La boutique est au bas d’un vieil immeuble dotée d’un seul appartement à l’étage, qu’Amos occupe. La devanture est sobre, avec un simple panneau élégant qui annonce sobrement «Livingston, Pompe Funèbres». La vitrine était décorée de sombre avec quelques dorures. S’y étalait ce que la boutique offrait en plus des services de thanatopractie. Cercueil, urne d’obsidienne taillée, couronne de fleurs sombres ainsi que d’autres artifices pour les cimetières et autres offices funéraires. Lorsque vous y entrez, il y a une douce odeur de bois mêlée d’encens. La boutique est tamisée. De taille moyenne, il y a l’accueil en face de l’entrée, avec son large bureau en bois d’acajou, orné de divers décorations qui font penser à un cabinet des curiosité. Des crânes d’animaux, des reliques égyptiennes se rapportant à Anubis, ainsi que d’autres petites choses que l’on trouverait incongrue dans tout autre endroit. A droite du magasin, quatre fauteuils capitonnés pourpre, qui se font faces. Deux plus proches que les deux autres qui sont séparés par une petite table en bois assorti au bureau de l’accueil. Le sol est fait de dalles marbrées blanches, les murs sont tapissés de tissu soyeux d’un côté, de l’autre, des vitrines et présentoirs. Urnes de toutes tailles, toutes formes, ainsi que des couronnes de fausses fleurs. Il y a un gros livres reliés de cuir qui trône sur un piédestal en pierre, avec les modèles de cercueils, urnes et autres objets funéraires. Quelques cercueils donnent une ambiance mortuaire, mais ils sont joliment décoré, afin de rendre l’endroit le plus accueillant possible.
3150 ans. Cela fait-il de moi une relique ? Probablement. Alors que par rapport aux autres entités, je suis un jeunot. 3150 ans, tellement d’existences vécues, tellement de personnages rencontrés...de corps caressés...de personnalités misent à nue. Pourtant, j’arrive encore à m’étonner, à m’extasier, à rester sans voix devant des choses de la vie ou à m’exaspérer...Installé devant l’ordinateur qui venait tout juste d’être acheté par Horus, Anubis tentait de comprendre, de maîtriser la machine. Cela faisait des heures qu’il était là, depuis l’aurore, sans parvenir à en sortir quoi que ce soit. Le dieu avait beau se creuser la tête, presser des boutons en suivant scrupuleusement les informations du manuel d’instructions, il avait l’impression d’être face à une énigme digne des plus grands sorciers. Les sourcils froncés, il se disait que probablement, Horus avait tenté de lui faire un sale coup…
«Tu verras, cela te permettra de faire connaître ton travail et...tu pourras faire de la pub, tout ça.» Je le vois encore, à faire de grands gestes, tapotant de temps en temps l’ordinateur qu’il venait tout juste de poser sur le bureau de l’accueil des pompes funèbres. Je l’entends encore, me vendre ça bien mieux que tous les vendeurs de tissus que j’ai pu croisé à l’époque dans les bazars en Égypte ! Je te retiens...Horus. «Je ne vends pas des chaussures ou des voyages, Horus ! Mes clients ne sont pas ravis de venir et...» «Oui, mais imagine ! Il faut te moderniser mon vieux ! Tu ne peux pas espérer faire parler de toi en restant dans ta boutique et attendre que des gens meurs !» «Je n’attends pas que des gens meurs...quelle horreur !» Horus et sa compréhension bien particulière de mon travail. Lui, si proche de la vie, qui ne supporte que difficilement qu’elle peut prendre fin. Grand imbécile...Anubis tapota quelques touches, l’écran devint noir et il abandonna, sans pour autant perdre le calme de son visage. Ce n’était qu’apparence. S’il avait pu, il aurait probablement jeter l’appareil à travers la vitrine de sa boutique et insulter tous les créateurs de cette machine infernale. Anubis et la technologie...il y avait un monde entre ces deux éléments. Pour calmer ses nerfs, il se dirigea vers les urnes et se mit à les nettoyer avec un chiffon, les faisant reluire.
Celui ou celle...ceux ? Qui ont inventés cela pour «faciliter la vie des gens» ne devaient pas penser aux personnes âgées qui n’y auraient rien compris. L’autre jour j’ai entendu quelqu’un dire «autant essayer de lire des hiéroglyphes !» et je vous assure qu’il est bien plus simple de déchiffrer ça, que de maîtriser un ordinateur récalcitrant. Je crois que je vais demander à Horus de le reprendre. Car définitivement, je n’ai pas besoin de publicité et je n’ai pas envie ou l’énergie d’apprendre à utiliser cette...horreur... En pure perte de temps, Anubis avait tenté d’utiliser l’ordinateur, ayant l’impression d’avoir perdu une vie devant l’écran, alors qu’il avait tout juste passer quelques heures face à l’appareil qui gisait désormais dans un carton, près de la porte d’entrée de sa boutique. Il ne voulait plus le voir. 3150 ans de patience pour en arriver là, démuni face à la modernité.
Décidément, ces humains sont incroyables... pensa-t-il, tout en remettant de l’ordre dans une couronne mortuaire, vêtu de son éternel costume sombre.
«Bonjour monsieur Livingston...» Une voix timide le sorti de ses pensées tournées contre tout concepteur d’appareil informatique. «Je ne vous dérange pas ?»
