En des terres lointaines et dépeuplées, là où les parchemins traçaient les limites méridionales de l'empire d'Ashnard s'étendait la mangrove la plus vaste de Terra, Atamalgrovo.
Forteresse naturelle aux murailles profondes, c'est ici que le fleuve Atamal, arrosant de toute sa longueur les rives stériles des Landes Dévastées, venait se déverser dans les chaudes mers de l'est. Dans ces mers où mouillaient les archipels tributaires de Nexus, et au delà encore, les limites de Tekhos.
Son cours puissant, à l'approche du littoral, éclatait en un réseau tentaculaire de bras charriant ses alluvions. Et du terreau spongieux de ce delta jaillissait une formidable éruption écologique, comparables aux seuls excès de la nature observés sur Terreaufair.
Atamalgrovo, vaste jungle marécageuse, accueillait un des plus mortels écosystèmes de Terra. Peu d'êtres conscients s'hasardaient à pénétrer son étouffante atmosphère, dès lors qu'il réalisaient leur place dans la chaîne alimentaire.
L'air, le sol, l'eau grouillaient de morsures foudroyantes, de dards incurables et de crocs empoisonnés.
Pourtant c'est ici que Thanasia était venue pagayer, dérivant depuis l'amont du fleuve dans sa barque à fond plat, se laissant avaler par l'enfer vert.
Après une heure seulement et malgré le Soleil levant, elle avait ôté la cape lugubre qui la recouvrait, exposant son fragile épiderme et ses membres fluets.
La canopée recouvrait si densément le fleuve qu'elle pouvait y ramer à loisir, louvoyant entre les racines plongeant sous l'eau, sans craindre les rayons du Soleil.
Malgré la chaleur d'étuve, elle ne suait pas.
Malgré l'air grouillant d'insectes, on ne la piquait pas.
Elle pagayait d'un sourire paisible, son corps restant sourd à toutes les agressions.
Les nuées qu'elle traversait se posaient sur ses bras nus, sur ses cuisses. Leurs dards, leurs antennes longues comme des doigts sondaient sa peau, et Thanasia contemplait ces créatures luisantes cherchant en vain la chaleur d'une veine à piquer. Mais échouant à trouver un signe de vie sur cet épiderme, elles reprenaient leur vol au dessus de l'eau.
Un tel foisonnement d'insectes était prometteur. pour la vampire. Elle espérait croiser de ces coléoptères géants rencontrés il y a longtemps sur une autre planète, pondant leurs oeufs dans les mammifères vivant qu'ils kidnappaient dans leur nid.
Quelques jours délicieux, quoique peu orthodoxes...
Mais la vampire leur était invisible, et son bras avait pour eux autant d'intérêt qu'un simple perchoir. Du sang, elle en avait, mais il ne circulait pas.
Mais parmi les fougères ployant sous l'humidité, certains périls se révélaient plus clairvoyants que le dard d'un moustique.
Dans un méandre plus étroit du cours d'eau où patauge l'embarcation de la vampire, un mouvement trahit un chasseur dans son dos.
Elle se retourne... Puis l'aperçoit encore.
C'est un prédateur, énorme, mais parfaitement silencieux. Une créature aux six pattes musclées déplaçant un corps fait pour la chasse, et à la place de sa tête, une gueule large et dentue semblant donner droit vers son estomac.
D'un coup de rame, Thanasia immobilise sa barque et se dresse sur ses jambes.
La bête approche encore. Elle doit mesurer deux mètres au garrot et pourrait l'avaler sans mâcher.
On ne distingue pas ses yeux, mais elle doit en avoir, à la manière dont elle frôle et esquive chaque feuille qui pourrait bruisser à son contact, des filets de bave liquide tombant entre ses pas.
Alors que le monstre se dresse sur un promontoire de racines, deux autres bêtes descendent de troncs voisins et lui coupent toute retraite. Le fourbe chassait en meute.
Savourant la tension qui précède un combat sanglant, Thanasia sourit férocement et ouvre sa main pour y matérialiser sa lame de glace, mais quelqu'un, quelque chose la fait se raviser.
