’ont aucune envie de rompre le combat, de laisser cette intruse en paix. Comme elle. Et pourtant, Jandyra ne peut pas se permettre de les laisser agir de la sorte.
- Il semblerait que tu me sois nécessaire pour accéder à votre Sanctuaire... Sois mon Guide, ou j’enflammerai tes petits amis dispersés dans les arbres.
Quelle arrogance, de la part de cette démone. Ce n’est guère surprenant, pour quelqu’un de son engeance, mais elle n’en reste pas moins presque comique. Croit-elle vraiment que personne n’a jamais essayé cette tactique, par le passé ? Menez-nous au Sanctuaire, ou on vous massacre ? Que ses congénères, démons et Ashnardiens, n’ont pas essayé de le faire, lorsqu’ils ont capturé le couple royale lors de la Guerre du Septentrion ?
- Ou alors, tu peux choisir de te battre. Je massacrerai donc tous tes hommes, et je me verrais dans l’obligation de te torturer jusqu’à ce que tu accèdes de faire ton guide... Et ne m’appelle plus Rhaug. Je suis Samara, Jandyra.
Et voilà qu’elle en remet une couche, en plus. Comme si le message n’était pas déjà suffisamment clair la première fois. Inutile de lui demander où elle a obtenu cette information. Tyrnith, bien sûr. La Conui a déjà assisté à pareil spectacle, une fois. Alors que la crispation atteint son comble dans le sous-bois, Jandyra éclate soudain de rire. Un rire méprisant et féroce, sans aucune trace de joie. Elle secoue la tête lentement, comme incrédule. Puis sa voix s’élève à nouveau, chargé de ce même mépris :
- Ah, les Ashnardiens … toujours la même arrogance. Vous croyez vraiment avoir une idée originale, là, Rhaug ? Les vôtres l’ont déjà fait. Et d’autres encore, avant. Massacres, otages, tortures … c’est du réchauffé.
Elle fait un geste en direction des arbres. Les archers hésitent quelques instants puis, comme elle répète le geste avec une pointe d’agacement, finissent par détendre leurs armes et ranger leurs flèches. Trois d’entre eux, dont deux femmes, se laissent chuter jusqu’en bas avec souplesse et récupèrent Tyrnith, tout en veillant à rester bien à l’écart de sa tortionnaire. Puis ils s’éloignent à reculons, gardant un œil sur leur ennemie, avant de commencer à lui fabriquer une civière de fortune. Pendant ce temps, Jandyra s’assied tranquillement dans la neige et entreprend d’aiguiser l’une de ses dagues, comme si la discussion était complètement anodine. Un simple papotage. Après quelques instants, elle souffle sur la lame, puis reprend, sur un ton faussement distrait :
- Massacrez-les donc. Torturez-moi pendant des semaines, des mois, si ça vous chante. C’est comme ça que vous prenez votre pied, non, vous les Rhaugs ? Et bien … ça ne vous avancera à rien. Les Quatre seuls décident de qui est digne de pénétrer dans le Sanctuaire. Sans leur convocation … Vous n’y accéderez jamais.
Elle range sa dague dans sa botte, puis se relève souplement et adresse quelques signes à ses troupes. En moins d’une minute, deux groupes se forment, l’un, le plus nombreux, partant avec la civière sur laquelle repose désormais Tyrnith, et l’autre partant en éclaireur, en quête d’éventuelles menaces. Il appartient aux Tirns de protéger le pèlerin de tout incident. Et, même si la protection qu’ils pourraient offrir à ce rejeton des enfers paraît bien dérisoire aux yeux de la Conui, elle est obligée bien malgré elle de souscrire à la tradition. Si Ûr ne s’en formaliserait pas, elle sait bien qu’Ambar et Lorn ne badinent vraiment pas avec les obligations induites par le pacte … Elle se retourne alors vers Samara et abaisse finalement sa capuche, la contemplant avec un mépris non dissimulé. Ses yeux n’en glissent pas moins une fraction de seconde sur les formes attirantes de l’intruse, avant de se reprendre aussitôt.
-Ni vous, ni nous, ne pouvons influencer leur choix. Et croyez-moi, s’ils ne vous avaient pas convoqué, nous nous serions fait un plaisir de vous transformer en porc-épic sur-le-champ …
Machinalement, elle avance de quelques pas en direction de la démone, puis, alors qu’elle ne se trouve plus qu’à trois enjambées, elle mobilise son pouvoir. Son corps tout entier se couvre de minuscules esprits élémentaires aux couleurs des quatre éléments. Le vent, le feu, l’eau, la terre … tous réagissent à la proximité de la démone. S’agitant, parcourant la surface de son corps et de ses vêtements dans tous les sens, comme surexcités. Il n’y a plus le moindre doute possible, désormais. C’est bien elle qu’Ils ont appelé. Jandyra lâche un profond soupir, puis plante son regard dans celui de Samara, sans paraître impressionnée le moins du monde par la nette différence de taille entre elles. Sa voix redevient froide et glaciale :
- Ma seule obligation, c’est de vous y amener en un seul morceau. Pas d’être agréable, de papoter, de vous faire découvrir le coin, la bouffe, ou toute autre connerie du même genre. Et, vous devriez le savoir, Rhaug, nous n’appelons par leur nom que ceux que nous espérons revoir un jour …
Autrement dit, les amis, ou les ennemis mortels qui ont survécu à leur affrontement. Samara n’est ni l’une, ni l’autre, pour l’instant. Juste une tuile, une obligation pénible , qui doit être résolue au plus vite afin de pouvoir passer à autre chose. Rien de plus, rien de moins.