Nouvelle n°3
Je me souviens encore de ces nuits enfiévrées. De l'odeur de l'alcool bon marché, de la transpiration abondante, du sel sur mes lèvres sèches. De ces heures, perdues dans les profondeurs de ma psyché, regardant les pages de mon manuscrit comme si elle m'invitait à les noircir de notes abscondes. De la foi vacillante en mon art, en mon être, m'invitant à revoir en chaque instant la sanité de mon esprit baignant dans la chimie des médicaments et du manque de sommeil.
C'était une époque de dévaine pour moi. Une étape de ma vie à nulle autre pareille, où je ne pouvais rien faire de plus que rester cloîtré dans le petit appartement que je louais, me dissimulant d'autrui grâce aux épais volets qui gardaient toujours mes fenêtres couvertes. J'étais alors complètement aveugle à la moindre distraction, tandis que les rayons du soleil m'était synonyme de souffrance, m'obligeant à migrer dans les recoins les plus sombres de la pièce pour pouvoir approfondir mon ouvrage. Si les échos de la vie mondaine commençaient à devenir trop fort, je me bouchais les oreilles avec empressement pour séparer mon esprit de ce bourdonnement envahissant. Si le bruit provenait des appartements voisins, mon fidèle allié en la personne d'un bâton de berger qui me servait autrefois à la marche me permettait de leur rappeler la nécessité du silence pour mon ouïe délicate.
Exécrable, malade et lâche. Je collectionnais à l'époque des tares que nombreux trouveraient être des plus immondes, mais mon état m'empêchais de vivre autrement que par mon ouvrage. Écrivain sans talent apparent, j'avais fais de ma dernière tentative d'être imprimé mon unique raison d'être, un élément qui ne tarda pas à prendre le dessus sur tout autre instinct de survie, le suicide ayant depuis longtemps effleuré ma pensée. Soit je revenais d'entre les morts une fois mon livre achevé, soit je profitais de ma vie au cinquième étage du vieux bâtiment haussmannien qui m'abritais pour mettre rapidement fin à mon existence. Ma seule relation humaine de l'époque se trouvait être avec la concierge du bâtiment, au travers d'une porte que j'entrouvrais d'une main fébrile, échangeant alors l'enveloppe contenant mon loyer mais aussi une liste de course aussi maigre que je l'étais. Malgré les quantités d'alcools et de médicaments qui s'y trouvaient, je n’eus jamais à me plaindre du manque d'un seul des articles ainsi demandé.
Je dois encore à cette vieille dame bien plus que je n'oserais jamais l'imaginer, sans même n'avoir encore pu prendre le temps de rembourser ma dette. Ce fut toutefois grâce à son soutien, après plusieurs mois d'isolation complète, que mon roman vit enfin le jour. Un roman que j'eus à juger dans l'immédiat tout en observant nerveusement la fenêtre menant à la fraîcheur nocturne, à la chute, à l'impact libérateur si l'aboutissement de mon labeur se révélait décevant. Ce ne fut pas le cas.
Je ne reconnaissais aucune des pages, aucuns des thèmes, m'étonnais même de la plume que j'avais employé au travers de mes mots. Si par quelques délires j'avais pu écrire ce que j'avais entre les mains, alors enfin je prouvais tout l'étendu de mon art. Lire mon propre ouvrage me fit comprendre mon devoir, aussi pour la première fois depuis des lustres, je m'étais fais présentable. Mes cheveux encrassés furent coupés rapidement aux ciseaux, ma veste poussiéreuse tout juste battue à la fenêtre pour en ôter la pellicule grisâtre qui s'y était accumulée. Je dus lutter contre le loquet de l'appartement pour le déverrouiller complètement, ouvrit enfin la porte de mon antre, puis quitta les lieux, mon manuscrit sous le bras.
Ce fut le départ d'une nouvelle-vie pour moi. Je ne remis plus jamais les pieds dans cet appartement, ne revis plus jamais la concierge où les voisins contre lesquels je pestais à chaque bruit trop important. Mon manuscrit fut déposé en imprimerie le jour-même, le 21 Août 1924. Entre les machines et l'encre, je fis la rencontre le lendemain d'un éditeur qui me proposa de m'exempter des frais d'imprimerie contre un accord bien plus intéressant que tout ce que je pouvais imaginer. C'est ainsi que je quittais la ville, en voiture et extatique, découvrant déjà le bonheur que d'avoir enfin réussi dans la vie. Du moins c'est ce que je croyais à l'époque...
