Ses yeux n'avaient pas quitté la berge depuis au moins trois jours, aussi secs que d'habitude. Ses mains tripotaient sa dernière "création", un être vivant de plus à être sorti de ses entrailles. Pas indemne. Mais elle avait l'habitude des morts-nés : ils composaient le tier de ses naissances. Le reste étaient soit des chimères qui ne survivaient pas plus de quelques minutes, soit des humains de pures souches qui avaient tôt fait d'arriver à côté de pieds adultes, sur le banc de sable, sur la plage.
Il y eut une époque où, dans les villages alentours, on débattit un moment de ces étranges bébés qui poussaient mystérieusement dans l'écume. Et puis, on en parla plus, malgré le fait que ça continuait.
Elle se savait mauvaise mère, de toutes façons, malgré son désir monstrueux de garder au moins un de ces nouveaux-nés. C'était un peu comme travailler sans salaire. "La bénévole de la chair" aurait été un surnom délicieusement amusant pour les sirènes si elles y avaient pensées, horriblement douloureux pour l'aquatique créature.
Elle avait à peine fini d'enterrer la minuscule dépouille dans le sable argileux que le bruit arriva.
Au-delà du son habituel de la vague qui hurlait contre les rochers, il y avait eu quelque chose de plus.
Un morceau bleu flottait sur la surface aqueuse remué par le vent, et en descendant vers les profondeurs parce qu'elle avait compris, elle se demanda comment elle n'avait pas aperçu celui qui possédait ce chapeau. La culpabilité absurde d'avoir veillé sur un mort et de n'avoir pas eu plus tôt l'opportunité de sauver une vie la frappa et son cœur s'enfonça dans son estomac aussi vite que Romary s'enfonçait dans l'eau.
Heureusement, ce fut un jeu d'enfant de le rattraper par un pied et de l'extirper de l'eau. La terranide avait déjà sauvé quelques vies : des colosses, deux ou trois marins qui en guise de remerciement l'avaient enlacé d'un filet puis de leurs bras bronzés sans vraiment lui demander son avis. La notion du viol lui étant presque aussi inconnue que les protestations, elle était repartie comme elle était venue parce que ces braves hommes n'avaient pas de bac d'eau où la mettre et qu'elle n'aurait rien valu au marché morte de déshydratation.
Romary fut posé sur un des sommets de côtes qui n'étaient pas engouffrés par l'eau. Mais il n'y avait plus de chemin, plus de rochers et même plus de sol, parce que l'eau avait monté de prés de cinq cent mètres au-dessus du sol : la région supportait de fortes et épuisantes montées comme celle-là à peu près deux fois par semaines. L'iode était présente dans un taux anormalement élevée et rendait malade les plus fragiles, comme la fille de l'aubergiste. La proximité de plantes médicinales qui résistaient à l'engouffrement de l'eau n'était pas hasardeuse.
La terranide savait tout ça comme elle aurait pu connaître les températures du volcan de l'île du Sud ou la direction du vent qui soufflait constamment sur un îlot au Nord : elle le savait parce qu'elle n'avait rien d'autre à apprendre. Voyager était sa seule occupation, et en plus du petit corps fraîchement enseveli sous leurs pieds (ou leurs nageoires), il devait y en avoir bien d'autres éparpillés autour de Terra, loin de ce qui aurait pu leur servir de mère.
Le bordeaux de ses yeux avaient une nouvelle cible, un peu plus plaisante à observer et avec, au moins, un futur assuré. Elle attendit sagement qu'il se réveille.