A l'instant où le chasseur bande ses muscles, le visage de la vampire se déforme d'une expression de haine et la jungle tombe dans un silence absolu.
L'espace d'une seconde, plus un cri, plus un piaillement...
« D̴i̶s̴p̴a̵r̸a̷i̶s̶s̴e̸z̴. » siffle-t-elle.
Et le murmure se répand comme un hurlement pénétrant leurs oreilles, foudroyant de terreur ses poursuivants.
La canopée se vide brutalement de ses volatiles cachés, s'envolant en toute hâte dans une nuée de piaillements et de feuilles tombant comme en automne. Le premier monstre en glisse de son perchoir dans un cri plaintif, tombant sourdement au sol et tous fuient entre les arbres, comme pourchassés par le diable.
Ils venaient de goûter à l'aura d'une créature vieille de plusieurs millénaires, de sentir la présence décuplée d'une vampire très ancienne.
Thanasia se rassied, et dans une jungle soudain bien plus calme, se remet à pagayer.
Pourquoi était-elle venue ici ?
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La raison remontait à quelques mois. Thanasia possédait une esclave, une Terranide reptilienne nommée Komkoï, achetée un an auparavant. Une bonne esclave, agile de sa lame et habile au lit. Très fidèle, et qui s'était chargée d'éventrer nombre de chasseurs de prime lancés à leurs trousses.
La vampire, interdite de meurtre ou de blessure par le sceau de Dalsimaï, avait pu vivre en paix quelques temps grâce à sa diligente servante qui, par procuration, la débarrassait de ses poursuivants.
Tuer, Thanasia ne pouvait en donner l'ordre non plus, et un langage implicite s'était établit entre elles lorsqu'il était à propos de régler un problème.
En voyage ou sur l'oreiller, Komkoï ne tarissait pas d'histoires sur sa terre natale. Pourtant, malgré la soumission qu'elle vouait à sa maîtresse (qu'elle savait être une créature supérieure) elle refusait de lui révéler son lieu de naissance, craignant que les siens portent un jour un collier comme elle.
Elle venait du sud, mais la vampire n'en savait pas plus.
Thanasia finit par affranchir Komkoï, comme elle le faisait avec tous ses esclaves. Komkoï l'avait toujours bien servie, et la vampire savait la souffrance, le mal du pays que cachaient ses innombrables récits d'enfance.
La terranide était rentrée chez les siens, mais pleine de reconnaissance pour cette maîtresse généreuse qui l'avait fort peu battue et qui semblait fort bien la comprendre, lui avait glissé à l'oreille avant de partir :
« Atamalgrovo. »
Atamalgrovo... Son lieu de naissance. Jungle du delta d'Atamal. Ce mot rampait dans la tête de Thanasia au hasard du jour et de la nuit, marchant entre l'espace de son crane et de sa cervelle.
Il allongeait dans sa bouche une saveur semblable à une graine de tournelune grillée, de celle qu'on avale parce qu'on a faim, mais dont la petite taille ne fait qu'attiser l'appétit.
La petite femme reconnaissait ce besoin, ce manque : L'appel de la découverte, du nouveau. Rien d'anodin pour un esprit ridé comme le sien qui avait déjà tant vu.
Mais il y existait quelque chose au delà de cette envie, un autre besoin, résistant sans peine aux efforts de Thanasia pour le mettre en mots.
Un Appel... faute de mieux, intangible et mystérieux, qui avait tôt fait de la jeter sur les routes du sud , vers l'embouchure méconnue du fleuve.
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Thanasia bondit d'arbres en arbres au dessus de la mangrove, ses doigts de pieds et de main s'accrochant à l'écorce moussue, plongeant toujours plus loin dans le ventre végétal.
Elle a laissé s'échouer sa barque et son rythme paisible, pour le plaisir de filer dans les airs, le corps en pleine extension.
Les jambes fluettes de la vampire avalent sans peine de longs sauts de plus de trente mètres. Ses bras blancs se balancent aux branches, attrapent des lianes pour conserver son élan.
Elle vole en plein jour sous une cathédrale végétale. Le brouillard étouffant que couve la cime des palétuviers dessine avec clarté les rideaux de Soleil qui parviennent à le pénétrer. La vampire sent l'épaisseur de la brume s'accumuler contre sa peau. Quel intense bonheur que de fendre les airs dans cette jungle inconnue dont elle se sentait déjà maîtresse.