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« Votre santé continue d'empirer monsieur Hepworth. Je vais vous préparer un tonifiant, veuillez rester allongé pour l'instant, je n'en ai pas pour longtemps. »
La porte claqua tandis que je me redressais lentement sous mes draps, retrouvant difficilement la station assise. Ce n'était pas la première fois que je faisais un malaise, loin de là, mais depuis quelques mois, les évanouissements devenaient de plus en plus fréquents.
Aux premières heures de ma santé fragile, mon médecin avait mis cette apparente faiblesse physique sur les excès de ma jeune vie d'écrivain, époque où malheureusement je me laissais perdre dans la consommation de diverses substances en quête de l'état second qui m'avait affecté à l'aube de mon art. Non seulement je n'y parvins jamais, mais il fallut un jour que je m'y résolve : je ne pourrais de nouveau toucher du doigt l'état de fébrilité créative qui fut mien autrefois. En revanche, il semblait que je me devais de faire face aux conséquences, toutes misérables celle-ci pouvaient se révéler.
À ma trentaine, mes muscles s'atrophièrent si violemment que je dû me résoudre à engager de nombreux serviteurs pour les tâches les plus communes, ainsi qu'un droguiste personnel pour la conception de toniques personnalisés. Reprendre alors un rythme de vie sain, une alimentation de qualité, tout en repoussant les hédonismes, même les plus bénins, ne produisit toutefois aucuns changements : Lors de mon trente-deuxième anniversaire, mes cheveux s'écoulèrent de mon crâne tel une chute d'eau, puis à mon trente-cinquième, je me mis à souffrir d'une sévère dépigmentation, mon teint virant progressivement au gris cendré. Quand la guerre fut annoncée pour une seconde fois en Europe, je me contemplais alors dans le miroir, observant le visage dégoulinant d'un grabataire quand bien même n'avais-je pas encore la quarantaine.
Bien entendu je ne fus pas mandé à participer au moindre effort de guerre. Ma fortune aurait put me tirer d'une telle proposition, mais l'état alarmant de ma chair était devenu légende dans le New Hampshire, sans parler de provoquer la curiosité de bien des médecins. Ainsi, plutôt que les officiers ou les envoyés de la défense, c'était bien les blouses blanches et les écoles médicales qui frappaient à ma porte pour demander une éventuelle rencontre. Ce fut d'ailleurs par ces visites que je découvris l'incompétence de mon premier médecin, dont la théorie sur mes erreurs de jeunesse épicuriennes fut tournée en dérision par de biens grands noms de la médecine moderne. J'offris récompense à qui trouverait l'origine de mon mal, une vie loin de tout besoin à qui m'en soignerait.
Nous étions en 1949, j'avais quarante-sept années à mon actif, étais allongé dans mon lit après un évanouissement accompagné de convulsions, tandis que derrière la porte de ma chambrée se trouvait un homme qui devait bien sûrement préparer un mélange de réactifs et d'extraits de plantes dont la seule mention ferait pâlir le plus malhonnête des alchimistes dérangés. Trois de mes phalanges manquaient à ma main gauche, dû à une nécrose à l'origine inconnue, tandis qu'en divers endroit de mon corps mes veines avaient commencés à enfler, prenant une teinte verdâtre. Je n'en avais plus pour longtemps.
L'on toqua à ma porte. M'apprêtant à voir le médecin en passer le seuil, je me rallongeais un peu avant de répondre :
« Entrez.
- Bonjour monsieur. Vous avez du courrier ce matin, souhaitez-vous donc que je vous en fasse la lecture ?
- Non merci Victor, vous pouvez les déposer à mon chevet. Le docteur Brennan vous a-t-il fait mention de mon médicament ?
- Il a dit que ce serait prêt d'ici une dizaine de minutes monsieur. Que je me devrais aussi de vous rallonger si ce n'était pas le cas. Après tout il commence à vous connaître.
- Il ne me reste bien que ce puéril instinct de rébellion pour encore croire en ma relative jeunesse. Merci pour le courrier, je ne vous retiens pas, reprenez donc vos tâches mon ami. »
J'observais ce vieux compagnon me faire une rapide courbette avant de quitter la chambre, refermant la porte sans un bruit. Je l'avais engagé alors que nous n'avions que quatre pauvres années de différence. Désormais, il ressemblait à un homme d'âge mûr perdant bien malheureusement une partie de ses cheveux, tandis que je n'avais clairement plus rien d'humain. Constat misérable de ma condition, pourtant je veillais à ne pas me perdre dans ce genre d'observation, l'aigreur n'aurait don que d'empoisonner mon esprit, ultime temple dont la parfaite sanité en était devenue mon obsession.
