Certains jours ont toujours été plus prompts que d'autres à déposer sur le bureau de la sénatrice des emmerdes. Des fois, elle voyait passer une demande d'appel accompagnée d'un motif qui avait de quoi arracher un soupir à n'importe qui. Une livraison qu'elle attendait mais qui avait été livrée à un autre bureau, ou un petit mot indiquant qu'il était à la réception, soit quinze étages plus bas, quand l'ascenseur était en panne. Une annulation de rendez-vous à la dernière minute, ou à l'inverse, un rendez-vous avec cette chère madame Verlsin qui avait encore des insultes à proférer. Dans les nouvelles moins pires, elle avait parfois sa chère cousine Belphy qui lui demandait humblement des informations sur une société ou un organisme, à elle qui pouvait rien qu'en passant un court message obtenir presque tout. Un petit mot doux de son amie de toujours Sylphe, qui rentrait d'une énième expédition militaire et qui souhaitait passer du temps avec elle, ou de sa sœur qui voulait boire un verre en sa compagnie. Un peu plus rarement de ses mères, après tout, elle leur rendait souvent visite : elle restait jeune et avait été couvée jusque très tard, vivre seule lui était encore bien étrange... Ces petits détails qui égayaient ou non la semaine de la plus jeune sénatrice qu'ait porté Tekhos se trouvaient toujours sur sa pile de travail, une pile décomposée en plusieurs qui ne laissait de la place que pour son matériel numérique, jusqu'à parfois même finir sur son siège en cuir brun chaud, qu'elle avait pris l'habitude de recouvrir d'un plaid blanc crème et d'un petit coussin rouge afin d'être plus confortablement installée. Il arrivait alors qu'on l'entende crier de bon matin parce qu'elle s'était assise sur ses papiers, qu'ils étaient ainsi tombés, et qu'elle n'avait plus qu'à les ramasser et les tirer pour commencer la journée. Toutes ces petites choses faisaient qu'une semaine n'était jamais véritablement la même que la précédente, et quand bien même Lied Mueller en râlait énormément parfois, elle appréciait d'autant plus son travail.
Celui-ci impliquait malheureusement parfois des risques, amplifiés par son nom de famille. Les Mueller avaient la fâcheuse tendance à attirer les ennuis, surtout lorsque ses membres cherchaient à s'aider lors de prises d'informations. Depuis que la jeune femme était sénatrice, elle avait souvent ce genre de requête, sa position lui accordait nombre de privilèges, mais aussi une valeur qui la mettaient bien souvent mal à l'aise et dans l'embarras. Il était déjà arrivé que l'on cherche à la kidnapper, tentative avortée grâce à la sécurité du sénat, qui trouvait bien étrange cette boîte vide de cupcakes dans le bureau de la sénatrice avec cette coulée de crème en direction des escaliers de secours, plus loin dans l'étage. C'étaient des amateurs, bien renseignés par une organisation qui en avait sans doute après son nouveau projet qui visait à ouvrir une école gratuite pour les enfants masculins des premières strates des bas fonds. Certaines avaient déjà été ouvertes, par d'autres âmes généreuses avant elle bien que moins influentes, mais mystérieusement incendiées, ou alors, très peu fréquentées sans que l'on ne sache pourquoi. Lied trouvait toujours, dans des cartons stockés à la loge des gardiens de son lieu de travail, des lettres de menaces, bien rarement signées évidemment, adressées à ses collègues et elle. Au début, elle ne s'y faisait pas, pleurait dans les bras de sa mère quand elle en trouvait une par inadvertance. Depuis, elle s'y était habituée, en avait de moins en moins adressées à son nom, surtout depuis que les entreprises mafieuses des bas fonds avaient reconnu ses actions envers la gente masculine, des paroles qui n'étaient pas en l'air ni intéressées. Elle avait plutôt tendance à s'attirer les foudres des pimbêches des hautes sphères à qui elle tirait allègrement la langue devant l'écran de sa télévision le soir chez elle.
Ce fut d'ailleurs un soir que tout vola en éclats. La demoiselle aux cheveux roses avaient eu une journée d'enfer. Son véhicule avait refusé de démarrer au matin, sans doute une panne mineure, mais qui l'obligea à se rendre au sénat à pieds et donc arriver en retard. Son emploi du temps avaient ainsi été totalement repoussé, alors que rien n'allait dans ce qui se trouvait sur son bureau. Il y avait de tout et n'importe quoi, en tous les cas, un travail colossal qu'elle doutait pouvoir remplir en une journée. Et sa secrétaire était tombée malade ! C'était donc une catastrophe. Lied courrait à droite à gauche, avait même perdu son stylo pour signer ses documents et son tampon pour les dater tant elle était perdue dans les océans de feuilles et dossiers. Elle ne mangea au midi qu'un pauvre sandwich amené gentiment par la réceptionniste avant de se remettre à son travail et découvrir, là, parmi ses feuilles, un dossier qui était à remplir pour le lendemain. Alors Lied paniqua et se mit au travail, aussi vite que possible. Elle y passa le restant de sa journée, et pire encore, entama des heures supplémentaires pour achever son travail de longue haleine.
