Les récits épiques des aînés étaient très appréciés des Chérubins. Les Anges n’avaient pas la télévision, et, à défaut, c’était des loisirs plus ancestraux qui s’appliquaient. L’Amphithéâtre était traditionnellement le lieu où les mentors dispensaient leurs cours aux Chérubins, ainsi qu’aux Anges plus vieux. Après tout, un Ange était toujours en quête d’apprentissage, toujours en voie vers ce qu’il lui était impossible à atteindre : la perfection. Les cours dépendaient de ceux qui étaient chargés d’en donner, et leur durée était variable, tout comme leur nombre. Il n’y avait pas d’appel, pas de présence obligatoire. Chacun y allait, parce que chacun savait qu’ils avaient une mission à accomplir. Les cours... Tu t’en souviens, je présume ? Même à ton âge, il t’arrivait de les voir. L’Ange qui prétendait ne pas connaître le trouble, le doute, ou l’hésitation, faisait preuve d’orgueil. Les instructeurs le répétaient sans cesse aux jeunes Anges : « l’exercice de votre charge vous amènera à confronter nos principes à la réalité. Vous y verrez la facilité, vous y verrez les promesses d’une vie simple, et vous serez tentés par ces sirènes. Le vrai bonheur ne peut s’atteindre que dans la discipline, dans la dureté, et dans une exigence de soi perpétuelle. C’est à ce titre, et à ce titre seulement, que vous protègerez nos terres des engeances infernales, et, surtout, que vous protègerez vos cœurs et vos âmes de la tentation d’une vie de joie dans le péché et la souffrance ». Les cours étaient des sortes de longs prêches, qui tournaient souvent autour des sept péchés capitaux, les sept péchés à la base de tout : la Paresse, l’Orgueil, la Gourmandise, la Luxure, l’Avarice, la Colère, et l’Envie. Pour autant, il ne fallait pas croire que les cours se résumaient simplement aux interdits. Les instructeurs parlaient également longuement, très longuement même, des Sept Vertus : les trois Vertus théologales, la Foi, l’Espérance, la Charité, et les quatre Vertus cardinales, inférieures au Trio fondamental, la Justice, la Prudence, la Force, et la Tempérance.
Tout ça t’était revenu en tête lorsque vous approchâtes de l’Amphithéâtre. Bath Kol s’amusait de la situation. C’était une place grande, et, s’il y avait surtout des enfants, il y avait aussi d’autres Anges, plus âgés. Si Abigahëlle comptait raconter une histoire, il était probable que les autres Anges viendraient. Sauf quelques rares exceptions, les Chérubins, dans l’ensemble, ignoraient qu’Abigahëlle était une Archange un peu spéciale. Le Conseil ne voulait pas que ça s’ébruite, et c’était une chose que tu pouvais comprendre. Mettre la femme au pilori était la meilleure manière de la voir définitivement renier vos préceptes, pour se retourner contre vous.
Même toi, tu avais alors discerné l’humour de la situation. Elle, cette femme arrogante, prétentieuse, était tout d’un coup troublée par la perspective d’affronter une assemblée de Chérubins. Elle, qui avait vaincu l’Enfer, tremblait devant un troupeau de marmots. Si tu avais été un peu plus ironique, tu en aurais ri, mais il était vrai, et ça, tu pouvais attester t’en souvenir, que l’Archange était perturbé. Elle était habituée à vivre dans le conflit, que ce soit avec les démons, ou même avec ses propres camarades. Et là, c’était tout le contraire qu’on lui demandait. L’expérience était curieuse, osée, mais elle pouvait bien marcher, et, en tout cas, produire des résultats étonnants, inattendus.
« Comment tu fais toi... » t’avait-elle demandé.
Ça, tu t’en rappelais. Elle l’avait demandé juste avant que Bath Kol ne vous abandonne. Elle rejoignit les Chérubins, parvenant à se faire sans peine une place, et tu t’étais retournée vers elle, pour poser à nouveau une main rassurante sur son épaule.
« Je me dis qu’il faut mettre son ego de côté, et que nous agissons pour eux, pour les autres. Ne te dis pas qu’il faut te mettre en valeur, dis-toi qu’il faut leur apprendre quelque chose, leur montrer ce qu’être un Ange talentueux veut dire, ce que notre voie signifie. Comme toi, comme moi, ces petits êtres seront un jour appelés à combattre les démons, ou à être soumis à la tentation. Vois ça comme un témoignage, un récit de ta propre expérience. »
Tes explications n’étaient sans doute pas limpides, et tu te rapprochas. Les Anges plus élevés fronçaient lentement les sourcils envoyant Abigahëlle, se demandant probablement ce qu’elle faisait là, mais les autres, les petits, vous regardaient avec de grands yeux. En hauteur, l’horizon s’imposait, un ciel crépusculaire se répandant au-dessus de la ville. Tu t’étais tournée vers les Chérubins, pour te mettre à leur parler :
« Je vous souhaite le bonsoir ! t’étais-tu alors exclamée. Je suis l’Ange Yehaël, l’Ange de la Pureté, et, comme chaque soir, vos oreilles vont être diverties par un récit, un récit qui, je l’espère, saura vous rappeler toute la chance que vous avez de faire partie de notre peuple, et pourquoi il est nécessaire de respecter nos principes, et d’agir en vertu de ces derniers. »
Ils écoutaient, silencieusement, et tu poursuivis :
« Vous savez tous à quel point le Royaume céleste est magnifique, et tous vos aînés vous ont dépeint la noirceur des Enfers, la noirceur d’un monde ravagé par la folie de ceux qui l’habitent. Aussi me semble-t-il judicieux que vous ayez une description des Enfers, faite par une personne qui y a été, et qui pourra vous apporter son témoignage... L’Archange Abigahëlle ! »