Tendant plutôt la main en direction des quelques lettres déposées par mon ami à mon chevet, j'en fis un premier écrémage. Les diverses demandes des institutions médicales du pays furent rapidement mise de côté, tandis que je m'arrêtais alors sur deux enveloppes dont l'écriture manuscrite m'invitait à m’enquérir de leur contenu. La première, dont je reconnaissais la graphie, provenait de mon éditeur, faisant l'allégorie de mon cinquième ouvrage, dont la longue attente produite par ma santé fragile n'avait eu pour unique effet que d'en améliorer les ventes et le succès. Une douce mais vaine annonce, je doutais d'un jour pouvoir profiter de la fortune qui en découlerait. La seconde, en revanche, me laissa dubitatif et par la même occasion curieux.
Cette enveloppe chiffonnée avait fait un long voyage au vu de l'état du papier, froissé en bonne partie, sans parler des trois notes margées signalant le passage par quelques trains longue distance pour convoyer ce courrier. Cherchant par intérêt une origine à cette missive, j’eus la chance de remarquer une large trace d'encre délavée sur un coin de cette dernière, ne me permettant guère de distinguer un nom ou une adresse de retour, mais toutefois la mention d'une ville : Gäalsburry. Mon point de départ. L'origine de mon premier ouvrage. Piqué au vif dans ma curiosité pour cette enveloppe, je m'apprêtais à l'ouvrir d'une main tremblante quand l'on frappa de nouveau à la porte. Mon intérêt maladif allait devoir attendre.
« Me voici monsieur Hepworth, toutes mes excuses pour l'attente. Je vais vous redresser délicatement, voilà, comme ça. Bon comme souvent, je ne vous promets pas que ceci soit de très bon goût, mais vous vous devez de tout boire d'un trait. »
Se trouva alors posé devant moi un plateau sur lequel siégeait une petite bouteille rectangulaire emplie d'un liquide noirâtre. Nous avions discuter, mon étrange apothicaire et moi-même de ces préparations, il ne m'en avait alors rien caché : N'importe qui d'autre se permettant de consommer ces breuvages se verrait sûrement dépérir, mais dans mon cas, il était plus efficace d'attaquer mon corps par ces infâmes préparations que d'attendre qu'un jour le mal cesse de ronger ma chair. Je ne me fis pas prier, le goût étant devenu une habitude, empoigna le contenant en tremblotant avant de l'amener à mes lèvres décolorées, entamant d'en boire avec une certaine lenteur. Je ne pouvais être plus rapide de toutes manières, au risque malheureux de recracher l'ensemble de mes soins dans une toux souffreteuse. Je vis un sourire triste sur le visage du préparateur de cette mixture, puis une fois la bouteille ramenée vide sur son socle, l'observa en récupérer l'ensemble pour quitter la pièce.
La torpeur m'appelait, première conséquence du médicament … Mais je n'oubliais pas la missive qui m'avait été envoyée, la récupéra le plus hâtivement possible pour la libérer de son enveloppe. Ma curiosité ne pouvait attendre :
''
À l'adresse de M. Shaun Monskee HEPWORTH
Je vous envoie cette lettre après bien des hésitations. Si vous ne me connaissez guère, sachez que j'ai longuement entendu parler de vous par feu ma grand-mère, Mme Hortense Alliway, autrefois logeuse et concierge d'un bâtiment à la croisée de longstreet et Hops avenue à Gäalsburry. Bâtiment dans lequel vous avez logé de l'hiver 1922 à l'été 1924.
Si je vous contacte, c'est avant tout par le besoin de mettre derrière moi une partie de mon passé, mais aussi par l'inquiétude de ce que j'ai pu constater depuis quelques jours, maintenant que les affaires de mon défunt parent m'ont été léguées. Des observations qui, peut-être, ont un rapport avec l'affliction qui vous touche depuis votre éloignement de cette ville.
Ainsi, j'aimerai vous rencontrer. Je me doute que ma demande puisse vous sembler altière, mais il existe des choses que l'esprit humain ne peut concevoir qu'une fois les yeux posés dessus. Je suis prêt à vous rembourser le trajet, plus par question d'honneur que de justes rapports, étant au fait de votre réussite et donc de votre richesse. Comprenez que votre venue, toute complexe qu'elle soit, nous permettrait peut-être de tout deux sortir des problèmes que nous rencontrons.
Moi depuis peu, vous depuis de longues années.
J'espère, de tout cœur, que vous accepterez cette invitation pourtant curieuse et floue, je vous le concède.
Avec toute l'estime que vous méritez,
Jonah Gripps.''