«Madame Matsumo. Bien sûr que vous ne me dérangez pas. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?» En deux enjambées, il se retrouva à dominer de sa haute taille la frêle petite dame fripée qui le regardait d’en bas, les yeux encore rougis d’avoir pleuré. «Est-ce un sourire que je vois là ?» Elle hocha la tête, encore intimidée par l’homme si sombre qui se tenait là. «Mais entrez….venez vous asseoir un instant.» Il la conduisit d’une main élégante vers des fauteuils capitonnés d’une jolie couleur pourpre.
«Je vais...eh bien il me manque monsieur Livingston. Il me manque tant.» Sa vieille voix se brisa. «Il était tout pour moi, vous comprenez ? Je pense que vous comprenez...» Anubis se taisait, ne lâchant pas la main parcheminée de madame Matsumo qui était pourtant assise dans les coussins du fauteuil. Aussi, au lieu d’aller chercher de l’eau ou du thé, il s’installa en face d’elle.
«Vous savez, madame Matsumo...la mort est toujours plus difficile pour celles et ceux qui restent. Je peux vous assurer que votre mari est bien désormais. Il ne souffre plus...» La petite vieille hocha la tête.
La pauvre...il était son tout et la voilà sans rien. Ses amis qui meurent les uns après les autres et désormais son époux. «Dites moi ce que je peux faire.» Le timbre, profond, était une caresse ronronnante pour la veuve, qui laissait couler des larmes sans bruit. Elle serra et tapota finalement la main de Anubis, la lui rendant.
«Je ne veux pas vous embêter...je venais simplement chercher l’urne de mon mari. Pardonnez moi. Je n’ai pas l’habitude de...enfin...» Anubis secoua la tête, comme pour lui dire d’arrêter de s’excuser. Il lui fit ce demi-sourire qui était son maximum en terme d’expression faciale et tout en récupérant sa main brillante de bijoux, il la rassura une nouvelle fois.
«Vous ne m’embêtez pas madame Matsumo. Mes morts peuvent attendre lorsqu’un vivant à besoin de moi. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas boire quelque chose ?» Elle fit non en se mouchant élégamment dans un mouchoir en tissu. Anubis se leva lentement et alla prendre derrière le comptoir, une jolie urne ouvragée, qu’il avait travaillé longuement, comme il l’aurait fait d’un corps. Avec patience et délicatesse, talent et parcimonie.
«Comme c’est joli...» Dit-elle tout en prenant entre ses bras l’objet.
Quelques kilos seulement, si peu par rapport au poids d’une vie... «Il est bien léger...remarquez, mon mari n’était pas très gros alors...» Elle rit légèrement, rosissant d’un certain embarras. Mais Anubis se contenta de lui offrir à nouveau ce demi-sourire, comme pour lui faire comprendre qu’il n’y avait aucun mal à rire un peu. «Combien vous dois-je ?»
«Ce qui était convenu lors de notre dernière rencontre.»
«Ah...oui ? Je pensais que ça allait être plus cher étant donné le travail que vous...»
«Madame Matsumo...ce n’est pas une question d’argent. Si l’urne vous plaît, j’en suis ravi et c’est là tout ce qui importe.» Elle allait dire quelque chose, mais il lui tapota l’avant bras avec délicatesse. «Ne m’insultez pas madame...»
Madame Matsumo se confondit en excuse pour le dérangement et en remerciement, tout en sortant de la boutique. Anubis lui tint la porte, retenant d’une main habituée la clochette qu’il trouvait trop bruyante autrement. Il lui fit un signe lorsqu’elle s’éloigna et retourna à sa boutique, sans un regard pour l’ordinateur qui gisait, petite tâche dans sa boutique dans un style plutôt ancien, européen dans une ville japonaise. Mais Anubis avait préféré la douceur modeste de meubles anciens d’Europe, plutôt que la chatoyance qu’offraient les antiquités japonaises.
Je ne me ferai jamais à la tristesse des humains. Lorsqu’ils perdent quelqu’un, ils ont l’air si...fragiles... Cela était émouvant pour un dieu millénaire qui avait vu plus de cruauté que d’amour, plus de vénalité intéressée que de désespoir au fil des siècles.
Anubis s’occupa ensuite de remettre de l’ordre dans la boutique, avant d’enfiler un tablier par-dessus son costume noir à la cravate brodée de violet si foncé que la couleur se confondait au point où les motifs n’étaient que peu visibles. La seule chose qui soit criarde sur son apparence, étaient les bijoux en or, sortes de grigris, qui ne le quittaient jamais. Une fois préparé, les mains gantées de latex, il passa derrière une porte de l’autre côté du comptoir de sa boutique et rejoignit la petite salle où se trouvait la chambre froide. Il n’avait que deux résidents en ce moment. Une jeune femme qui avait perdu la vie dans un accident de voiture, ainsi qu’un homme qui s’était donné la mort par pendaison. Il devait s’occuper en priorité de ce dernier, car il y avait moins de travail à faire pour reconstruire et maquiller le cadavre afin qu’il soit présentable pour ses funérailles.
Ainsi, les humains trouvent ils leur existence si difficile...Horus ne comprendrait pas. Mais moi, je peux le concevoir. Il fit glisser le tiroir réfrigérant et dégagea le drap après avoir jeté un œil à l’étiquette qui était croché à son pied. Il détailla un instant le nom et le numéro, avant de détacher la ficelle. Il annota le morceau de papier jaune et le glissa dans une boîte où une multitude d’autres se trouvaient, seuls preuves de l’existence de vingtaine de personnes dont il s’était occupé ces derniers temps. «A nous deux cher ami...» Tout en parlant, il entendit tinter la cloche de l’entrée, qui émettait un son discret grâce au tissu dans lequel il avait emballé la boule métallique afin de rendre le bruit moins irritant pour ses oreilles et le repos des morts.