La nuit tomba relativement vite. L'automne pointait le bout de son nez, les températures se rafraîchissaient même à Tekhos, ce qui faisait que la sénatrice prenait l'habitude de se rouler dans son plaid pour avoir chaud, elle qui aimait le douillet moelleux agréable. L'heure du dîner était passée, et elle était encore là, seule de son étage, à travailler à la seule lumière de la lampe sur son bureau, devant la fenêtre au fond de son bureau, qui se trouvait au derrière de celui de sa secrétaire absente. Elle ne savait pas qui continuait à travailler dans le bâtiment, elle savait qu'en revanche la sécurité était encore là et ne quitterait pas les lieux de toute façon, même quand elle partirait. Ils veillaient jour et nuit sur l'endroit. Pas un son ne résonnait dans les longs couloirs du sénat. Lied avait la paix pour elle et son travail, un silence bienvenu tandis qu'elle griffonnait les derniers détails sur le dossier, tout en cherchant de l'autre main dans un tiroir une enveloppe kraft, celles qu'elle détestait à cause de leur odeur chimique et le fait qu'elle se coupait toujours en les touchant, pour pouvoir y glisser son paquet de feuilles et le laisser à la réception pour envoi. Il y avait son émission qui l'attendait chez elle, qu'elle détestait plus que tout rater. Un simple feuilleton qui mettait en scène un être d'une race extraordinaire et son amour envers sa moitié décédée. C'était terriblement niais, mais cela la détendait comme peu de choses, et elle ne se cachait guère d'apprécier cette histoire simple et adorable.
L'enveloppe kraft tomba sur le tapis, au dessous du bureau de la jeune femme, qui pesta en s'accroupissant pour la rattraper. Par chance, elle n'avait pas mis de jupe ou robe cette fois-ci, et n'avait aucun problème à se baisser !
« Ah, je te tiens, saleté ! »
Prenant l'enveloppe dans sa main, Lied s'arrêta en cours de geste, fixant la porte de son bureau. Elle était certaine d'avoir entendu du bruit. Des bruits de pas, de chaussures qui martèlent le sol, et surtout, une voix bien peu amène qui pestait qu'ils s'étaient trompés d'étage, que c'était au dessus. Et étrangement, elle se doutait que c'était d'elle, dont où parlait, alors qu'une porte se referma de l'autre côté du plancher. Elle enfouit son dossier dans l'enveloppe, éteignit la petite lampe sur son bureau, alla aussi discrètement que possible chercher son sac, et se rendit à sa planque. Depuis qu'on avait gentiment tenté de l'extraire de force de son bureau, soit donc la kidnapper, elle avait fait installer deux choses dans son bureau, la première étant la grosse cloison entre son bureau et celui de sa secrétaire, dans laquelle elle pouvait se cacher grâce à son bracelet technologique personnel, celui-là même qui lui servait à payer de manière générale ou décliner son identité. A l'intérieur de ce coffret de plâtre, elle ne voyait rien, mais entendait parfaitement ce qu'il se passait. La porte dans son dos grinça, et quelques pas s'approchèrent de celle de son propre bureau. Elle s'ouvrit doucement, et un juron s'échappa de la bouche de l'intrus.
« Putain fait chier ! Elle est pas là !!
- Quoi ? Mais c'est bien son bureau, y'a son nom sur la porte !
- Y'a pas ses affaires, elle s'est déjà tirée, merde ! On a fait tout les étages du dessous et on bloque l'entrée, elle est forcément plus haut. On continue de chercher cette putain de lesbienne tekhane. »
Mouais, ça ne ressemblait pas trop à des habitants de la cité, lui semblait-il, ni même spécialement à des habitants des bas fonds. Elle pouvait évidemment se tromper, mais elle ne tenait guère à vérifier ses pensées, préférant attendre de les entendre dans l'étage au dessus pour aller en direction de la deuxième installation de son bureau : une trappe dans la penderie où l'attendait sagement son manteau. La trappe menait directement au bureau en face de l'ascenseur à l'étage du dessous, qu'elle puisse s'échapper en cas de danger. Elle martela alors le bouton du second rez-de-chaussée, celui qui permettait à la sécurité d'accéder au bâtiment par une entrée qui leur était réservée, qu'elle comptait bien emprunter. Dépourvue de véhicule, sa destination était simple : le bâtiment de sa mère à quelques rues de là, pour essayer de s'enfuir à défaut de pouvoir rejoindre la sécurité de son appartement. Un bruit indiqua joyeusement qu'on utilisait l'ascenseur : il alerta alors les agréables personnes qui avaient investi les lieux que leur mignonne petite proie s'enfuyait et s'était jouée d'eux. Ils avaient seize étages à descendre, la jeune sénatrice n'avait plus qu'à courir, aussi vite que possible.
