Il faisait nuit. Deux hommes, plutôt bien habillés, se trouvaient là. Dans ce quartier mal famé de la ville. Où tout tombait en ruine. L'un portait une grosse caméra sur l'épaule. Et l'autre, un micro. Ils glandaient sur ce trottoir, ne sachant pas vraiment par où commencer, à moins que la peur ne les prenne aux couilles. Ici, les rares feux rouges en fonctionnement ne faisaient que ralentir légèrement les voitures qui filaient à toute berzingue, phares allumés. Faut dire, si quelqu'un osait s'arrêter, un des sdf qui bordaient les trottoirs, semblant comater profondément en aurait profité pour fracasser la vitre, puis le crâne du chauffeur, dans le simple but de lui piquer ses fringues. Et ses biens. Et là, ce duo qui dénotait pas mal était en face d'une rue, avec quelques personnes encore debout. Le genre de rues sombres, sales et puantes, où seuls ceux qui connaissent pouvaient s'aventurer sans trop de problème.
- Viiuuuuuuuuuuuuuu
- Attention ! fit le caméraman, tirant soudainement son collègue par l'épaule, qui manqua de peu de se faire renverser par un véhicule sombre qui passa sans s'arrêter alors qu'il avait pris son courage à deux mains pour traverser la route. Putain... T'as assuré qu'on aura une prime avec ça, mec. Mais si on y crève, on aura que dalle. Au moins, avant d'y passer, faut qu'on réussisse à avoir nos images. Ca f'ra pleurer quelques vieilles le lundi midi. Et nous, on aura d'quoi s'payer à bouffer voir plus.
Avoir des images chocs. Des images de la décadence du quartier abandonné. Là où drogue, le sexe, et la violence étaient devenus les seules lois qui voulaient encore dire quelque chose dans ces immeubles désaffectés. Autrefois, il avait pu y avoir l'électricité. Mais les lignes n'avaient pas été entretenues. Ainsi, tout n'était devenu que squats et bâtiments effondrés au fil du temps.
Après avoir échangé un regard inquiet et résolu -ils n'avaient plus vraiment de choix, en fait- et après avoir bien regardé à gauche, puis à droite, les deux hommes franchir la route rapidement, pour arriver de l'autre côté du trottoir. Préférant ignorer le regard au tiers méprisant, au tiers narquois et au dernier tiers complètement perdu de l'homme qui était appuyé au coin de la rue sombre, fumant quelque chose de non identifiable, ils s'avancèrent un peu plus. Plutôt que de se fier à une lampe qui clignotaient un peu, plus loin. Celui qui tenait la caméra alluma le flash de celle-ci, éclairant ainsi le chemin qu'ils allaient emprunter.
Ils soupirèrent. Entre les détritus, un bras qui dépassait entre deux poubelles renversées et des flaques d'immondices, cela promettait. Mais à nouveau, ils avaient besoin de ces images s'ils voulaient pouvoir continuer à vivre tranquillement. Et ils avaient été les seuls fous à accepter ce genre de mission. Levant haut les pieds, ils firent grogner quelques personnes qui dormaient sous une pile de carton, dérangés par la lumière forte qui vint les frapper presque directement.
- T'es sûr que c'est par là hein ?
- Mais ouais, j'te dis. On a rendez-vous dans cette rue. Faut juste trouver la... Ah, la voilà. C'est ici.
Ici, c'était une porte en métal. Grise. Et fermée. Rien ne distinguait ce bâtiment d'un autre, si ce n'est que la poignée de la porte était encore en place, et plus ou moins propre. Fait largement notable. Le premier journaliste, celui qui ne portait qu'un micro s'avança un peu plus, et toqua à la porte trois fois. Pas de réponse. Il recommença une nouvelle fois... Puis en l'absence de réaction, il tourna la poignée pour pousser la porte. Miracle. Elle s'ouvrit. Débouchant sur un couloir au parquet recouvert d'un tapis qui un jour avait dû être rouge, ils s'engouffrèrent dans le bâtiment.
L'odeur de pisse, ou pire qui régnait dehors disparu assez vite, remplacée par une atmosphère plus lourde. Alcools, fumeries, autres drogues... Le mélange qui vint à eux les fit toussoter. Posant un tissu sur leur visage, ils continuèrent jusqu'à traverser le couloir en entier. Tournant à gauche, puis à droite. Une nouvelle porte s'opposa à eux, laquelle filtrait une musique composée presque uniquement de basses et de sons électro. A nouveau, le poing s'abattit sur la porte à trois reprises.
- On avait rendez-vous ! C'est pour le repor...
Avant même que le journaliste n'ait le temps de terminer sa phrase, la porte s'ouvrit, dévoilant une face peu accueillante. Les pupilles dilatées, l'homme les observa en silence. La musique résonnait un peu plus, et la senteur se faisait plus forte. Puis il hocha la tête, ouvrant un peu plus grand la porte, et leur faisant signe de la main, d'entrer. De rejoindre une pièce plus loin.
