-Yukka ! On échange !
A peine la nunaat avait-elle hoché la tête pour marquer son assentiment que Zorro passait à l'action. Il se détendit d'un coup, passant sous le bras de son alliée comme une ombre et asséna un brutal coup de coude au bandit le plus proche, qui émit un gémissement des plus satisfaisant alors que sa tête partait en arrière, le nez et quelques dents brisées.
Le soudain changement d'adversaire perturba les autres esclavagistes, un bref instant, suffisant pour que le mercenaire se remette en garde, la lame devant le visage, son regard émeraude bien plus acéré que le fil de son épée, un sourire carnassier placardé sur son visage maculé de sang.
-Messieurs, après vous …
Le combat repris, violent, sauvage. Bien que leurs rangs aient été clairsemés, les malfrats restaient nombreux ; il en arrivait sans cesse, comme une armée de fourmis en colère, des vermines patibulaires déterminées à éradiquer les inconscients qui avaient osé s'attaquer à eux.
Zorro dansait au milieu du nombre, frappait comme un serpent, esquivait comme un courant d'air, parait des coups qui faisaient hurler son épée mal en point, mais la fatigue commençait à se faire sérieusement sentir. Les coupures, légères encore, s'accumulaient de plus en plus sur son corps, et son armure ne valait pas beaucoup mieux que son arme, percée de toutes parts, devenue moite de sueur et du sang qui s'échappait de dizaines et de dizaines de plaies en tout genre.
Alors qu'il tourbillonnait et virevoltait tel un derviche en transe mystique, le mercenaire avait vaguement conscience qu'à quelques pas de là Yukka menait son propre combat. Un combat qui devait s'avérer plus compliquer que prévu, la "jeune" femme ne l'ayant pas encore rejoint dans la mêlée.
D'un coup de pied, il envoya à terre un énième adversaire, la jambe brisée, et fit vrombir son épée à deux mains autour de lui, produisant le bruit de mille bourdons furieux et se ménageant un petit espace pour souffler, le temps de jeter un regard à l'Amazone à la hache.
Ce fut à ce moment précis qu'un enfer de glace se déchaîna.
Provenant de la jeune femme, des pieux de glace surgirent soudain de sol, à une vitesse démentielle, empalant tout ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Par miracle, Zorro fut épargné, esquivant et parant de justesse un pic qui se dirigeait vers son ventre et transperça finalement le renégat qui se trouvait derrière.
Brusquement un silence assourdissant tomba sur la scène, presque aussi violent que les combats un instant plus tôt. Sur presque cinquante mètre, de toutes parts, les corps des esclavagistes reposent sur des stalagmites acérées, teintant lentement la glace de rouge, immobiles, comme si le temps lui-même s'était arrêté. Et au centre de ce carnage, Yukka, la hache plantée dans le sol, couverte de sang, semblable à une déesse vengeresse avec ses mèches sombres qui paraissaient flotter au gré d'un vent invisible. Une déesse redoutable. Magnifique. Et qui, comme au ralenti, presque avec grâce, commença à chanceler.
Zorro se précipita, manquant de glisser sur la glace qui recouvrait les lieux, et arriva juste à temps pour rattraper la tête de la nunaat avant qu'elle ne touche le sol, inconsciente.
Le temps reprit alors son court. Autour du mercenaire et de la jeune femme, en dépit de la glace, l'incendie continuait de faire rage, consumant tentes et maisonnette avec un grondement sourd. Il leur fallait fuir, fuir avant de se retrouver piégés par les flammes ou que d'éventuels renforts n'arrivent. Pas le temps de fouiller les corps. Et impossible pour l'heure de se diriger vers le village de charbonnier ou de suivre les ex-prisonniers, la voie étant barrée par les massives aiguilles de glace.
Sans plus attendre, espérant seulement que les villageois étaient saufs, le mercenaire chargea Yukka sur ses épaules et se releva, trébuchant soudainement. Diantre ! Bien que grande, il ne s'attendait pas à ce qu'elle pèse ce poids !
Rajustant sa prise, il se mit en route, slalomant entre le feu et la glace, aussi rapidement que possible. Dès qu'il eu dépassé les abords du camp, il accéléra, trottinant dans la forêt en évitant autant que possible de secouer son précieux fardeau, éclairé par la lueur de la lune à travers les feuillages.