Bientôt, il n'y a plus de sol au dessus duquel voler. Le noir limon fertile, son tapis de fougères, s'efface au profit de l'eau du delta, là où seuls survivent les plus anciens des arbres mais où la canopée reste aussi dense.
Perchés sur leur forêt de pilotis survivent ces verts titans, dont chaque racine pourrait être un tronc. Tout là haut, leurs branches filent un vaste réseau de veines au dessus du vide, s'entrelaçant dans ceux de ses voisins afin de soutenir cette impossible voûte translucide où le bleu du ciel n'était plus qu'un souvenir.
Thanasia se propulse une dernière fois au dessus du vide, pivote librement dans un salto arrière et se précipite dans l'onde d'un splash vertical.
Les cimes de la mangrove sont aussi hautes que ses eaux sont profondes. Et elles regorgent de vie.
Thanasia ondule au dessus de poissons aux couleurs toxiques, passe des bancs de lamproies rouges, chevelures organiques aux bouches de cauchemar. En lieu d'insectes, des sangsues l'effleurent sans même songer à la goûter.
Et le schéma se répète, car de plus grosses créatures hantent le marais. Des brochets au bec hérissé de dents prennent la fuite quand ils ne la reconnaissent pas, mais dans l'eau claire, un énorme saurien déplace sa masse entre les racines immergées. Ses membres palmés draguent les tiges et les algues qui barrent son chemin sans le ralentir.
A sept mètres de profondeur, Thanasia s'immobilise. Elle sait qu'il l'a vue. Mais sa propre aura ne fait que réveiller les instincts du saurien. C'est une menace. Et la bête est territoriale.
Ses rugissements subaquatiques font vibrer le corps de son adversaire qui décrit une courbe pour l'approcher.
Une fois de plus, Thanasia ouvre sa paume pour former un sabre de glace, et une fois de plus, elle se ravise.
L'appel d'Atamalgrovo l'imprègne, celui qui l'avait guidée jusqu'ici. Il plaide de ne pas tuer l'animal, comme il avait plaidé d'épargner les monstres à six pattes.
Alors, ses pupilles luisent de sa magie et dirigent leur flux vers l'adversaire. Le monstre écailleux glapit, sentant geler l'eau dans lequel il nage pour la première fois de sa tropicale existence.
Et, visiblement traumatisé par le choc de température, il préfère la fuite, se trémoussant comme un têtard vers des eaux plus chaudes.
Thanasia fait surface pour reprendre son souffle, trouant le vert uniforme d'un tapis de lentilles d'eau. Un batracien cramoisi saute sur son épaule, et gobe des insectes pendant que la vampire nage sur le dos.
Elle repense à l'Appel qu'elle a ressentit. C'est une injonction de vie, silencieuse. Elle réclame à la vampire de ne pas perturber l'équilibre du marais par sa présence. Alors pourquoi l'avoir appelée ? Pourquoi Thanasia lui obéissait-il, d'ailleurs ? C'était vexant pour un être supérieur de suivre une volonté autre que la sienne.
Mais elle décide de l'accepter pour l'instant. Après tout, sa seule présence l'élevait au sommet de cette chaîne alimentaire. Les animaux ne possédaient pas l'entêtement de certaines créatures pensantes.
Ses brasses la mènent aux abords d'un champ de nénuphars géants, à l'abri sous la canopée.
Leur corolle est assez vaste et rigide pour supporter les huttes de jonc tressés qui fleurissent en leur centre.
Entre les îlots flottants, des embarcations transportent des pêcheurs s'activant sur leurs filets ou dérivent dans le courant.
C'est un village terranide, perdu au cœur du delta. Les indigènes ont les traits de son ancienne esclave : Une morphologie humanoïde, à l'exception d'une tête et de la queue d'un reptile aux écailles bleutées.
Une tribu Sauren.
Les bêtes habillées de longs pagnes s'affairent à leurs activités, escaladent des cordes menant aux arbres voisins, ou vident des entrailles de poissons. On devine un réseau de ponts tendus qui s'éloigne dans la brume au dessus de l'eau et des silhouettes qui se croisent.
