Qu’il était impertinent de caresser ainsi le dos d’une Conseillère sans qu’elle n’en ait donné l’ordre explicite. Dans d’autres contextes, Prisma Fabius aurait, au mieux, fait sentir sa désapprobation, et au pire, fait regretter son geste à cet individu se pensant assez digne pour toucher une femme de son rang. Dans l’esprit de la Rousse, les pensées contradictoires bataillaient, bien que son naturel hargneux, hautain et supérieur l’ait peut-être poussé à se raidir une seconde ; mais, maîtrisé, ce naturel devait, comme toute chose, se plier à la nécessité de ses missions, et s’en accommoder quel qu’en soit le prix.
Pour ce faire, elle se détendit et, même, y trouva dès lors un certain bienfait. Sous les traits de cette mimique machinale, si Niqa en avait quelque compétence, il pouvait sentir des années de maintien et de tension rarement exprimées, toujours sous contrôle. Cela se ressentait, au-delà de l’apparence détendue de la jeune femme, par des muscles toujours bandés, des nerfs noués, une stature droite. Se détendre, pour son petit esprit paranoïaque, était synonyme de danger, de faiblesse. Et ses pensées malades y voyaient le chemin le plus simple vers sa perte.
Cependant, le geste était agréable, elle y décelait une habitude, sa main ne tremblait pas, signe qu’il y trouvait une aisance rassurante, peut-être. Et quoi qu’elle en dise, il était bon de s’offrir quelques caresses ; aussi Prisma se permit-elle un léger soupire, discret certes, mais parfaitement audible alors qu’ils étaient si proches.
Niqa souligna sa franchise, ce qui fit sourire la jeune femme, sans doute de manière un peu naturelle… Quelle naïveté de que d’être honnête, et surtout, que de s’afficher ainsi. Quel manque de lucidité quant au monde extérieur, quelle belle erreur face à une Prédatrice comme elle. Les Candides avaient cela de plaisant, quels qu’ils soient… Noblesse ou plèbe, la Conseillère aimaient les avoir comme cible. Quel gâchis, néanmoins, que d’avoir à ouvrir les yeux de pareils êtres. Quelque chose en elle voulait les violenter, les secouer, les gifler. Leur hurler de cesser d’être des enfants, de réaliser enfin qu’ils sont, et resteront inadaptés en ce monde, et que pour le bien de tous, leur propre bien, il était préférable qu’ils n’en fassent plus partie.
Cruel, mais inévitable. Niqa était plaisant, un charme indéniable, mystérieux et poli. Il était cependant inapte à vivre dans une mer de requins, et, dans sa grande mégalomanie, Prisma estima alors, en pensée, que ce devait être honorable de mourir de sa main, à elle, plutôt qu’un idiot guet-apens à la sortie d’une taverne mal famée.
Le regard d’émeraude, jadis orienté vers l’ouvrage, glissa sur les lignes et symboles, jusqu’à se poser durement sur la main du Mage venant de se poser sur sa cuisse. Un geste qu’elle aurait corrigé immédiatement en d’autres circonstances. Quelle impudence… Et pourtant, il était étrange de ne ressentir aucune malice derrière cette caresse. Etrange, oui. Anormal, dans le fonctionnement de Prisma. Chaque mot, chaque mouvement avaient un intérêt selon elle, et l’on ne faisait rien au hasard. Naïf, il était naïf, elle devait le garder à l’esprit. Les gens comme elle voyait toujours double sens et mal partout, peut-être n’était-ce pas son cas, à lui ? Son regard s’adoucit, elle tira ses lèvres en un sourire et leva un sourcil lorsqu’il reprit la parole.
« Vous avez parfaitement raison. Lorsqu’il faut survivre, la fierté est une bien faible armure. » Quelle étrange tristesse dans ce regard d’ambre… Prisma s’y perdit un instant, cherchant à en percer les mystères, intriguée par ces difficultés qu’il évoquait. Son passé s’avérait être semé d’embuches… C’était un survivant, à n’en point douter. Un fait à prendre en compte, car ce sont ces individus emplis d’une soif de vivre trop grande, qui donne le plus de fil à retordre aux assassins. Cependant, sûre d’elle et de sa supériorité, la Conseillère Royale ne doutait pas de l’issue de cette rencontre.
Alors que Niqa reprenait sa lecture, les yeux verts continuèrent de scruter le visage de cette étrange personne, sans doute complexe, plus complexe que ce qui paraissait de prime abord. La caresse sur sa cuisse le rendait sans doute plus sympathique qu’il n’était, quel dommage de devoir le tuer… Il se montrait plus cavalier, bien que rien dans son attitude ne semble cacher une volonté plus vile. C’était… étonnant, vis-à-vis de Prisma, qui plissa les yeux un instant, suspicieuse. La nommer Damoiselle la fit pousser un petit rire, bien malgré elle, et elle voulut lui répondre spontanément lorsque l’être l’albâtre proposa un tournant dans leur relation. Un tournant familier qui la fit sursauter.
La Rousse tutoyait deux types de personnes. Ses amants et les personnes qu’elle considérait comme inférieures. Dans les deux cas, des gens sous son pouvoir direct. Il n’était pas idiot de vouloir créer une telle proximité avec sa cible, et il avait raison sur ce point ; ainsi sur ses genoux, ses mains décorées parcourant doucement son corps, l’on pourrait croire facilement que cette marque de distance était obsolète. Prisma déglutit lentement, puis se força à sourire, de peur qu’il ne perçoive ses réflexions.
« Je. »
Après un instant pesant, la jeune femme hocha lentement la tête, la désagréable impression de ne pas maîtriser cette conversation ; mais c’était ainsi que l’on gagnait la confiance des gens, malheureusement, en leur faisant croire qu’ils contrôlaient, eux, les choses.
« De sages paroles, Niqa, j’y consens avec joie. » Comme une habitude, sa voix lorsqu’elle tutoyait s’était positionnée plus basse, comme écartant la possibilité que l’homme soit un esclave. « Mon intérêt est largement piqué, et j’imagine qu’avec tes dons de magie, inoculer un poison à un tiers doit être quelque chose de facile. »
Un petit gloussement accompagna une pensée, qu’elle articula rapidement.
« En plus de pouvoir te laisser les mains libres, tout en lisant. Plaisante capacité, n’est-ce pas ? As-tu l’habitude d’avoir ainsi quelques oreilles attentives autour de toi ? Femmes, famille… »
Si elle ne ressentait aucun scrupule à faire disparaître un père, un frère ou un fils, il fallait pourtant avoir en tête les ennuis potentiels qui, parfois, la poursuivaient. Rares, heureusement, étaient les témoins de ces petits agissements. Comme pour l’encourager à répondre, ses doigts se posèrent sur cette main encrée qui s’était approprié sa cuisse tendrement.