Au bout d'une longue course, il tomba à genoux, épuisé. Le combat et ses blessures réclamaient leur dû, le privant de sa force et de son endurance. Posant délicatement sa compagne au sol, il reprit son souffle en observant les alentours, aux aguets. Ils ne pouvaient rester là, ils étaient encore bien trop proche du champ de bataille ; il en percevait encore le son, au travers des fourrés. Avisant des arbres proches, couchés au sol, il se releva en grimaçant et se mit au travail.
Quelques minutes plus tard, il marchait à nouveau d'un pas vif, trainant derrière lui Yukka qui reposait sur un brancard improvisé, fait de branches et de leurs capes nouées à la va-vite.
Il marcha ainsi longtemps, longtemps, la lune poursuivant sa course dans le ciel nocturne. Aux premières lueurs de l'aube, il parvint à un terrain plus accidenté. Et là, comme un heureux coup du sort, il découvrit un trou dans une paroi rocheuse. Une rapide inspection de l'endroit lui apprit ce qu'il voulait savoir : la grotte était sèche, inhabitée depuis longtemps, haute et assez profonde. Un refuge idéal.
Il y traina la guerrière inconsciente, toujours sur son brancard, et se laissa tomber à côté d'elle, adossé au fond de la grotte, en poussant un grognement de fatigue. Il se laissa aller quelques instants, le temps de reposer ses muscles endoloris, avant de se relever en se tenant les hanches.
Si la plupart des blessures qu'il avait reçu au cours du combat étaient maintenant refermées et ne laisseraient bientôt plus aucune marque visible, Yukka aussi avait été blessée, et elle n'allait probablement pas guérir aussi vite que le demi-lycan.
Il fouilla dans leurs affaires et parvint rapidement à rassembler de quoi faire des bandages rudimentaires. Dans la besace de la nunaat, il trouva aussi de nombreuses plantes. Hélas, malgré les leçons des enfants, il n'y a pas si longtemps, il ne connaissait pas encore assez la flore locale pour savoir si l'une d'elle était d'une quelconque utilité. Rassemblant ses trouvailles, il se rapprocha de sa patiente et entreprit de l'examiner. De nombreuses coupures zébraient le corps musclé de la guerrière, et plusieurs bleus marbraient sa peau de tâche plus sombre. Rien de cela ne m'était sa vie en danger dans l'immédiat, même s'il faudrait sans doute les nettoyer plus tard, et le mercenaire ne s'y attarda pas. Plus inquiétant, deux flèches étaient profondément enfoncées dans sa chair, l'une dans l'épaule et l'autre à la base de sa queue. La première en particulier le préoccupait : la hampe avait été brisée et à cause des mouvements du combat le bout restant s'était enfoncé plus loin encore, compliquant la prochaine extraction.
Se redressant, Zorro sortit de la grotte à la recherche de bois sec.
Quelques minutes plus tard, un petit feu brûlait dans la grotte dans lequel Zorro plongea la dague qu'il venait de réaffuter. Alors que la lame chauffait, il revint vers Yukka en se grattant la tête.
-Yukka, tu vas sans doute me tuer quand tu le découvriras, mais là, je n'ai pas trop le choix …
Et avec des gestes précautionneux, il entreprit doucement de la déshabiller. Il fit ça en essayant de préserver au maximum la pudeur de sa patiente, mais il ne pouvait s'empêcher de noter, bien malgré lui, la chaleur de sa peau, les muscles puissants qui roulaient dessous, élégamment dessinés et qui ne gâchaient en rien la féminité de la femme, ou les magnifiques courbes qui se dévoilaient à mesure qu'il retirait son armure.
-Franchement Miss, tu ne pouvais pas tomber dans les vapes à un autre moment ? Proche d'un hôpital par exemple ? Non, vraiment, il fallait que tu le fasses ici et maintenant …
Il parlait pour détourner son attention alors qu'il lavait le corps étendu sous yeux, usant d'un bout de tissu et de l'eau de leurs gourdes, essuyant le sang coagulé pour mieux voir ce qu'il faisait, en profitant pour vérifier qu'elle n'avait aucune plaie dissimulée.
-Bon au plus dur maintenant … Pour le coup, ce n'est pas plus mal que tu sois inconsciente …
Revenant à la dague maintenant désinfectée, il la saisit et la remua un instant dans les airs pour la refroidir avant de retourner s'agenouiller à côté de Yukka.
-D'abord la queue. On extraie, on nettoie à nouveau, on bande. Puis on passe à l'épaule. Et s'il reste des bandages, on couvre les plaies les plus sérieuses.