Soudain l'alarme sonne. On souffle dans de larges roseaux, des tambours s'activent. Les terranides s'attroupent sur les quais des pêcheurs, armés de leurs sarbacanes et de leurs lances taillées.
Là-bas, sur l'eau, marche une créature à la peau blanche et aux cheveux de cendres.
Sous ses pas de givre, l'eau devient solide, créant un pont qui la mène droit au village.
Autour d'elle lévitent des épines de glace fendant l'air de leur sillage blanc, d'autres dressées autour d'elle, flottant comme une couronne.
Des flocons tombent, s'évaporent sur les lances des terranides et l'aura de Thanasia enveloppe chacun d'entre eux dans un nuage de terreur.
La petite vampire pose pied sur le sol végétal, entourée d'une haie de guerrières et guerriers, écrasés par sa présence. Ses regards font reculer d'instinct. Nul n'ose tirer.
Elle dit :
« Qui ici est vôtre maître ? »
Une femelle enceinte s'avance, dépassait d'une tête l'assemblée terranide. Ses mains bleues protègent son ventre. Elle cache mieux sa peur que ses congénères, parvenant à énoncer avec force :
« Je suis Ïmir, cheffe du clan Ojava. Qui es tu ? Que veux tu ? »
La vampire soulève un sourcil. Elle parle le Bas-Janvo, ou une de ses formes. C'était un dialecte des tribus du sud, modulaire, très aisé à apprendre. Elle lui répond dans sa langue :
« Approche. »
Son ordre saisit la cheffe de tribu, comme une monture surprise par le claquement des rênes. Elle obéit, la voix de la petite créature pénétrant ses oreilles.
La tribu redouble de lances désespérément brandies alors qu'elle s'approche, dominant la vampire en taille mais entièrement soumise par l'esprit. L'instinct animal des Saurens hurle au danger, à la fuite, à la panique, mais la fidélité envers leur cheffe les cloue sur place. Des images de carnage atroce leur apparaissent à la moindre ambition agressive. Ils sont impuissants.
La vampire pose ses mains sur le ventre enflé d'Ïmir qui cesse de respirer, elle et tous les siens.
« Je suis Thanasia de Saerth'wen, créature millénaire. Appelle moi maîtresse. »
« ...Bien, maîtresse. » déglutit Ïmir, la gorge sèche.
« Prosterne toi. »
Un sentiment de désespoir s'abat sur l'assistance en voyant leur guide mettre lentement genoux au sol. Leur courageuse protectrice s'était inclinée sans résistance, sans qu'aucun d'entre eux n'ai le courage de s'interposer.
Si Ïmir ne portait pas cet enfant vulnérable dans son ventre, les choses seraient-elles différentes ?
« A présent, seules mes paroles seront obéies. Je te condamne au silence, le temps de mon séjour. Si tu acquiesces, prouve moi ta soumission.»
L'ancienne cheffe de clan tire sa langue reptilienne couleur d'ébène et lèche lentement le cou de son pied immaculé. Un guerrier jette sa lance au sol, dévoré d'une rage impuissante. Mais alors que le même sentiment s'apprête à engloutir la tribu...
« A genoux, mes sœurs, mes frères ! Prosternons nous avec Ïmir ! Accueillons notre maîtresse ! »
Une femelle s'avance à genoux.
A quatre pattes, la queue à l'horizontale, on oublierait qu'il s'agit d'une bipède. Thanasia reconnaît immédiatement les traits de Komkoï, son esclave affranchie.
La Sauren laisse la vampire fouler sa nuque au pied. Voyant que leur cheffe semble plus digne lorsque d'autres se soumettent avec elle, les Saurens s'agenouillent aussi. Ils se rapprochent, intimidés et curieux de toucher ce corps frêle aux pouvoirs si terrifiants.
Thanasia laisse apparaître un sourire.
Son aura d'intimidation se résorbe au rythme des caresses, et l'atmosphère change du tout au tout. Les doigts espiègles de Komkoï se glissent entre son ventre et sa culotte de cuir et la descendent le long de ses jambes nubiles. Thanasia flatte son menton fidèle, ravie de voir que son esclave n'avait pas perdu ses manières.
