La vue était moins odieuse, la seconde fois. Un peu. Quand la chose ne bougeait pas, ce qui était heureusement une chose rare : patiente et colossale, elle se tenait fermement sur ses deux pieds et n'esquissait aucun mouvement, bien que parfois les étranges câbles de chair qui évoquaient les intestins humains et qui jaillissaient péniblement hors des déchirures de son immonde chair pour y replonger plus loin semblaient charrier quelque chose qui les grossissaient le temps du passage. "Du sang". Probablement. Mais la motricité évoquait davantage le ver se contorsionnant sur ses anneaux roses pour avancer. Ecoeurant et trop vrai. C'était ça qui donnait envie de vomir, plus que le reste.
Pourtant, ce même reste était bien assez hideux à lui seul.
La chose n'avait de nom qu'un sobriquet donné à la volée par ses concepteurs : Amalgame. Elle portait bien un numéro de série qui l'identifiait en tant que simple projet de la Compagnie, mais personne ne l'utilisait à part sur les circulaires officielles et autres mails internes. Les quelques photos jointes à ces papiers avaient de quoi faire jaser; la description d'Amalgame valait surtout par les images et le visu direct. Les mots ne suffisaient pas à rendre correctement l'aspect grotesque et vomitif de la chose. Quelques uns se détachaient pourtant.
__Grande. La créature l'était, sa taille mesurée à 2m56 de la pointe de ses pieds au sommet de son crâne lisse.
__
Puissante. Sa charpente musculaire était des plus conséquentes, trop même. Les muscles supertrophiés avaient pour certains déchiré l'épiderme à la teinte de vieux cuir et saillaient sur celui-çi comme autant de meutrissures à vif, s'étendant ou se gonflant selon les sollicitations nécéssaires à l'accomplissement des actions. La carrure conférée par cet ensemble de câbles organiques était terrible, bien que très joliment équilibrée dans son allure. La puissance délivrée était à la hauteur de la quantité de muscles. Amalgame pouvait broyer une poutrelle de construction en acier entre ses doigts sans sembler trop forcer. Un test de la Compagnie avait estimé la puissance nominale de la créature à 15 tonnes supportées et plus du double délivrée.
__
Hideuse. Amalgame s'avérait affreusement laid, son faciès n'étant qu'un patchwork d'obscènes sutures. Il n'avait pas de lèvres; ses gencives à vif garnies de dents tordues mais solides n'étaient jamais présentées que dans une atroce et perpétuelle grimace. Nul trait ne définissaient son visage, rendu singulier par la présence d'un seul oeil d'un blanc laiteux d'aveugle. Il ne l'était pas pour autant. La partie droite de sa face avait été soumise à un traitement particulier et était recouverte d'un pan de peau lisse et tendue, agraphée par des attaches d'acier.
__
Abominable. En temps normal recouverte d'une
tenue de cuir noire taillée pour elle, la chose se dévoilait souvent nue pour les besoins des tests de ses tortionnaires. Sa peau laissait donc paraître ses muscles et s'arrachait sous de curieuses excroissances qui s'activaient parfois, comme dotées de vie propre. De ça, le corps d'Amalgame regorgeait en fait. Des tentacules à l'emplacement et à la coupe anarchiques, qui fouettaient l'air en s'allongeant sur un simple ordre mental. De peu ragoûtants appendices aux accents phalliques (certains étaient pourvus d'une parodie de gland une fois leur extrémité décalottée), qui gesticulaient et enserraient pour tuer ou tenter l'ensemencement. Sur leur nature véritable, nul mot ne filtra jamais ouvertement mais il était simple de comprendre après quelques essais sur le corps d'Amalgame que ces choses n'étaient pas un simple
fantasme d'otaku frappadingue.
Quelque chose les rendait autrement plus redoutables.
Amalgame, d'après la Compagnie, ne pensait pas par lui-même. Très peu, du moins. Leurs estimations conféraient à la chose une intelligence équivalente à celle d'un enfant de trois à quatre ans et une docilité équivalente. Donner la patte et faire le beau, rapporter le journal. Tuer des gens, des créatures. Fertiliser des femelles. Amalgame s'acquittait de toutes les tâches qu'on lui confiait avec une réaction proche du zéro. Il agissait comme demandé et revenait vers ses maîtres pour qu'on lui remette une laisse. Un dressage parfait et implacable, qui connaissait une faille que cette curée scientifique n'avait pas été capable de déceler : à trois ou quatre ans, on apprenait extrêmement facilement. On retenait. On mentait.
La Chose était plus maligne que ses maîtres ne l'estimaient, ce qui ne voulait pas dire que c'était une foudre de guerre pour autant. Amalgame était une créature simplette à la psyché défaillante, un tantinet attardée. Capable d'un minimum de réflexion échelonnée ("si le carré ne va pas dans le rond, il ira peut-être dans le carré ou dans le triangle en tapant très fort") et d'apprentissage par mimétisme, la chose évoluait selon des critères simplistes au vu de l'intelligence humaine et possédait surtout un très aiguisé cerveau reptilien. En somme, Amalgame n'était pas fichu de comprendre l'utilité d'un clavier d'ordinateur si ce n'était l'arracher pour frapper quelqu'un avec. On le savait capable d'appréhender les bases du langage articulé, mais surtout grâce aux intonations de voix et aux mots dûment ancrés dans son esprit par la torture. N'importe quel crétin peut identifier la signification du mot tuer si on lui a montré mille fois comment associer la sonorité du terme à une action concrète. De là à dire que le crétin en question pourrait parler...