Et c'est ainsi qu'il procéda, retournant la belle sur le ventre le temps d'opérer, aveugle à tout ce qui n'était pas la queue et la flèche plantée dedans. Zorro était doué, bien que n'ayant pas la dextérité d'un chirurgien, et la flèche vint assez rapidement. Poser le bandage fut plus compliqué, le mercenaire devant jouer avec la queue qui le gênait. Finalement il y parvint, entourant les hanches, la queue et une des cuisses de la guerrière dans une bande de lin pour maintenir le tout. Après quoi il s'occupa du trait fiché dans l'épaule de sa patiente.
Comme il le craignait, l'extraction s'avéra bien plus délicate, et lui fallut plusieurs minutes pour y parvenir. Le bandage, en revanche, fut très rapidement mis en place.
Son travail achevé, Zorro se releva en épongeant la sueur sur son front et observa le résultat d'un œil critique. Il connaissait plusieurs personnes qui l'auraient sans doute traité de tous les noms en voyant ce qu'il avait fait, mais dans l'ensemble il s'estimait satisfait.
Il couvrit Yukka de sa cape, la laissant dans le brancard – toujours mieux que la poussière de la grotte – et retourna s'asseoir auprès du feu en buvant à sa gourde, presque vide.
-Et maintenant, il n'y a plus qu'à attendre, et espérer.
La journée s'écoula lentement. Pour s'occuper et assurer leur sécurité, Zorro avait bricolé de quoi dissimuler l'entrée de leur abri, à l'aide de lierre et de buisson. Il avait aussi répandu tout autour de nombreuses brindilles sèches qui serviraient d'alarme rudimentaires, si jamais quelqu'un ou quelque chose s'aventurait par là. Régulièrement il vérifiait l'état de sa compagne, stable pour l'heure, et retournait à ses occupations, songeant aux pouvoirs qu'elle possédait, au combat qu'ils avaient mené ensemble, et espérant que les villageois étaient sains et saufs, et même à l'abri.
Vers la fin de la journée, alors que le soleil commençait lentement à disparaître et que l'obscurité gagnait les fourrés, Yukka s'agita soudain dans son sommeil. Zorro se rapprocha, constatant que son visage était couvert de gouttelettes de mauvais augure. Il lui toucha le front. Elle était brûlante.
-Par la sainte culotte de Maya ! C'est pas vrai !
Ramassant leurs gourdes, il poussa un nouveau juron, particulièrement vulgaire.
-Et évidemment, on n'a plus d'eau !
Il regarda la femme qui s'agitait, se mordant la lèvre.
-Bon, pas le choix …
Il s'agenouilla près d'elle, murmurant à son oreille qu'il revenait vite, qu'il allait chercher de l'eau, et se mit en route, prenant juste le temps de graver un morceau de bois à l'intention de Yukka si elle se réveillait pendant son absence.
Une fois encore, la chance lui sourit. En longeant la paroi rocheuse, son ouïe aiguisée perçu le glougloutement joyeux d'un cours d'eau. Suivant le bruit, il parvint rapidement à un petit ruisseau clair qui coulait entre les rochers. Il le goûta. L'eau était fraîche, presque froide comme un torrent de montagne. Il en remplit les deux outres et revint à leur grotte. Il ne s'était pas absenté plus de dix minutes.
A l'intérieur, Yukka était toujours allongée. Il s'installa auprès d'elle, saisissant un linge propre dans ses affaires qu'il imbiba de l'eau de source et tamponna doucement le front brûlant de la nunaat. Elle fini par se calmer, bien que toujours brûlante. Avec un soupir, Zorro remonta la cape qui était descendu et ferma les yeux, assis à côté de la jeune femme, tenant sa main dans la sienne.
-Ne t'avise surtout pas de me claquer entre les doigts, compris ?
Inquiet pour elle, inquiet à l'idée que d'éventuels bandits survivants ne les trouvent, il ne dormit pas beaucoup cette nuit-là.
Le lendemain, l'état de Yukka ne s'était pas amélioré, emplissant le mercenaire d'une sourde angoisse. Certes, ils ne se connaissaient pas depuis longtemps, à peine plus de deux jours à vrai dire, mais malgré tout il s'était attaché à la jeune femme et à son fichu caractère. La voir ainsi, si vulnérable, lui était presque insupportable.
Puisant à nouveau dans leurs réserves d'eau, il épongea la sueur qui la couvrait, jusqu'au sommet de sa poitrine, avant de vérifier l'état des bandages improvisés et des blessures en-dessous. Modérément satisfait, il se redressa en jetant un œil critique aux outres. Si la fièvre continuait encore, il allait falloir qu'il trouve une autre solution. Et hors de question de déplacer Yukka dans son état. En somme, il n'avait pas d'autre choix : il allait devoir retourner au camp des esclavagistes, en espérant que quelque chose d'utile avait résisté … Et que personne ne serait présent !