On la porte dans la hutte d'Ïmir. La vampire congédie les mâles et profite de ses nouvelles esclaves jusqu'à la nuit tombée. On organise un banquet en son honneur, Thanasia trônant en majesté à la place de la cheffe, comme elle l'avait fait mille fois du temps où elle soumettait les villages du désert et les saignait à blanc.
Tout dans la posture, dans le regard de la petite vampire exprimait ses inclinations dominatrices, celles d'une créature faite pour régner.
A l'inverse des terranides du Sud qui répondaient à leur instinct de fidélité docile, comme le prouvaient Komkoï et Ïmir a ses pieds.
La grande Sauren caressait sa jambe en la regardant, la tête sur son genou.
La terreur avait fait place à l'admiration.
L'ancienne cheffe avait dû lutter pour son rôle, prouver cent fois sa valeur, asseoir mille fois sa légitimité. Pourtant, cette Thanasia était venue et, par le seul pouvoir de sa présence, Ïmir lui avait tout cédé sans résistance. Toutes ces années de labeur.
Comme elle aspirait à être comme elle...
Les mâles préparent et servent le repas, jouent des instrument pendant que les femelles dansent, le corps fluide, plein de langueurs après l'avoir offert à leur maîtresse.
Chacune couve l'espoir que la vampire ait encore grand appétit et les réclamerait à nouveau dans sa couche.
Cet espoir est exaucé les jours suivants.
Au lever du Soleil, Thanasia flâne habituellement à l'ombre, entourée de ses serviteurs.
Elle commande avec un tel naturel que nul ne se révolte de la servir. C'était à croire qu'elle avait été leur dirigeante de toujours et qu'Ïmir, muette docile à ses pieds, n'avait jamais existé.
Au contraire, la tribu y trouve du sens. La vampire est sévère mais juste, se rappelle des noms de chacun et accorde ses faveurs à ceux qui lui sont plus soumis.
Alors, on l'évente sous des palmes, on lui fait découvrir des fruits inconnus, on la masse à l'huile végétale.
Et une fois ivre de cette volupté tribale, Thanasia part pour la jungle.
Elle plonge seule au cœur de la nature et, des heures durant, observe la faune d'Atalamalgrovo.
Une vie à se cacher dans les plus sauvages contrées de l'univers l'avait muée en naturaliste passionnée. Ici comme ailleurs évoluaient des créatures absentes de tout ouvrage, de toute banque de donnée tekhane, inconnues même des plus grands sages de Nexus.
A plat ventre sur une racine, assise au fond de l'eau ou suspendue par les jambes à une liane, elle documente toutes ces formes de vie. Munie d'une pointe sèche, elle grave leurs formes sur des plaquettes de laiton, à la manière d'un jeu de cartes éthologique.
Dire qu'elle maîtrisait ce médium serait un euphémisme. L'éternité permettait d'exceller en de nombreux points.
Sur l'autre face de son esquisse, elle décrit brièvement l'animal de sa graphie antique, puis elle range la carte dans sa poche et en tire une plaque vierge.
Elle rentre à la nuit tombée et se retire dans la hutte d'Ïmir qu'elle a fait sienne.
Peu à peu, les femelles du camp la rejoignent, entre dans sa couche et la déshabillent.
Alors, toute la nuit, sur les nattes de roseau tressé, Thanasia ouvre sa glabre entrejambe à leurs lapements avides, remplit ses mains de leurs fermes postérieurs et sa bouche de leurs tétons bleutés.
Dans le passé, certaines avaient déjà satisfait une autre femelle dans le secret des feuillages ou d'une barque dérivant au loin. Mais nulle n'imaginait abandonner son corps à ce torrent de dépravation, où mères, filles, amies et rivales se joignaient à ce chaos de cuisses entremêlées au centre duquel se prélassait Thanasia.
Toute la nuit, elle flotte sur ces peaux tièdes, peintes de pigments colorés, dont son épiderme sans vie empreinte la chaleur.
Lorsqu'une Sauren obtient sa faveur, elle s'en saisit et ravage son corps jusqu'aux portes de l'orgasme.