La missive rencontra délicatement les draps satinés du lit. Je ne savais ni quoi en penser, ni même si il y avait une once d'honnêteté dans ces lignes. L'excessive prudence de celui qui l'avait écrite transpirait dans le choix de ses mots, pourtant il me faisait miroiter quelque chose de curieux : une cure à ma maladie ? La fin de celle-ci ? Difficile à croire, encore plus quand il s'agissait de quelqu'un qui, que ce soit de l'extraction sociale ou de la graphie sur le papier, laissait paraître une certaine forme de maladresse intellectuelle. Une chose était sûr en tout cas, le jeune homme qui me contactait semblait en proie à un trouble qui faisait peut-être écho au mien, si encore il avait écrit ici la vérité. Le cas échéant, il me devenait difficile de repousser sa demande. Non pas que je n'ai été un bon samaritain toute ma vie, non. En revanche, je n'avais déjà plus longtemps à vivre, tandis que je connaissais bien le fardeau qui pourrissait mon corps et altérait ma chair. Une science qu'il me fallait peut-être prodiguer à ce mystérieux garçon, ultime preuve de ma bonne foi avant d'attendre la demeure du Seigneur.
Je fis sonner le cloche qui se trouvait auprès de mon lit, appelant ainsi mon vieux compagnon. La porte de la chambre ne tarda pas à s'ouvrir :
« Oui monsieur ?
- Victor, prépares donc mes valises. Je vais me permettre un ultime voyage avant de finir mes jours ici. »
- - - - -
Pour rejoindre Gäalsburry, il ne fallut pas moins de quatre jours de voyage en train, puis d'une journée entière dans une voiture payée sur place afin de pouvoir enfin en observer les abords. Ce long trajet ne manqua pas de me mettre à l'épreuve, physiquement et moralement, ce retour vers mon point de départ semblant agir sur ma psyché, enveloppant mes nombreux repos de cauchemars de plus en plus intenses, me laissant entrapercevoir des espaces infinis où la logique ne semblait plus avoir prise. Dans le courant de notre quatrième jour de voyage, je fus extirpé de ces songes par ce cher Victor d'ailleurs, visiblement inquiet de voir mon corps tressauter en tout sens, comme sous l'effet d'une crise épileptique.
Toutefois, hormis ces songes me révélant de curieuses constructions cyclopéennes, parcourue par de sombres créatures tirées des enfers elles-même, cette excursion loin de mon domaine ne sembla pas m'affecter plus que cela physiquement. Bien sûr, mon corps présentait toujours les signes évidents de la déchéance, mais il ne me faillit pas durant ces longues heures ballotter par le train, puis les routes mal-entretenues. Quand enfin nous parvenions à atteindre notre ultime objectif, je fus même presque surpris par ma propre capacité à me tirer des sièges relativement confortable de la voiture, m'aidant tout au plus de ma canne pour ne pas partir en avant, posant alors un œil curieux sur cette cité que j'avais pourtant abandonné depuis bien longtemps.
Je ne me rappelais que de peu de choses. Il ne s'agissait pas là d'une vérité, mais d'un constat. Que ce soit l'état de décrépitude de nombreuses maisonnées, des relents méphitiques qui s'échappaient des bouches d’égouts, sans même parler de la mine sombre et patibulaire des quelques habitants marchant dans les rues, tout cela m'apparaissait comme autrefois inconnu. Est-ce que l'enfermement prolongé qui avait été le mien à l'époque justifiait un tel manque de mémoire ? Je ne saurais l'assurer, pourtant un élément en particulier me semblait tout particulièrement absent : le bruit. Si à l'époque mes fenêtres étaient closes, c'était dans l'espoir de rompre le vrombissement permanent de la rue, le chaos de la cité et son insoutenable capharnaüm. Cette cité avait-elle tant dépéri que ses rues avaient ainsi obtenu ce silence absolu ? Si c'était le cas, je maudissais le jeune homme que j'avais été et pour cause : le mutisme des lieux me faisait désormais froid dans le dos.
M'appuyant sur ma canne, Victor récupérant nos affaires, nous nous hâtâmes en direction d'un petit hôtel pour y faire l'arrêt. La nuit malgré tout approchait et je ne me voyais guère faire la rencontre du fameux Jonah à la montée des astres, aussi préférions-nous nous installer confortablement avant de finir notre voyage au lendemain, quelques rues tout au plus nous séparant de notre objectif. Mon compagnon m'observait avec inquiétude alors même que nous nous saluions à l'intérieur du long couloir de l'hôtel, chacun s'apprêtant à trouver un lit peu luxueux certes, mais bien entretenu.
« Monsieur, vous... Vous n'hésitez pas, au moindre besoin je serais prêt à vous rejoindre.