Résolu, il recouvrit la nunaat de sa cape, lui caressa le visage en remettant une mèche de cheveux en place et se mit en route, prenant soin de bien remettre le camouflage de la grotte derrière lui.
Il revint une grosse heure plus tard, un sourire aux lèvres.
-Me revoilà la belle à la grotte dormante. Et j'ai de bonnes nouvelles !
Revenant près de Yukka, il vérifia comment elle se portait avant de raviver leur feu de camp.
-Je suis retourné au campement des bandits. C'était un sacré bordel, je ne vais pas te mentir. Mais première bonne nouvelle, l'incendie qui s'y était déclaré ne s'est pas répandu outre mesure. Seconde bonne nouvelle, j'ai croisé une meute de loup pendant que je fouillais.
Alors que le feu prenait de l'ampleur, Zorro dégageait l'entrée de la caverne, permettant à l'air de pénétrer les lieux.
-Je crois qu'il y en a un qui m'a repéré, mais je ne me suis pas approché plus. Et surtout ça signifie qu'il n'y a plus personne dans le coin. Donc nous ne risquons plus rien. Et enfin j'ai trouvé ça !
Bien que Yukka soit toujours inconsciente, il lui désigna deux seaux en fer blanc déjà remplis d'eau, l'un deux posé sur le feu ronflant.
-Donc je vais pouvoir laver tes bandages et éviter d'avoir à aller faire le plein tous les jours. Merveilleux non ?
A compter de ce moment, une routine s'installa pour le mercenaire.
Au réveil, il relançait le feu puis examinait sa patiente, épongeant la sueur qui recouvrait son corps, pressant un peu d'eau sur ses lèvres violettes pour l'hydrater, avant de vérifier l'état de ses blessures et de laver puis changer les bandages. Considérant que l'hygiène était importante pour guérir, il la lavait elle aussi lorsque le besoin s'en faisant sentir.
Dans ces moments-là il éprouvait toujours une pointe de gêne un peu coupable. Il n'était pourtant un homme prude à l'excès, et il faisait de son mieux pour préserver la pudeur de sa compagne de grotte, mais ses sens étaient bien trop affûtés pour que quoique ce soit lui échappe, que ce soit le contact de sa peau mauve, les cicatrices qui la marquait ou l'odeur que son corps enfiévré dégageait.
La toilette terminée et les bandages remis, il la rhabillait, utilisant sa chemise de rechange, plus simple à enfiler et plus confortable que l'armure de la guerrière, puis il s'occupait de lui, mangeant, faisant ces exercices et se décrassant lui-même.
Ensuite, il vaquait à ses occupations, aménageant la grotte - il avait commencé par faire un véritable lit pour la malade, plutôt que de la laisser sur le brancard – rassemblant du bois pour le feu, ramenant de l'eau au besoin et chassant ou cueillant leur futur repas.
Le soir venu, il préparait le repas, le plus souvent un bouillon épais qu'il pouvait administrer à la souffrante puis s'amusait à sculpter de petits bouts de bois avant de remettre en place la "porte" qu'il avait confectionné le premier soir et de se coucher. Et à chaque occasion il parlait à Yukka, même pour ne rien dire, ignorant si elle pouvait l'entendre ou non, racontant sa journée, des anecdotes insignifiantes, affirmant qu'elle allait guérir et que tout irait bien, persuadé qu'au moins comme ça elle saurait qu'elle n'était pas seule.
Cette routine dura plusieurs jours durant lesquels la fièvre de Yukka fini par diminuer pour finalement disparaître complètement. Ses plaies aussi avaient commencé à bien guérir, et le stade critique où une infection pouvait se déclarer était passé.
Le lendemain, Zorro était occupé à déplumer et vider des oiseaux devant la grotte, assis sur une souche qu'il avait ramené, quand un bruit venant du refuge lui parvint.
Abandonnant sa tâche à moitié achevé, il se précipita au chevet de la jeune femme et contempla le visage qu'il connaissait désormais par cœur et qui semblait vouloir s'éveiller.
Délicatement, il passa une main derrière sa tête pour la soutenir et lui parla d'une voix douce, sourire aux lèvres. Un sourire rassuré, presque tendre.
-Bonjour belle demoiselle. Tu as bien dormi ?