Quoi, quoi, quoi nom de Pasteur, qu’est-ce qui pouvait bien lui brûler ainsi les entrailles sous le feu d’une telle culpabilité tout en ne pouvant franchir le seuil de ses lèvres ? Saïl était tenté d’insister un peu plus afin de lui faire cracher le morceau, mais comme il se doutait qu’une telle injonction ne pourrait que l’intimider plutôt que de l’encourager, il gardait le silence, ses yeux placides se teintant tout de même d’une lueur d’impatience mêlée de perplexité. Chacune des larmes qui coulaient des prunelles précieuses de Shion étaient comme un aiguillon supplémentaire planté dans son cœur d’artichaut, et ses aiguilles fondirent lorsqu’elle l’embrassa avec une ardeur et une passion jusqu’ici inégalée malgré la ferveur dans laquelle leurs ébats les avaient plongés : la sensation de douleur était toujours vive, mais elle s’en trouva étrangement mêlée de quelque chose de réconfortant et d’inquiétant à la fois. Etait-ce là un baiser d’adieu pour qu’elle fît preuve de tant d’engouement dans l’expression de ses sentiments ? Il ne pouvait le dire, et préférait, sincèrement, ne pas y penser, se concentrant pour se focaliser sur l’instant présent plutôt que sur de préoccupantes éventualités.
Lorsqu’elle finit par prendre la parole, ces mots ne s’avérèrent pas plus clairs que les précédents, aussi ne réagit-il toujours pas, se contentant de laisser ses sourcils se froncer, expression un peu sévère qui ne subsista pas bien longtemps lorsque son amante le fixa avec une telle détresse dans le regard qu’il ne put que l’accompagner dans son geste quand elle frotta son nez contre le sien. Pour autant, il resta tout autant perplexe, s’attendant au pire quant à la révélation qu’elle allait lui faire, retenant déjà son souffle en prévision des pires scénarios que son imagination pût échafauder sans toutefois parvenir à trouver la moindre piste valable pour se faire une idée de ce qui allait bien pouvoir lui tomber dessus.
Mais quand elle finit par être plus spécifique, le mouvement de l’univers entier parut s’arrêter alors que les pensées s’enchaînaient avec une clarté presque effrayante dans l’esprit du scientifique : niveau réflexes, il n’était peut-être pas le larron le plus vif qui fût, mais quand il s’agissait de tirer des conclusions d’informations diverses, il était difficile de trouver plus performant que lui tellement ses réflexions fleurissaient à une vitesse étourdissante. Il n’avait plus besoin d’avoir aucun élément supplémentaire en main ; ce que Shion lui disait ne lui apparaissait que comme un bruit de fond secondaire fait d’évidences auquel il ne portait qu’une attention restreinte, totalement concentré sur ses propres pensées. Sa première réflexion fut de… ne pas avoir de réflexion en fait : paralysé de stupeur, les rouages de son esprit s’étaient soudainement arrêtés de tourner dans l’attente d’un élément qui pût les réactiver.
Et quand ils se remirent en branle, ce faillit être la surchauffe dans le cerveau de Saïl qui ne savait plus ou donner de la tête : lui, père ? C’était vrai qu’à son âge, ça n’avait rien d’étonnant, et on aurait même pu dire qu’il n’était que temps, mais il n’avait jamais envisagé sérieusement une pareille éventualité ! Et maintenant, voilà que, sans prévenir, cela allait lui arriver avec une étudiante sous sa responsabilité qui plus était ! Rien que d’y penser, cela lui donnait envie de hurler de désarroi, et ce qui l’en empêcha fut sa volonté, cette même volonté qui lui avait permis de ne pas devenir complètement fou lorsqu’il s’était changé en homme-loup : il devait conserver ses moyens, réagir adéquatement en dépit de la situation critique afin de ne pas aggraver ce qui se passait.