Alors, elle plante ses crocs dans son cou, provoquant une jouissance si violente que ses yeux se révulsent et son sexe gicle entre les doigts blancs qui la pénètrent. Volé de ses muscles, son corps s'affaisse lentement, s'abandonnant aux divines toxines que Thanasia déverse dans la morsure.
Ïmir est la proie la plus fréquente de ces orgasmes sanglants, plusieurs fois par nuit.
Elle est sa partenaire d'ébat favorite, et en subit docilement les conséquences. La vampire s'abreuve sans retenue au sang épais de la femme enceinte, nectar délicieux au même titre que celui des vierges. Komkoï et les autres femelles s'inquiètent de ce traitement épuisait pour leur ancienne guide et l'enfant qu'elle porte. Mais malgré leur efforts dévoués pour détourner les faveurs de Thanasia, ses crocs reviennent toujours au cou d'Ïmir. Elle-même accepte chaque morsure en silence, mais on devine une absence dans ses yeux. L'effet enivrant et répété des toxines la privait peu à peu d'une part de sa conscience.
Plusieurs semaines passent à ce rythme. Thanasia est comme sur un nuage. Elle en oublie la raison de sa présence et profite du moment. Allongée dans l'humus ou sur le dos d'un poisson géant, son jeu de cartes gravées se remplit, tant et si bien qu'elle doit retourner à sa barque pour en trouver davantage.
La cheffe, toujours vouée au silence, reste hagarde toute la journée, s'affaiblit de jour en jour. Mais la vampire n'a que faire du sort de son enfant et rejette les mâles Sauren qui lui sont proposés.
Un jour, Thanasia ne quitte même pas la hutte et, consumée d'un appétit dévorant, s'accouple seule avec Ïmir jusqu'à la nuit tombée.
Le crépuscule les trouve haletantes sur la natte en roseau, le corps de la Sauren étalé, vide de forces, son ventre rond se soulevant au rythme de ses respirations. A l'origine, les deux femmes partageaient une complicité charnelle indéniable, mais que chaque morsure avaient faussé davantage, à mesure que s'égarait la conscience d'Ïmir. Elle n'est plus qu'une bête docile et tremblante, soumise à ses désirs.
A cheval sur sa croupe, la petite vampire nue caresse la longue queue de sa partenaire. L'éclat dans ses yeux prouve qu'elle n'est pas rassasiée, qu'elle s'apprête à en réclamer davantage.
C'est là qu'une silhouette écarte le rideau de l'entrée, tiré depuis la veille. Elle est si haute qu'elle doit se pencher pour passer le cadre.
La vampire hausse un sourcil impérial :
« J'avais donné l'ordre de ne pas me déranger. » dit-elle en essuyant la sueur de sauren étalée sur son buste.
La silhouette massive répond en Bas-Janvo, d'une voix caverneuse.
« Tu as abusé de l'accueil qui t'étais offert, créature. »
La remarque lui fait proprement dévisager son interlocuteur. C'est un Sauren inconnue d'elle. Un vieil homme, à en juger par la barbe poussant de son menton écailleux. Mais un vieil homme droit et charpenté, à la stature capable de soulever un tronc d'arbre et aux jambes capable de le porter sur des lieues à la ronde.
A l'exception d'une ceinture tressée de breloques, de colliers et de bracelets lourds de talismans, le vieil homme est nu sous les pigments qui colorent sa peau. C'est un chaman.
« Une vampire n'abuse de rien. Ce qu'elle veux, elle le prend. » répond Thanasia
« Ta faim te rend aveugle, créature. Elle t'égare loin du vrai chemin. »
« Je n'ai que faire de tes vides sermons, vieillard. Maintenant hors de ma vue. »
« Rappelle toi la raison de ta venue ! » ordonne le chaman, frappant son bâton sur le sol de la case. Une onde de choc familière frappe Thanasia et saisit son attention. Ses yeux fixent l’entrelacs de bois vert formant un totem au sommet du bâton.
Elle ne parvient plus à en départir ses yeux. L'Appel mystérieux qui l'avait menée ici, l'envie qui l'avait prise irradiait de cette forme, de ce druide inconnu qui avance vers elle.
