La demeure de Saïl n’avait rien de bien impressionnant, ni même de très reluisant ou agréable à côtoyer tant tout ce qui s’y trouvait relevait soit du scientifiquement bizarre, soit du rustiquement pratique, cela en un amalgame que l’on aurait pu trouver d’assez mauvais goût. Néanmoins, cela ne dérangeait nullement l’homme-loup qui, depuis le temps qu’il y vivait, avait appris à apprécier cet endroit, et s’était par conséquent familiarisé avec lui d’une manière qui le faisait le considérer intuitivement comme sa maison. Oui, il était chez lui, et se sentait ainsi d’autant plus à l’aise, capable de se montrer d’une assurance hospitalière là où il aurait pu auparavant sembler renfermé et farouche.
Pour l’heure, il désirait avant tout que Shad se sentît également aussi à l’aise que possible, aussi la regarda-t-il attentivement prendre place avec le sol en guise de chaise et un des murs de la grotte pour dossier, la jeune fille contemplant ce qui l’entourait avec une curiosité manifeste. Etrangement, un tel intérêt l’emplit automatiquement de quelque chose relevant d’une humble fierté ; comme si faire les honneurs de sa maison lui avait été d’autant plus gratifiant qu’il ne se discernait dans le comportement de son invitée ni crainte, ni dégoût, ni désapprobation. Certes, elle était toujours sur ses gardes, ce qu’il aurait difficilement pu lui reprocher, mais pour autant, elle se sentait apparemment assez à l’aise pour faire attention à l’étonnant agencement des lieux plutôt que de le garder avec défiance dans sa ligne de mire.
Justement, après à peine quelques secondes d’observation, elle ne put s’empêcher de s’enquérir de la nature des innombrables écritures qui couvraient les parois de la caverne, constituant une tapisserie savante que lui-même ne pouvait avoir sous les yeux sans en ressentir une pointe d’excitation. Oui, il y avait là la manifestation brute de sa passion pour son travail : dans ces calculs brouillons, dans ces erreurs barrées rageusement, dans ces réussites entourées triomphalement, on pouvait discerner une parcelle de l’âme de Saïl qui s’était inscrite dans la roche.
Emu par les souvenirs d’interminables heures de recherche que la terranide avait éveillés en lui, il posa avec une familiarité presque cérémonieuse une de ses grandes pattes sur le tableau de pierre, éprouvant avec un doux contentement le tracé de ces si originales gravures. Perdu dans ses réflexions comme cela lui arrivait parfois, le biologiste en resta pensivement muet, la question de Shad s’étant égarée dans les méandres de ses idées.
Il ne revint sur terre que lorsque celle-ci reprit à nouveau la parole avec humilité, ayant à ce qu’il semblait pris son silence pour de la réserve et craignant désormais de l’avoir froissé ainsi que l’indiquait son langage corporel quelque peu intimidé. Désireux de repousser ses craintes, il eut un sourire réconfortant, agitant vaguement sa main devant lui autant pour lui faire signe qu’il n’y avait aucun problème que pour se remettre lui-même les idées en place :
« Non, non, pas la peine de vous inquiéter. »
D’instinct, il se prépara à lui faire un véritable exposé sur ce en quoi consistaient les différentes équations dont il avait couvert ces murs, mais se ravisa heureusement avant d’ouvrir la bouche, conscient que son langage scientifique aurait vite fait d’égarer une profane plutôt que de lui rendre l’affaire plus intelligible. Après un instant de réflexion, il décida donc de commencer par le commencement :
« En fait, j’avais des calculs à faire, mais disons que je manquais de matériel, alors… » Expliqua-t-il, complétant son raisonnement en l’illustrant par l’apposition légère d’une de ses griffes sur la roche, laquelle traça sans problème un sillon pareil à ceux qui ornaient le reste de la paroi. « Quant à ce que c’est… c’est assez compliqué, mais pour faire court, c’est une recherche pour un produit sur lequel je travaille depuis un bout de temps. »
Et un bout de temps était en réalité bien peu dire, car le Terranis n’était ni plus ni moins que l’œuvre de sa vie sur l’élaboration de laquelle il avait bûché pendant des années et bûchait encore, toujours plus proche du but et pourtant toujours si loin tant les facteurs à prendre en compte étaient multiples, tant le résultat convoité était délicat, tant les pistes possibles étaient nombreuses…
Il s’arrêta toutefois à ce résumé, non pas parce qu’il estimait qu’un pareil projet relevait en soi du secret défense, mais parce qu’il savait que ses propos en la matière pouvaient facilement se muer en rébarbatives divagations. Comme l’indiquait son ton aimable bien que quelque peu tendu sous l’ampleur du concept dont il parlait, il estimait qu’il pouvait en faire part à à peu près n’importe qui du moment qu’il s’agissait d’une personne de confiance avec la tête sur les épaules. Ainsi, si Shad désirait davantage de renseignements sur le sujet, elle était tout à fait en droit de demander plus de précisions, mais pour l’heure, il se contenta de cette version abrégée, n’aimant pas s’étendre sur ce qui le concernait du fait que cela lui donnait trop souvent l’impression de se faire mousser.
Mais en l’occurrence, la demoiselle était son invitée, et donc, si quelqu’un ici avait le droit de parler de lui, c’était bien elle, d’autant plus qu’avec son allure joliment fière et sa façon posée de s’exprimer, elle faisait sans aucun doute une conversationniste plus agréable que le savant au babil peu enthousiasmant qu’il était. Par conséquent, laissant son dos se reposer contre une des parois de son habitation en une posture tranquille, il prit à son tour la parole pour une question :
« Et vous, si c’est pas trop indiscret, qu’est-ce que vous étiez venue faire dans un coin aussi inhospitalier ? »
En effet, la présence de la jeune fille en ces lieux n’avait pas manqué de susciter sa curiosité tant les personnes qui s’aventuraient seules dans les Contrées du Chaos étaient rares, la population préférant très généralement rester à l’abri d’agglomérations aussi grandes et bien protégées que possible. En fait, il n’y avait que quelques types de personnes qui auraient pu vouloir pénétrer de leur plein gré ces dangereux territoires : les fous, les aventureux, les chercheurs, les chasseurs d’esclaves, et les esclaves en fuite. Il n’était pas improbable que Shad appartînt à la dernière catégorie tant Saïl savait que les terranides étaient mal considérés sur Terra, mais pour autant, et malgré ce qu’elle avait dit en se présentant, il n’arrivait pas à se faire d’elle l’image d’une servante, de quelque manière que ce fût.
Cependant, il se rendait compte que son interrogation pouvait ne pas être la bienvenue, raison pour laquelle il l’avait formulée si poliment, laissant ainsi pleinement le choix à la gracieuse louve de le rebuffer si elle estimait que s’enquérir de la sorte de ses origines et de ses intentions était déplacé. Après tout, son bien-être était plus important que l’inquisition de l’homme-loup ; et d’ailleurs, en y pensant, il lui vint à l’esprit qu’il ne s’était probablement pas conduit comme un hôte convenablement courtois. De là, il prit soin d’ajouter avec une aimable prévenance, conscient que son logis n’était de loin pas l’abri le plus confortable ou le plus esthétiquement avancé qui fût :
« En parlant de ça, j’espère que l’endroit ne vous dérange pas. Je sais que c’est pas ce qu’il y a de mieux, mais c’est tout ce que j’ai. »