- Nulle inquiétude Victor, nulle inquiétude. Je ne vais pas m'effondrer, pas ce soir. Dormez bien mon vieil ami, à demain matin. »
Fermant la porte, je traînais mon vieux corps en direction de la petite fenêtre de cette chambrée vétuste. Enlevant gants puis manteau, j’eus le plaisir peu surprenant d'enfin respirer un peu plus que sous les lourdes couches de vêtements qui dissimulaient mon corps pourrissant aux potentiels curieux. Puis je me mis à observer la cité. L'éclairage publique quasiment absent laissait les ombres conserver tout leur danger, tandis que les rues les plus éclairées permettaient de voir les formes presque inhumaines des citoyens de Gäalsburry. Du moins, c'est comme ça qu'ils apparaissaient à mes yeux : voûtés et élargis par le labeur physique, ils tenaient plus de l'animal de trait que de l'humain. Enfin, qui étais-je pour parler de normalité charnelle, les canaux verdâtre me servant de veines ayant gagnés mon cou et le dos de mes mains désormais. Si je passais encore il y a peu pour un vieillard, il était désormais évident que depuis la fenêtre, la cité moribonde était contemplée par un véritable cadavre ambulant.
Je trouvais le confort de mon lit peu après ces observations. La quiétude des lieux avait peut-être un quelque-chose d'alarmant en pleine journée, mais il était clair qu'une fois la nuit tombée, cette absence de vie était salutaire pour le sommeil. Je me perdis rapidement dans un sommeil de plomb, abandonnant le monde commun pour trouver, je l'espérais, des songes plus doux que ces derniers jours. Il n'en fut rien, les cauchemars m'envahissant cette nuit là tenant bien plus de l'horreur tangible que d'oniriques représentations de ma psyché affaiblie par le temps.
Je me voyais marchant au milieu des rues de cette cité que nous avions enfin atteint. Mes pas étaient lourds, comme synonymes d'une charge sur mes frêles épaules dont je ne pouvait me libérer. Incapable d'ouvrir réellement les yeux, ils se trouvaient mi-clos, ne me laissant le droit de seulement contempler les pavés que j'arpentais. Redresser ma tête me faisait souffrir, la nuque prise dans un étau inexpugnable, aussi je gardais cette posture servile et continuais d'avancer, rues après rues, dans une direction qui ne me semblait guère familière. Je me mis à remarquer que je n'étais plus seul, d'autres hères semblant accompagner ma marche du même rythme maladroit et poussif, toutefois le tout de mon état m'empêchais de constater le fardeau qu'eux-même portaient. En revanche, cette soudaine procession dont je semblais être l'un des membres ne m'offrait que plus d'inquiétudes. Lentement, le bruit des bottes et des souliers sur la route mal-entretenue s'estompaient, pourtant nous ne semblions pas lever le pied, bien au contraire, alors naturellement il semblât que je me mis à tendre l'oreille.
Un vrombissement. Long, permanent, de plus en plus fort, envahissant les sens. Un vrombissement qui ne fut couper que d'une simple parole, un chuchotement incompréhensible de prime abord, mais que mon esprit reconstitua naturellement :
« Écrit mon histoire. »
- - - - -
Je me réveillais trempé de sueur. Si les premiers songes de mon voyage m'avaient laissés fort affecté par leur incohérence, celui de cette nuit me glaçait de réalité. Pourtant déjà son souvenir s'effaçait, me laissant avec l'aigreur de ne pas parvenir à me rappeler des détails que j'y avais perçu. En revanche, je me trouvais exceptionnellement réveillé, plus que je ne l'avais jamais été un matin depuis de longues années. N'attendant pas la présence de mon majordome, je me levais malgré une faiblesse devenue habituelle, puis me vêtit le plus rapidement qu'il m'était capable de le faire. Si mon déplacement était motivé par le désir de trouver un éventuel remède à mon mal, les nuits chaotiques et le malaise persistant que je ressentais me poussait à rapidement en finir, donnant presque un aplomb renouvelé à ma chair.
Je quittais donc ma chambre une fois apprêté pour alors aller trouver la porte de mon cher ami, m'étonnant malgré tout de son absence à une heure de la matinée aussi tardive, quelques coups sur la porte ne m'offrirent absolument aucune réponse, m'amenant tout naturellement à considérer qu'il était déjà descendu, peut-être pour le petit-déjeuner. Je fis le détour pour constater qu'il n'était nul part à l'intérieur de l'hôtel, m'amenant à me diriger vers la réception afin de savoir si mon éternel compagnon avait dût s’éclipser au matin pour quelques raisons que ce soit. L'employée à l'air maladif qui releva les yeux en ma direction sembla presque surprise de voir quelqu'un lui adresser la parole, encore plus un vieil homme à la peau grisâtre, mais elle sortit lentement un petit carnet avant de me répondre d'un ton laconique :
« Victor Baguiston ? Ce monsieur a quitté sa chambre à l'aube, voyez ici.