Amalgame en était tout bonnement incapable, son langage s'arrêtant à des grognements sourds ou d'ingrats borgorymes qui sonnaient comme les dernières paroles coincées dans la gorge remplie d'eau d'un noyé.
Incapable de discerner Bien et Mal, Amalgame ne réagissait qu'à l'instinct et aux ordres simples. Pourtant, il commençait à se faire une vision -certes des plus étroites- du monde qui l'entourait.
Il évoluait à pas lents mais sûrs.
La Compagnie.
Le véritable monstre de l'histoire, plus hideux encore qu'Amalgame et bien plus mystérieux. Ses employés eux-même ne savent pas ce qu'elle est ni parfois que c'est cette société qui les fait travailler, la Compagnie possédant nombre de noms de facade et tout autant de branches que d'activités différentes. Tentaculaire et vérolée, la multinationale étendait son ombre titanesque sous les eaux même des marchés boursiers et commerçants, comme un Cthullu veillant depuis l'abysse d'insondables profondeurs. Et ce règne s'étendait -s'étend toujours, en vérité- entre les mondes mêmes.
C'était sur Terre qu'était venue l'idée du projet qui donna le jour à Amalgame. La Compagnie était établie sur Terra depuis des années (comment, où et pourquoi, personne ne pouvait prétendre le savoir réellement) et avait eu le projet fou de créer sa propre chimère en assemblant sur une base parfaitement humaine et saine divers éléments prélevés sur les créatures les plus fantasques du monde jumeau de la Terre. Une grande campagne fut lancée pour capturer elfes, centaures, démons, hydres, minotaures et autres bizarreries qui se virent prélevées de morceaux de chair et d'organes destinés à devenir des greffons. Le plus dur à trouver, d'après ce qu'on en raconta, fut la souche même : l'humain qui allait recevoir ces ajouts génétiques. On fit des tests ADN discrets sur Terre et Terra, on vérifia nombre d'ascendants et de paramètres jusqu'à découvrir la clé de voûte de tout cet insensé projet.
Jezabel King, née à Londres et hôtesse de l'air sans histoire, fut enlevée lors d'une escale d'un vol en Ukraine et amenée au centre 166 de la Compagnie un jour d'automne. On ne lui expliqua rien, on ne lui demanda rien. Son corps fut soumis à des traitements médicamenteux extrêmement lourds et très précisément calculés, son évolution suivie avec le plus grand des soins. Son esprit docile fut rapidement brisé et ses malheurs commençèrent avec la pause des premiers greffons et les intolérables douleurs que son corps eut à supporter achevèrent de la laisser pour complètement folle. Ses crises d'hystérie jugulées grâce à de puissantes drogues qui aidaient à la bonne prise des greffes, ne laissant de la pétillante jeune fille qu'une parodie d'être humain, perpétuellement hagard et finalement insensibles aux stimulis extérieurs.
Quand sa peau commença à se déchirer sous la poussée musculaire et l'apparition des premiers tenta-vers, on oublia pour de bon le code d'enregistrement de Jezabel (Chim-3.223) pour ne plus utiliser que le sobriquet d'Amalgame, qui lui allait comme un gant.
La chose, si elle avait une allure un peu humaine, n'avait plus rien d'une femme. Cinq années suffirent à faire de la séduisante et pulpeuse Jezabel King le tas musculeusement informe et déchiré qu'était Amalgame, créature prétendument asexuée. Son esprit avait été calibré par la Compagnie. Ré-étudié. L'humaine n'était pas brillante mais loin d'être bête, son horrifique pendant informe n'avait plus rien de cette tête bien faite. On lui apprit des ordres-clés et des actions, on géra ses greffons pour en garder la cohérence, on analysa ses performances et ses capacités.
Amalgame était un succès retentissant pour la Compagnie, qui prétendait lancer la seconde phase de son projet, Chim-3.223 n'en étant en fait que le prologue.
La Matrice gestatrice, dans le sens propre du terme.
Le centre n°166 de la Compagnie devant pour diverses raisons être fermé, on décida de transférer la chose dans le centre 432, situé dans la région de la ville japonaise de Seikusu. Un voyage normalement anodin, préparé de longue date pour éviter tout imprévu. La Compagnie avait bloqué le trafic aérien de la zone à son seul usage, vérifié des centaines de fois que les montagnes boisées étaient désertes. A l'intérieur du Jumbo Jet qui transportait Amalgame, celui-çi s'agita alors soudainement en prenant au dépourvu ses gardes. La chose s'attaqua d'abord à ceux qui connaissaient les ordres à prononcer pour la faire obéir : les tentacules leurs broyèrent si fort la gorge que la pression sanguine fit voler leurs yeux hors de leurs orbites. D'autres l'attaquèrent bien, mais la chose résista aux mitrailleuses comme si elles n'avaient craché que des perles de polystyrène. Les fous connurent le même sort et bientôt la garde présente fut entièrement décimée, ne laissant que des pilotes impuissants face à la créature qui les massacra, faisant s'écraser l'avion sur les montagnes qui bordaient la fourmillante métropole.
On ne retrouva que la carcasse du Jumbo et les corps calcinés des gardes éparpillés dans la zone du crash. Nulle trace d'Amalgame, décrété comme en fuite et extrêmement dangereux.
J'ai volontairement laissé bien des points obscurs sur l'histoire et les capacités / particularités d'Amalgame, afin de pouvoir les développer librement dans le jeu avec le concours d'éventuels partenaires disposés à fouiller un peu le personnage. Ainsi, certains pouvoirs par exemple ne seront révélés qu'avec le jeu.