Lied parvint finalement au sous-sol du bâtiment Mueller et s'enferma dans un des hangars qui le composaient. Sa mère lui avait donné dès sa prise de poste une clé personnelle pour qu'elle puisse s'y réfugier, en cas de problème. Ce qui était évidemment son cas à l'instant. Mais surtout, quand elle pensait à leur organisation, leur accent, et la façon qu'ils avaient de parler d'elle, elle se doutait qu'elle ne serait pas en sûreté juste ici. Alors la jeune femme se remémora les instructions de la mercenaire de la famille et activa le portail qui se trouvait dans cette réserve d'outils technologiques de sa génie de mère afin de s'échapper vers la destination redoutée des tekhanes : la Terre. Et ces saligauds allaient galérer un certain temps avant de comprendre comment fonctionnait cet engin ! Ainsi, Lied rentra la seule ville qu'elle avait à peu près visité, Seikusu, et s'engagea vers sa porte de sortie.
Une fois arrivée dans la rue passante, le soir, la demoiselle utilisa le petit boîtier qu'elle devait systématiquement garder dans ces situations afin de prévenir la seule personne, en dehors de sa mère, sachant utiliser cette machine et qui serait capable de la sortir de ce nids à problèmes : Belphégor. Quelque chose de rapide et simple, un petit :
« Belphy chérie, j'ai une troupe d'hommes armés à mes fesses, tu as mes coordonnées, par pitié aide-moi avant que je ne finisse en gruyère ! »
Alors qu'elle rédigeait son message en marchant, ses talons faisant un petit bruit sur les pavé de béton, ses yeux bleus concentrés sur l'écran de son jouet, elle ne prêtait absolument aucune attention aux gens qui l'entouraient. La plupart de ces personnes sortaient d'une longue journée de travail, comme elle, et n'avait que l'envie de rentrer chez eux, mouvement d'un seul homme en direction des différents transports qui les mèneraient à leur destination. Elle rencontra bien un coude ou une épaule en chemin, mais rien ne pourrait l'empêcher d'envoyer son appel à l'aide ! Même lorsqu'elle sentit sa gorge se serrer, sa tête à tourner et sa vision devenir un peu floue quelques secondes, elle ne fit que se tâter doucement le cou, se massa les tempes, avant de reprendre son chemin. Les gens commençaient à se bousculer un peu à l'entrée d'une station ferroviaire, que Lied ne prit pas, elle ne voulait pas s'éloigner de la ville où elle avait plus de chances de parvenir à se cacher qu'ailleurs. Observant les alentours, la belle aux cheveux roses s'engagea dans une rue où les différentes boutiques, surtout des magasins de prêt à porter, étaient pour la plupart fermées, mais menait à un quartier comportant de nombreux restaurants où elle pourrait enfin avoir quelque chose de chaud dans le ventre. Puisque depuis son dernier séjour, elle avait appris à se faire un compte factice terrien, pour pouvoir justement se faire plaisir lors de ces rares visites. Le nez en l'air, elle se disait qu'elle goûterait bien ces petites brochettes de viande caramélisée avant de partir en quête d'une pâtisserie pour se réconforter de cette horrible journée. Elle ne pouvait pas être pire !
La pauvre jeune femme ignorait pourtant que la journée n'était toujours pas finie. La retombée du stress qu'elle venait de vivre l'épuisait, et baissait sa garde, faisant qu'elle n'avait même pas remarqué que, dans l'ombre, quelqu'un la suivait, nappé par les ombres de la rue. Elle, avec sa douce chevelure rose pâle, ses bottines et son tailleur blanc, elle était la petite luciole pure et naïve que l'on chassait facilement. Un son métallique attira son attention, la faisant sursauter. Lied se retourna, et ne vit rien. Rien d'autre qu'une de ses précieuses plaquettes de médicaments d'urgence qui traînait sur le sol, tombée de la poche entrouverte de son sac. Forcément, elle ne l'avait pas fermé, depuis qu'elle l'avait pris dans son bureau. La jeune femme se pencha pour ramasser la plaquette et la rentrer dans son sac mais, accroupie, elle remarqua sortir des ténèbres deux grosses chaussures bien trop peu élégantes à son goût qui se plantèrent à quelques centimètres d'elle. Coquées à l'avant et à l'arrière, doublement cousues dans un cuir épais, à la semelle visiblement faite d'une couche de bois doublée de caoutchouc, c'était clairement une paire de chaussures militaires, Sylphe avait un modèle presque similaire. Presque, parce que celui-ci lui paraissait dépassé. Et seigneur qu'elle se rappelait combien c'était inconfortable pour ses menus pieds délicats, quand elle avait voulu essayé ses chaussures ! Elle releva son visage vers le propriétaire des chaussures et s'exprima, une pointe de crainte dans la voix, qui se remarquait à l'intonation de sa voix cristalline.
« Ou...i ? Je... peux vous aider ? »