- Il ne vous a rien laissé pour moi ? Un message, une lettre ?
- Rien du tout monsieur, il a payé sa nuitée et s'en est allé. »
Lisant les quelques lignes inscrites au bout du carnet, je ne pu que me rendre à l'évidence : mon vieil ami avait effectivement signé de sa main son départ de l’hôtel tôt ce matin. C'était inconcevable, jamais il ne s'était absenté de quelques manières que ce soit en plusieurs années de service, qu'il ait quitté les lieux sans même me prévenir tenait de la fiction. À moins qu'il n'ait été dans la plus grande des confusions, rien ne justifiait ses actions. Pourquoi ? Cette question qui s'imposait à moi, tandis que d'une main tremblante je remerciais cette employée antipathique, gonfla graduellement à mesure que je m'approchais de la sortie de l'hôtel. Puis, une fois à l'extérieur, humant l'air vicié des lieux, je ne su me résoudre à la simple théorie que mon vieux compagnon ai pu s'en allé sans même chercher à m'informer de sa décision. Ou il n'avait pas eu le temps de me le dire, ou on ne lui avait pas laissé le droit de le faire. Dans un cas comme dans l'autre, cette réflexion me poussait à observer les fenêtres du vieux bâtiment avec inquiétude : Devais-je vraiment aller à la rencontre de mon interlocuteur épistolaire ? N'était-il pas plus sage de quitter dès maintenant cette ville pour ne plus jamais m'y retourner ?
Observant les rues, ma décision fut prise. J'avais fait ce dangereux voyage pour une raison, je ne pouvais donc pas quitter ce lieu sans avoir au moins essayé de trouver la solution à mes maux. Pardon Victor, mais le besoin que je ressentais d'enfin être purgé de ma malédiction fut plus fort que toute sagesse, aussi quittais-je les quelques marches de l'hôtel pour alors m'enfoncer à l'intérieur de cette cité aux vapeurs méphitiques, ignorant mes inquiétudes.
Je n'étais pas seul dans les rues à cette heure de la journée, aussi eu-je le plus grand mal à ne pas glisser un regard en direction de ces figures locales. Tout ceux que je croisais me paraissaient d'une difformité à vomir, quand à ceux qui restaient loin de moi, je n'osais m'imaginer la déliquescence physique qui les affectait. Auraient-ils les mêmes stigmates putrescent que les miens que je n'aurais pas été parfaitement étonné, toutefois je n'avais pas le courage suffisant pour oser chercher confirmation à mes hypothèses. L'idée même de faire face au miroir de mes maux étant bien trop écoeurante en soi. Non, je me contenta de simplement adresser mon regard aux pavés tout en avançant en direction de mon objectif, constatant par la même occasion une vérité qui aurait dû m'être évidente bien avant.
Je marchais sans canne. Aucun soutien pour mon corps malade. Comme rappelé à la logique de ma propre faiblesse, je manqua de peu de m'écrouler au sol, ne me rattrapant qu'avec une hâte fébrile à un pan de mur pour prendre conscience de cet état de fait. Je marchais comme tout homme de mon âge marcherai normalement. Étais-je encore sous l'effet du sommeil ? Ce matin sans logique faisait-il partie de mes songes ? J'amenais mes mains devant mes yeux, prêt à y contempler la preuve de mes rêveries folles, l'indice évident de l'onirisme de ma situation. Je m'apprêtais à voir des mains dénuées de traces fielleuses, il n'en fut rien. Ma peau arborait toujours ces longs canaux verdâtres, signe de mon imminente décrépitude. Au diable les espoirs qui me gonflaient la gorge d'une émotion imprévue, ma capacité à tenir debout n'était le fruit que d'un bon jour. Au moins me permettait-elle ainsi de ne point quérir d'aide pour mon ultime marche en quête de vérité. Lâchant mon support de fortune, je repris ma route. Ma destination n'était plus très loin.
Heirleen street n'était qu'une voie de ferme dénuée de pavés. Gull's den un rue piétonne dont les vapeurs manquèrent me faire tourner de l'oeil. Puis enfin Hops avenue, que je longea avec le lent sentiment que ma mémoire rejouait ma fuite en sens inverse. Quand enfin j'atteignis le croisement de ma travée avec l'attendue longstreet, je n’eus aucun mal à reconnaître mon ancien, très ancien même, logis. Un haut bâtiment de trois étages, au toit de tuiles brunes dont l'ancienneté se remarquait par de très nombreuses absences. Une façade délavée au ton jaunâtre, quand de longues stries noirâtres ne soulignaient pas les fenêtres de bois peints. Mais surtout cette lourde double-porte de bois lustré, peut-être le seul élément de cette bâtisse qui ne donnait pas une impression d'absolue vétusté. Je n'attendis guère avant de m'en approcher, d'en attraper le lourd anneau de fer forgé pour alors tambouriner sèchement l'entrée. Quelques instants passèrent, renforcés dans leur durée par mon évidente impatience. L'anneau fut utilisé une nouvelle fois par mes soins, jusqu'à ce que mon ouïe fatiguée m'informât d'une éventuelle approche de l'autre côté du battant.