En fait, si on envisageait la situation sous un angle purement objectif, la situation n’était pas aussi désastreuse qu’on l’aurait pu croire : d’accord, elle était mineure, mais étant donné sa nature extraordinaire, cette notion se faisait plutôt floue, et de son côté à lui, les choses se présentaient en réalité bien. Malgré son statut assez précaire, il restait un brillant scientifique avec un compte en banque confortablement garni par son emploi plus que bien rémunéré, réglant ainsi la question de subvenir au besoin du futur bébé… ainsi que de la mère enceinte bien sûr. Evidemment, il y allait y avoir un scandale si la vérité faisait jour, mais en bon homme optimiste plein d’allant, il se sentait capable d’assumer un pareil tumulte si Shion ne se montrait pas disposée à le masquer sous un subterfuge ou un autre ou ne se montrait simplement pas disposée à avorter (et quelque chose lui disait que c’était le cas).
Quoi qu’il en fût, la première chose à faire restait d’arrêter la pauvre jeune fille en plein délire, qui allait s’imaginer qu’il pourrait vouloir la rejeter, et même –absurdité sans précédent !- la tuer. Cela l’irritait véritablement, et faisait ressortir sa nature de loup profondément renfermée en lui mais toujours présente : en l’occurrence, l’Alpha qu’il se revendiquait d’être resurgissait en lui. L’animal dominant aussi bien intellectuellement que physiquement n’entendait pas que l’on fît naître des troubles au sein de sa meute, et ce fut d’un geste catégorique qu’il posa ses mains sur les épaules de sa partenaire, sans violence, mais avec une indéniable fermeté alors qu’il s’exprimait d’une voix grondante :
« Arrête tes bêtises. » Il n’y avait pas de menace dans sa voix, mais quelque chose d’impérieux, d’indéfectible. « Je ne te rejetterai pas, je ne te ferai jamais de mal, et je ne te refuserai jamais mon aide, alors cesse de dire des énormités pareilles, compris ? »
Qui ne dit mot consent, et ce consentement muet, il le tira de la bouche de la néréide en plaquant ses lèvres contre les siennes, avec moins de tendresse et de passion que précédemment, mais avec une telle résolution qu’il s’avérait impossible de remettre la véracité de sa parole en doute. La ramenant contre lui en l’enlaçant souplement, il se remit en position allongée, l’entraînant à sa suite sans desceller sa bouche de la sienne, ne se séparant d’elle qu’après de longues secondes d’embrassade. A ce moment, sa fermeté se décrispa un peu et, sans cesser de tenir Shion contre lui, il laissa échapper un soupir fataliste teinté de lassitude :
« Tu aurais pu me demander avant tu sais… »
Se tournant vers elle, il la gratifia d’un regard dénué de toute trace de reproche, un regard dans lequel seule pouvait se lire une certaine amertume d’avoir à réagir à une pareille éventualité que lorsque le mécanisme avait déjà été mis en marche. Doucement, de sa main droite, la gauche étreignant toujours l’adolescente, il passa ses doigts le long du bas-ventre de la maman en devenir, se représentant sans difficulté tout l’appareil reproducteur déjà en activité à l’heure qu’il était.
« Tu es sûre de vouloir le garder ? »
Ce n’était ni une menace, ni une question rhétorique : oui ou non, la réponse était simple, et Saïl lui laissait une totale liberté à ce sujet, se réservant bien évidemment le droit d’avoir son mot à dire dans l’affaire. Bien entendu, il pouvait avoir l’air de prendre tout cela très bien, mais au fond de lui s’agitait une panique qu’il faisait de son mieux pour garder étroitement calfeutrée au fond de ses entrailles pour le moment. Quand il pourrait être seul, dans des circonstances qui s’y prêteraient davantage, il se laisserait aller à péter les plombs, mais dans le cas présent, il se montrait serein, ouvert et attentif, comme il estimait qu’il était de son devoir de l’être en un moment aussi important. Plus que jamais, ce n’était pas le moment de la rendre plus dévorée de culpabilité qu’elle ne l’était déjà, aussi s’assurait-il que l’ambiance fût la moins tendue possible avec tout le calme dont il était capable, motivé par l’affection qu’il ressentait pour Shion.