Les deux hommes continuèrent leur marche, après avoir éteint la torche de la caméra : elle était inutile ici. Ici, des bougies. Là, un spot de lumière qui changeant sans cesse de couleur, ne laissant pas le temps à la rétine de s'habituer à un ton pour passer directement à un autre. Sur la gauche, avachis dans un canapé où il manquait deux des trois coussins en cuir, un homme qui se faisait sauter par une femme encore habillée, les deux fumants lentement, alors que les gestes étaient équivoques. Sans gêne. A droite, une femme allongée par terre, molle, aucune respiration apparente. Sûrement morte. Et sur d'autres chaises, tables, ou à même le sol, des hommes et femmes, sans distinction, qui consommaient. Drogue. Sexe. Violence. Ils étaient en plein dedans.
Derrière eux, la porte avait été refermée. Et ils n'avaient d'autres choix que d'avancer sous les commentaires insultants de quelques drogués qui voyaient passés dans leur monde ces deux énergumènes sortis d'ailleurs. Tout ça pour aller... Jusqu'à une salle plus loin. La porte entrouvrait laissait entendre de l'activité. Serrant la mâchoire, et le caméraman se mettant à filmer, ils ouvrirent la porte sans attendre. Mauvaise décision. Ou du moins... Ils n'eurent pas vraiment le temps pour se préparer au spectacle qui s'offrait à eux.
Attachée par deux chaines qui reliaient ses poignets au plafond, une femme, à moitié nue se faisait frapper. Droite. Gauche. Dans le ventre. Et encore. Les coups pleuvaient, et pourtant elle était là, tenant toujours sur ses jambes tremblantes, le regard fou. Le nez était légèrement tordu sur le côté, probablement cassé. Et le visage saignait à plusieurs endroits. Son œil gauche était à peine visible avec cocard enflé. L'autre, pourtant trahissait un œil d'une belle couleur bleu clair. Un gâchis. Des ecchymoses pouvaient se voir sur son corps. Les bras torturés n'avaient pas été en reste non plus. Et vu la respiration difficile de la blessée, on pouvait penser qu'une des côtes avait dû céder sous la force des poings qui s'étaient abattus sur elle. La douleur la maintenait éveillée, et ses lèvres fendues d'un sourire large semblait en demander encore, et toujours plus.
L'homme qui venait de la battre tant et plus se retourna, essuyant ses mains rougies sur les vêtements de l'enchaînée. Il haussa un bref instant ses sourcils, en les observant, avant de se rappeler. Et de rire devant l'air éberlué du duo.
- Hahaha ! Vous inquiétez pas. Elle aime ça, et en plus, j'la fourni comme ça. On est tous gagnant. Tant qu'j'la tue pas. Y a pas d'problème. Et même si elle y passe. Qui irait la plaindre hein ?
Il cracha de côté, et aboya un ordre à un gars qui trainait dans la pièce. Gars qui se releva en grognant, soulevant son gros ventre avec un effort visible, et commença à détacher la jeune femme qui s'effondra à moitié par terre, déclenchant un élan de sympathie vers celui qui tenait le micro qui se dépêcha vers elle, pour tenter de la maintenir, ou s'enquérir véritablement de son état.
Désillusion rapide, quand il vit que la femme tenta juste de lui mettre la main au paquet, tout en demandant à être payée. Et à être frappée encore. Toujours plus. Toujours plus loin. L'homme qui dirigeait vraisemblablement cet endroit explosa d'un autre rire gras. Un autre ordre s'échappa de ses lèvres, et le gros qui avait libérée la pauvre fille se baissa pour ramasser une seringue posée sur un plateau. Agrippant le bras de la femme, il l'emporta dans une autre pièce, fermant derrière lui.
- Voilà. Vous inquiétez pas. L'nez de Milana va être remis en état. Tout ira bien pour elle. Elle aura sa drogue, et s'ra réparée. commença-t-il, tout en allant s'asseoir sur son canapé confortablement, prenant au passage un joint qui trainait, désignant deux chaises aux hommes. Donc. Dites-moi... J'peux faire quoi pour vous ? Des images ? D'la drogue ? Des meufs ? Des mecs ?
Il souriait. Conscient du malaise qui opérait chez ses interlocuteurs. Malaise qui grandissait, car la voix de la jeune femme s'élevait encore traversant la porte en bois comme s'il ne s'agissait que de toile. Cris de douleur, de plaisir. Le monde qui s'était ouvert sous leurs yeux était bien trop différent pour qu'ils arrivent vraiment à distinguer ce qui était vrai, faux, dû à la drogue ou non. Mais l'homme devant eux attendait une réponse. Fébrile, devant le caméraman qui ne ratait pas un moment de tout ce spectacle, le journaliste sortit une enveloppe contenant une liasse de billets qu'il tendit au boss des lieux.