Le bruit d'une clé dans la serrure. Le visage maigre et torturé d'un homme fiévreux qui passa par l'interstice.
« Oui ?
- Êtes-vous monsieur Gripps ?
- Oui.
- Je suis Shawn Monskee Hepworth. Vous m'avez envoyé une lettre m'invitant à venir vous rencontrer. »
Je vis le regard de l'homme s'illuminer, puis entendit alors le bruit consécutif de loquets déverrouillés en hâte. Une petite minute après mon interlocuteur m'ouvrait la porte, me présentant un air relativement amical, même si les ténèbres dans lesquelles baignait le bâtiment en dissimulaient les traits. Il m'invita d'un signe de main à rentrer, ce que je fis sans trop me questionner, l'observant alors se retourner en une direction inconnu. Un grésillement ou un vrombissement léger me parvint aux oreilles, m'infligeant immédiatement un certain frisson, compte-tenu de mes cauchemars de la nuit précédente. Toutefois, à mon grand plaisir, celui-ci cessa alors que mon hôte sembla actionner un levier dans une petite armoire, illuminant alors le hall d'entrée d'une lumière fade et mourante.
« Pardonnez moi monsieur Hepworth, les plombs venaient de sauter. C'est malheureusement un peu trop courant par ici. Je suis honoré que vous ayez accepté de venir à ma rencontre.
- Nul souci, bien entendu. Je dois avouer que votre missive m'a beaucoup intrigué.
- Alors je ne vais pas vous faire attendre. Suivez moi, je vais vous servir quelque chose à boire. »
Mené à un petit salon, je n’eus guère l'occasion de questionner plus ardemment ce jeune homme. Voûté et sombre, le fameux Jonah semblait prit du même mal que ses concitoyens. Toutefois, ce ne fut pas lui qui m'intrigua le plus, mais plutôt le décor m'entourant. Les meubles étaient plutôt commun en soi, en revanche, ils étaient écrasés par une masse de bibelots en tout genre. Orbes artistiques, statuette de bois, sculptures décharnées et maladives, même parfois de lourds et épais ouvrages, empilés les uns par dessus les autres dans un désordre sans nom. Quant aux murs, les toiles semblaient représenter des paysages curieux, oniriques, si distants de la réalité qu'ils devenaient aussi intrigants que perturbants. Encore une fois, mes songes des derniers jours m'empêchèrent d'en apprécier le digne spectacle, aussi fus-je fort contenté quand mon hôte me présenta la petite tasse de thé empli d'un liquide délicieusement ambré.
« Merci beaucoup. Alors, permettez-moi, mais pouvez vous m'expliquer votre invitation ? Pourquoi tant de mystères sur vos raisons ?
- Eh bien... Cela fait plusieurs années que ma grand-mère était souffrante. Je fus assigné à sa garde, ce qui m'a amené à acquérir cette bâtisse après coup, en héritage. Elle m'avait énormément parlé de vous. Votre talent pour l'écriture, votre présence en ce bâtiment. Elle m'a longuement dit qu'elle aurait aimée vous revoir, qu'elle avait trouvée quelque chose dont vous aviez besoin.
- Quelque chose … dont j'avais besoin ?
- Je n'ai jamais su de quoi il s'agissait. En revanche, quand à sa mort le notaire m'a donné ma part de l'héritage, il m'a aussi confié une lettre. Celle-ci contenait une clé, ainsi qu'un court message.
- Lequel ?
- « Pour que ce pauvre homme puisse enfin être libéré de son fardeau. »
Je vis Jonah quitter son fauteuil, s'éloigner en direction d'une commode dont il écarta quelques éléments disparates pour alors me sortir une petite clé de bronze verdie. Me rejoignant, il me la tendit, tandis que je la prit d'une main tremblotante.
« Mais c'est...
- La clé de votre ancien appartement. Il semble qu'elle vous y ai laissé ce qu'elle avait trouvée. J'espère qu'il s'agit de ce que vous espérez monsieur.
