Un jour de plus loin du pays. Malgré le décalage horaire, malgré la rivalité latente entre Yun et Li, l'aîné de la fratrie trouvait pourtant toujours le temps pour un petit mot à destination de la patrie. Peut-être qu'il aimait simplement veiller jusqu'à très tard exprès pour ennuyer sa sœur au pied du lit ? Non. Le travail ne s'arrêtait, par-delà l'océan, pour faire avancer lentement les pions de la Famille sur l'échiquier des affaires. Au début, il avait espéré pouvoir couper certains ponts et gagner son indépendance, mais il n'en avait rien été. Il avait besoin de sa famille, à de multiples niveaux ; et Li lui manquait.
Il n'aurait jamais avoué, évidemment, que lorsqu'il fermait les yeux il pouvait la voir. Il s'imaginait sa moue sentencieuse et sa voix cassante lorsqu'ils communiquaient et il en tirait un certain plaisir, sans vraiment savoir pourquoi. Avait-il jamais tout à fait su pourquoi il aimait sa sœur ? Ils avaient toujours été comme chien et chat, ou plutôt comme deux chats se jaugeant pour un même territoire. Ils avaient pu trouver chacun le leur et aujourd'hui l'envie de passer la frontière restait, rien que pour retrouver une seconde le vieux frisson de la confrontation. Evidemment, une tension peu avouable se cachait derrière cette dynamique dysfonctionnelle, mais sauraient-ils seulement la reconnaître un jour ?
Ce soir-là, Yun se sentait particulièrement nostalgique. Peut-être était-ce le retour imminent au pays ? La perspective de fouler du sol la terre ancestrale ? De revoir Li et ses parents ? Il était assailli de sentiments conflictuels, des sentiments qui l'avaient poussé, malgré les règles tacites entre elle et lui, à gratifier sa petite sœur d'un petit mot gentil. A leur échelle, c'était beaucoup. C'était presque indécent. Pourtant, Yun ne regrettait pas son action, et savait qu'il dormirait mieux avec ce poids en moins sur le cœur.
Il fit sa toilette du soir, se débarrassant de ses atours domestiques d'homme politique influent pour retrouver, sous le vernis et le masque, Yun Hua, le jeune homme résolu mais fatigué et solitaire qui s'observa un instant dans la glace, une fois totalement nu, comme à son habitude, comme s'il cherchait à reconnecter avec cette version pure de lui-même. Il disparut sous la douche un instant, en ressortit, répéta le rituel introspectif. Il se mit en pyjama, propre et élégant, car on ne savait jamais quand on pouvait être dérangé dans ce milieu professionnel, et retrouva le Yun Hua politicien, masqué, impur.
Dans deux jours, il serait au Japon.
C'est la pensée qu'il entretenait comme il allait se coucher à son tour. Et lorsqu'il s'allongea, il pensa à sa petite Li, comme elle pensait à elle à des milliers de kilomètres de là.
Et, dans les tréfonds d'un territoire sépulcral, un être sentit leur connexion et fondit sur leurs esprits endormis. Tiré de ses plans maléfiques et de ses bacchanales orgiaques, le Prince-Démon Asmodée se faufila dans leurs êtres et vint tâtonner leurs subconscients ouverts et les secrets qu'eux-mêmes s'efforçaient d'ignorer.
Yun et Li entraient dans un profond sommeil.
* * *
Le bruit des carillons légers tintant dans la brise matinale tiraient Yun de son absence. Il se tourna pour découvrir le dojo, vide, dénué de tatamis, ses fenêtres ouvertes sur un extérieur étincelant de lumière jaune. Le plafond était haut, et une porte blindée, insignifiante, trônait à l'opposé.
Poussé par une force intérieure qui le contrôlait et découlait de sa propre volonté, Yun avança vers la porte. Elle sembla s'éloigner et s'approcher à la fois, son environnement se distordant et réagissant comme pour le désorienter alors que toute son attention était focalisée sur la porte. Il parvint à l'atteindre et posa la main sur la poignée. Derrière lui, le dojo retrouva son calme et sa forme, mais il lui semblait déjà lointain et le soir tombait déjà. La porte requérait un code. Yun ferma les yeux et sa main agit d'elle-même, ouvrant la porte blindée de son esprit.
Pendant une seconde, il lui sembla qu'une présence inquiétante venait d'en profiter pour s'immiscer autour de lui et dans le dojo. Mais l'impression ne dura pas, et, comme il rouvrait les yeux, il se retrouva de l'autre côté de l'océan.
Chez lui. Ou plutôt, chez Li. Dans sa chambre soyeuse embaumant l'opium.
Indécis, il voulut regarder derrière lui, retrouver le dojo. La porte blindée était loin derrière lui et semblait encore s'éloigner. Une ombre noire l'enveloppait et la gardait. Il frissonna, mais il ne chercha pas à enquêter. Il était poussé vers le lit de sa sœur et il le rejoignit sans même s'en rendre compte, s'asseyant près de Li et descendant son regard sur elle.
Depuis son départ, elle avait pris en envergure. On pouvait le sentir rien qu'à sa présence. Ou était-ce son aura ? Ou autre chose ? Il lui semblait la comprendre comme s'il était dans sa tête. Et il lui semblait qu'une présence familière furetait, elle aussi, dans sa tête. C'était étrange, et ça aurait dû l'inquiéter, mais Yun reconnut Li sans trop savoir dire comment, et il en fut heureux.
Comment pouvait-elle être ici et dans sa tête à la fois ? Il l'ignorait, mais il pouvait bien poser ses yeux sur les cheveux noirs dépassant des draps, comme sur sa silhouette se découpant sur eux. Pinçant les lèvres, porté par un désir irrépressible, incapable de commander ses actions et se contentant de les vivre, comme dans tout rêve, il porta la main aux draps et les tira lentement le long de la silhouette, la redécouvrant peu à peu, plus belle que dans ses souvenirs les plus coupables. Séduisante. Enivrante. Irrésistible. Un frisson chaud lui engourdit l'arrière du crâne, lui détendit l'aine, comme il passait la main des draps à la cuisse tout juste dévoilée, la remontant, doucement, tirant cette fois le tissu léger avec elle.