Il s'en empara sans dire un mot, et jeta un coup d'œil rapide à l'intérieur, avant de glisser l'enveloppe à un troisième homme qui se tenait dans l'ombre. Lui ne pipait mot. Mais il n'en avait pas besoin. Que ce soit par son regard, dur, qui promettait beaucoup de choses, ou que ce soit sa stature, de près de deux mètres de muscles... Personne ne se frottait à lui.
- Donnnnc. R'prenons. Avec ça. J'peux vous fournir les trois. Et même plus. Mais j'pense pas que toi ou ton pote, vous pouvez vraiment tenir le coup. Dans tous les cas. Quelles que soient les images qu'ton pote va prendre avec c'truc, ça changera rien ici. Rien changera.
Il souriait un peu plus. Son regard était carnassier, dominateur. Il connaissait le milieu, et savait que rien ne pouvait endiguer pareil débauche, si ce n'est une destruction totale. Mais la présence de ce quartier, de ces immeubles sans contrôle arrangeait bien trop tout le monde, qui s'en servait comme déchèterie humaine, pour vouloir y imposer un quelconque ordre. L'ordre était maintenu par celui qui avait le pouvoir. Par la force, ou le reste. Le jeu de pouvoir qui s'opérait dans ces lieux n'était pas si différent de celui qui existait normalement dans un pays... Si ce n'est que les palabres ici se faisaient à coup d'injections, de coup de poignard, et de marchandages musclés.
Pris d'un instinct soudain, non sans avoir jeter un bref regard à son compagnon qui filmait le tout, le journaliste prit parole.
- Je... veux la femme.
Il eut au moins le mérite de prendre de court le tyran, qui le regarda avec des grands yeux, avant d'éclater de rire.
- Celle-là ? Elle t'a tapé dans l'œil ? Ha ! Vas-y prends là. Mais t'imagine pas des choses, mec. Tout ce que je lui offre, que je suis le seul à pouvoir lui offrir ici, elle le demande, et me supplie. Ça va être marrant. Attends un instant.
Toujours hilare, il se leva de son canapé, pour rejoindre l'autre salle. Aboyant quelques ordres, il revint accompagné par le gros lard, et un autre homme, hampe à l'air, encore humide. La femme, elle, à moitié portée, s'était fait remettre le nez en place en direct, quelques instants plus tôt. Droguée, elle avait été prise sans attendre. Et là, elle fut jetée dans les bras de l'homme bien habillé. Le cameraman se déplaça de côté, prenant bien toutes les scènes. Y allait avoir du boulot pour flouter toutes les parties qui pourraient pas passer à la télé. Mais au moins... les images chocs allaient être présentes. Un autre sac fut déposé au sol.
- Ses affaires. Et ce qu'on lui doit. Elle a de quoi tenir pendant... une semaine. P't'être deux si elle se tient bien. Maintenant cassez-vous. CASSEZ VOUS !
Il beugla. Plutôt effrayés, les deux hommes obéirent rapidement. Portant complètement la jeune femme qui était trop stone pour mettre un pied devant l'autre sans tomber, ils filèrent vers la sortie sans attendre. Derrière eux, le boss des lieux était déjà passé à autre chose, se préparant une dose qui allait l'amener, lui aussi, toujours plus loin.
Le dehors. L'air libre. L'air pollué par la puanteur... Mais toujours plus respirable que cette ambiance enfumée où tout se mélangeait. Ils toussèrent, crachèrent... Et se regardèrent.
-Bordel... Qu'est-ce que t'as fait... On va en faire quoi de celle-ci ?
- J'sais pas... J'pouvais pas la laisser, non ? Elle allait y passer, tabassée et droguée. Pour l'moment. C'est pas la question. Viens. On rentre... et on verra à ce moment-là, bordel de merde.
Puis vint donc le retour. Ils ne pouvaient pas l'emmener à l'hôpital. La femme n'avait pas de papier, et vu son état, des questions bien gênantes allaient sûrement être posées. Et s'ils étaient pris en possession de tout ce qu'il y avait dans leur sac... Journalistes ou pas, ils risquaient aussi leur job. Par chance, ils avaient des connaissances. Des connaissances qui leur devaient quelques menus services. Et ils usèrent de ces liens pour la remettre en état. Confiée à un ancien médecin, elle allait être soignée. Mise sous sédatif... Tout irait bien. Et après ils pourraient réfléchir.
Mais le problème se posa. Alors que la femme avait été remise plus ou moins en état, la côte remise en place, les plaies bandées, cousues, et autre. Le journaliste vint voir la patiente. Mais quand le médecin ouvrit la porte de la chambre où elle avait été placée... Il n'y avait qu'un lit vide. Le sac, qui avait été déposé dans un coin de la pièce, puis oublié, avait lui aussi disparu, et la fenêtre qui menait sur la rue était grande ouverte. Milana s'était enfuie. Dans son état. Dans une ville... Civilisée.