- Je … l'espère aussi. »
Le thé fini, j’abandonnais la compagnie de ce jeune homme pour me diriger en direction des hauteurs de la bâtisse. Volée d'escaliers après volée d'escaliers, je me rendis bien vite compte que la nervosité était alors seule maîtresse de mes gestes, m'empêchant de ressentir la fatigue pourtant obligatoire de mes membres. Mais j'avançais malgré tout, prit d'un étourdissement léger, comme si je contemplais les profondeurs de la cage d'escalier tout en les gravissant. Comme si, lentement, un vertige indescriptible occupait mon esprit tandis que seul mon corps pouvait encore me guider jusqu'aux abords de mon ancienne chambrée. Atteignant un premier, puis une second, puis un troisième et enfin un ultime palier, je m'approchais alors lentement de la porte de gauche, comme intuitivement guidé en direction de la présence salutaire qui m'était promise.
La clé que je tenais dans ma main avec bien trop de force, marquant sa forme dans la pulpe grisâtre de mes doigts, fut tout naturellement passée dans la serrure, occasionnant alors deux tours, rapides et fluides, pour déverrouiller cette pièce qui ne m'avait plus vue depuis des décennies. Une odeur épaisse et poisseuse m'envahit immédiatement les narines. Une odeur d'humidité stagnante, de renfermement prolongé.
Je passa rapidement le pas de la porte, tomba dans une pénombre à peine perturbée par un fin trait de lumière provenant des volets fermés. J'avais du mal à me rendre compte de l'étendue de la pièce dans laquelle je me trouvais, les ténèbres m'occultant une partie des murs et des recoins de cette dernière. En revanche, je vis le bureau sur lequel, autrefois, je griffonnais mon premier succès, alors en pleine transe créative. Je vis le siège sur lequel, à l'époque, je vivais courbé, espérant pouvoir enfin connaître une gloire qui désormais m'étais d'une amertume difficile à avouer. Mais surtout, je remarquais la forme sombre, humanoïde, d'une vieille femme aux joues creusées, à l'oeil macabre, dont le cou sembla se rompre à mon approche pour m'adresser alors un sourire biscornu. De stupeur, je n’eus même pas la force de bouger un muscle. Malheureusement, cette ancienne figure maternelle n'en attendit pas plus pour ouvrir la bouche, m'accueillant d'un ton aussi chaleureux que funèbre :
« Shawn mon petit, enfin nous nous retrouvons. Oh comme j'avais hâte !
- M-mais... N-non vous... votre petit-fils il... il a dit...
- Oh allons, point de mauvais sang. J'ai tant attendu votre retour mon petit. J'ai lu vos livres vous savez, comme ils étaient beaux. »
Elle se dressa de son siège d'un trait, tandis que je cherchais à me faire violence pour me détourner d'elle, pour laisser cette peur qui m'envahissait prendre le dessus afin que je puisse prendre mes jambes à mon cou. Pourtant, plus puissant que toute les terreurs, c'était une fascination ancienne, absolue, qui prenait le dessus sur ma psyché, me gardait piégé au bout de l'aiguillon de ce prédateur. Mes jambes, pourtant renouvelées d'une force que je n'avais plus eu depuis des années, me lâchèrent soudainement. Je me traînais vainement au sol tout en regardant, stupéfait, le cadavre de mon ancienne logeuse s'approcher de moi. Un puissant vrombissement se mit à emplir la pièce, fouettant l'air, répandant un épais brouillard de poussière qui eut finit de m'étouffer.
« Mais je me suis rendu compte d'une chose, dès le départ, j'ai manqué à mes devoirs. »
Elle s'approchait de moi, fendant l'air chargé de particules, déplaçant la poussière sous l'effet de sa masse. Sa voix changeait à mesure qu'elle s'approchait, de plus en plus rauque et gutturale, parfois crissante comme une craie que l'on laisserait glisser le long d'un tableau d'université. Et quand elle fut à moins d'un mètre de moi, je pu enfin le distinguer.
Une forme bien plus grande, aux appendices multiples. De larges ailes diaphanes brisant les volutes de fumées à chaque mouvement, tandis que des reflets miroitants me laissaient comprendre l'existence d'une multitude d'yeux. Mais surtout, je vis ces aiguillons plantés dans la chair de la pauvre dame. Je vis cette trompe plantée dans l'arrière de son crâne, y libérant alors un fluide aux couleurs macabres. Mes veines se mirent à bouillir, je voulus hurler à plein poumon.
Je ne produisis qu'un cri étouffé.
« Dès ton premier roman, il te manquait une fin à ton histoire. »
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Je n'ai jamais su comment je parvins à rentrer chez moi. Réveillé un matin dans mon lit, on ne me tira des draps que pour me faire consommer de bien horribles concoctions, puis on m'abandonna sur le flanc, me laissant contempler les fenêtres fermées.
La fine lumière m'importunais, aussi fermais-je les yeux.
Et entendit vrombir.