C'était le milieu de la nuit et une nouvelle journée venait de se terminer pour Georges. Celle-ci avait été particulièrement agitée. Il avait été accaparé par certains de ses clients au sujet d'une extension de garantie concernant leurs contrats d'assurances transport et l'un de ses débiteurs s'était donné la mort après une bonne cuite. Formalités administratives et échanges de menaces à peine voilées étaient au rendez vous. Bien sûr, pour Georges, la journée ne pouvait pas se terminer sans que son vampire de conseiller fiscal ne s'invite dans son bureau une fois le soleil couché pour discourir au sujet des dernières taxes inventées par le conseil de régence. Georges n'avait pu se libérer qu'à minuit et se dirigeait vers son 'îlot de solitude.
Il s'agissait littéralement d'un îlot de solitude. La demeure de Georges Flemens était construite au sommet d'une falaise surplombant le port de Nexus. Il s'agissait au départ d'un simple pavillon, mais la richesse de Georges avait permis d'en faire une petite forteresse labyrinthique, avec en son centre une étendue d'eau au milieu de laquelle se trouvait une sorte d'îlot. Personne n'avait le droit de s'en approcher, pas même les gardes du corps du maître des lieux. Seule une barque, placée sous étroite surveillance, permettait de s'y rendre. Sur cet îlot, se dressait une sorte de demeure dans la demeure. Un petit ensemble organisé sur un rez-de-chaussée et un étage comprenant une installation thermale, une bibliothèque, trois chambres assez spacieuses, un petit laboratoire ainsi qu'un petit jardin ornemental...sans parler d'une petite réserve de nourriture en sous-sol. Le tout était décoré de façon assez extravagante par rapport au reste de la demeure. Habituellement, Georges est du genre à considérer que l'élégance réside dans la simplicité. Pourtant, les bâtiments présents sur ce petit îlot étaient décorés d'horribles gargouilles baroques, de vitraux et de colonnes en marbres. Tout cela offrait un contraste saisissant avec le reste du complexe constituant la demeure du comte Flemens.
Pour Georges, cet îlot était bien plus qu'un endroit pour s'isoler. Il s'agissait de l'un des piliers de sa vie. Il n'y avait que dans cet endroit qu'il pouvait se réfugier, limiter son monde l'espace de quelques heures par semaine aux murs de cette petite maison et croire que tout le reste n'existait pas. Il n'y avait que là qu'il se sentait assez en sécurité pour s'autoriser à se délasser un peu, voir même à somnoler. Ce n'était que dans cet endroit, à l'abri de tout regard, qu'il se sentait libre de consulter des ouvrages susceptibles de l'aider dans sa quête d'immortalité, de conserver quelques mystérieux objets issus du lointain passé de la dynastie. De plus, l'eau est loin d'être un obstacle à négliger pour un assassin humain...Essayer donc de vous faire discret en marchant sur un sol de marbre après une petite baignade dans une eau stagnante!
Autrement dit, cet îlot était sans doute le seul endroit au monde dans lequel Georges pouvait être lui-même sans être jugé par qui que ce soit, moyennant le respect de quelques règle de discrétion.
C'est donc là que se rendait Georges, pris d'une soudaine envie de se vautrer dans son fauteuil favori pour y somnoler quelques heures, un verre de liqueur posé sur une table basse à proximité, un feu ronflant dans la cheminée.
Georges traversa donc l'étendue d'eau à la rame jusqu'au ponton prévu pour y recevoir son embarcation et passa l'amarre à la bite prévue à cet effet. La nuit était vraiment magnifique, une pleine lune comme il n'en avait pas vu depuis un moment...Regardant vers le ciel étoilé, le jeune homme souhaita mentalement une bonne chasse à son conseillé fiscal. Il s'autorisa à sourire en imaginant son allié vampirique s'affairer à trouver une « proie de qualité » avant que le soleil ne se lève.
Le jeune noble finit par pénétrer son sanctuaire. Après avoir refermé et barré la porte d'entrée d'une solide poutre en bois massif, et verrouillé de multiples cadenas, il se dirigea vers son salon privé, au rez-de-chaussé. Il abandonna son chapeau, sa canne et son manteau de velours noir sur le dossier d'une chaise avant de se diriger vers la cheminée. Quelques minutes plus tard un bon feu ronronnait dans l'âtre et Georges se dirigeait vers le placard dans lequel il conservait ses alcools favoris. Très vite, il trouva ce qu'il cherchait : Une carafe de cristal emplie d'un liquide ambré et un verre du même matériau.
Georges remplit le verre à moitié. Puis, il reboucha la carafe qu'il abandonna sur une table basse, à proximité du meilleur fauteuil de la pièce. Le jeune homme se dirigea vers le jardin ornemental, son verre de liqueur à la main. Décidément, la nuit était trop belle pour rester à l'intérieur !
Georges admira l'effet des rayons de lune sur les plantes et les arbres du jardin. Dire qu'il s'agissait d'un jardin purement ornemental serait un mensonge. Outre quelques érables, magnolias, rosiers aux couleurs étranges, s'y trouvaient également quelques plantes vénéneuses...de quoi concocter quelques antidotes et poisons et deux ou trois arbres fruitiers, notamment deux cerisiers et un oranger.
Georges marcha à travers le jardin un moment, une main derrière le dos, l'autre tenant son verre. Il se sentait ici comme un roi inspectant son royaume, fier de ses sujets. Arrivé à un endroit plus dégagé que les autres, il leva son verre en un toast silencieux adressé à la fortune de la maison Flemens. Alors seulement, il porta son verre à ses lèvres.