Vautrée dans la luxure, elle avait ignoré les sirènes d'Atamalgrovo, l'appelant à poursuivre sa route, prétendant que le village et les cuisses des Sauren constituaient sa destination.
Pourtant, une faim terrible s'installe dans son ventre, alors que le Sauren la domine de toute sa hauteur.
«Je possède les réponses que tu cherches. » annonce-t-il avec morgue en avançant son bassin, lui présentant son membre viril.
Thanasia ne dit rien mais ne parvient pas à détourner les yeux, comme hypnotisée par la même énergie qui émane de son sceptre. Alors, elle s'agenouille face à lui, ouvre la bouche et avale le sexe peint.
Le druide se tient droit et n'accompagne la vampire d'aucun mouvement, d'aucun geste autre que son regard lointain sur elle.
La langue, les lèvres et la bouche de Thanasia s'appliquent de tout leur art et son esprit les suit, perdu dans la transe de l'instant présent, par le musc qui sature ses narines et la verge qui durcit dans sa gorge.
« Seras-tu un autre moucheron perdu dans sa toile ou bien sa grâce te sera-t-elle dispensée ? » se demande le druide alors que les bruits gras et étouffés accélèrent autour de son sexe.
La semence qui jaillit dans sa bouche a le goût de l'Appel, de ce besoin intangible qui l'avait menée dans cette jungle.
Thanasia n'en perd rien et tente de se relever, son entrecuisse brillante de suppliques, réclamant de se voir honorée du même mystère fertile que sa gorge assoiffée, mais le vieux sage la rejette.
Il l'attrape elle et ses affaires, et sourd à ses prières avides, la chasse dans la nuit.
Un plongeon dans les profondeurs du marais ne change rien à sa détresse, à son manque et aux pulsions qui barattent son bas-ventre, qui le labourent de cette faim que le sang n’apaise pas. Elle ne veut pas d'un simple arrière goût dans sa bouche, elle veut être remplie de cette énergie fertile, elle, la vampire sans vie.
Elle qui avait retenu sa main pour épargner les créatures de la jungle mais, dans sa soif de sang, avait mis en danger une vie à naître. Son appétit pour Ïmir reflétait son désir inexprimé d'accueillir la vie en elle-même
Fusant entre les arbres avec urgence, le totem de bois vert s'imprime dans son esprit, sa forme sylvestre ne quitte plus son imagination.
L'Appel est plus clair que jamais.
Il la mène à un massif végétal, véritable mur au travers duquel il faut ramper et nager longuement pour en atteindre le centre. Plongeant une dernière fois dans l'eau claire pour se laver de la sève fluorescente et du pollen qui collent à sa peau, Thanasia s'avance pieds nus au centre de cet îlot coupé du monde. Pour la première fois depuis des jours, les rayons de la Lune se reflètent directement sur sa peau blanche, sur son short de cuir humide et son haut sans manches.
Les ruines d'un temple ancien se découpent dans la nuit et les fleurs luisantes aux couleurs chaudes. Un croissant d'arcades aux briques cimentées par des vignes, cinq monolithes entourant un cercle rituel et en toile de fond, le temple à trois étages, plus vieux encore que sa tour de Saerth'wen. Il repose là sur ses larges pierres couvertes de lianes aux angles polis par le temps.
La vampire s'avance entre les monolithes. La forme sylvestre au sommet du sceptre du druide est partout, gravée sur les murs et les pierres du cercle sacrificiel. Parvenue au centre, ses genoux cèdent. Elle se tient le ventre, et les images de celui d'Ïmir apparaissent dans son esprit. Elle entend les pleurs vigoureux de son enfant en train de naître, entre les bras du vieux druide puis ceux de sa mère.
Une présence descend sur le temple en ruine. Un Sauren en sentirait la caresse. La vampire en sent le poids écrasant, indiscutablement divin. Peu de créatures y étaient plus faibles que celles de sa race. Thanasia lutte pour ne pas se prosterner. Elle s'attend presque à entendre la voix de l'ange Dalsimaï, quittant le Paradis pour la fouler du pied à nouveau.