« Nous n’avons aucune autre option. »
Elena ne savait pas grand-chose de Dijkstra, si ce n’est que, à la voir, il n’avait pas l’air particulièrement avenant. On aurait dit une espèce d’ours, qui les invita à entrer dans le manoir. Elena hocha la tête, et s’aventura à sa suite. Le régiment de Zerrikania devait être l’un des régiments nexusiens les plus éloignés qui soit. Étaient-ils toujours fidèles à la Couronne ? Elena savait que, historiquement, certaines colonies très éloignées avaient fini par se retourner contre leurs supérieurs, déclarant leur indépendance, en estimant n’avoir plus aucun lien avec la Couronne. Et que penser d’un homme qui avait été limogé par ses propres pairs ? Sigismund Dijkstra devait forcément ressentir de la rancœur. La Reine n’était donc pas plus rassurée que Nümba, tout en sachant que son malaise venait aussi beaucoup de cette sinistre forêt.
Le groupe pénétra néanmoins dans la ferme coloniale. À droite du vestibule, il y avait la salle à manger, une grande pièce où on avait mis les couverts, allumant des bougies, et préparant des victuailles.
« Ce que vous mangerez ici n’équivaudra très certainement pas ce que vous mangez au Palais d’Ivoire, Majesté. Vous m’en voyez désolé.
- Ne le soyez pas. J’ai grandi dans un monastère, vous savez. On ne mangeait que des fruits, du pain sec et de l’eau. La viande ne venait que rarement. »
Un léger sourire amusé étira les lèvres de l’homme. Il y avait des bananes, des pommes, des poires, des tomates, et on avait préparé du poulet avec des frites. Le repas était classique, mais l’odeur d’huile grillée s’échappant de la cuisine ne manqua pas de provoquer quelques gargouillis dans le ventre de la douce Reine. Au monastère, elle avait appris l’humilité, bien loin du faste et du luxe du Palais. Elle avait grandi dans une cellule, passant sa journée à étudier, et à travailler la terre. Elena venait, en un sens, du peuple, car elle avait subi une éducation stricte, religieuse. Les moines du monastère de Saint-Antoine vivaient de ce qu’ils cultivaient. Elle récoltait des pommes, découpait le blé, et en mangeait le soir. Elena avait conservé cette habitude, car, au Palais, elle prenait souvent des repas très simples, même si elle avait une foule de maîtres-cuisiniers veillant à lui préparer des plats exquis.
Dijkstra avait également des condiments, et leur expliqua qu’ils avaient voyagé jusqu’à la plus proche ville, soit à des dizaines et à des dizaines de lieues, pour faire des courses. Zerrikania était un endroit isolé. Pas de bourgade proche, rien d’autre que le silence oppressant d’une jungle maudite, et des plateaux rocailleux aux alentours.
« Je vous en prie, installez-vous. Vous devez être affamés, après un tel voyage. »
Elena remarqua alors, le long de toutes les fenêtres, et même des portes, de multiples moustiquaires, ainsi que, dans les coins, d’innombrables cassettes, diffusant des odeurs repoussant les nuisibles. Son regard scrutateur n’échappa pas aux yeux acérés de Dijkstra, qui esquissa un léger sourire.
« Les mouches tsé-tsé de Zerrikania, Votre Altesse. Je vous épargnerai les détails, mais...
- Elles pondent des œufs dans le corps humain, et ces œufs naissent dans le cerveau, ce qui déclenche de vives migraines. Si la personne infectée n’agit pas rapidement, les mouches éclosent en sortant par les orbites, crevant les yeux au passage. »
Dijkstra la regarda silencieusement, sans rien dire pendant de longues secondes, et sourit alors.
« Je vois que vous avez fait vos devoirs.
- Je ne suis pas venue jusqu’ici pour faire du tourisme, Sire Dijkstra.
- Je ne suis plus ‘‘sire’’ de grand-chose, Majesté... Mais, je vous en prie, asseyez-vous. »
Elena acquiesça, et s’assit. L’ambiance semblait pesante. Les moustiquaires étaient impératives, afin de protéger le ranch des mouches. Il existait des antidotes, bien sûr, un poison qu’on prenait par les narines, et qui remontait jusqu’au cerveau pour tuer les œufs ou les mouches, si elles avaient eu le temps d’éclore... Mais, pour d’évidentes raisons, on préférait agir rapidement. Ces mouches étaient l’une des horreurs de Zerrikania, dont personne ne voulait.
La Reine s’installa donc, et commença à manger.
« J’ai moi aussi fait mes devoirs, Majesté... Je sais ce qui s’est passé à Nexus, cet Oswald Mandus qui est devenu fou. Je dirais même que j’ne sais bien plus que ce que la version officielle ne dit. »
Elena fronça lentement les sourcils, sans rien dire, laissant le soin à Dijkstra d’abattre ses cartes.
« La Machine... Vous savez que Mandus est venu à Zerrikania. »
Ce n’était pas une question, mais une affirmation.
« Mandus a exploré cette jungle, et il était venu ici, dans ce ranch, pour préparer son expédition. Et vous pensez que ce qui s’est passé à Nexus, la construction de la Machine, est liée à ce que Mandus a vu ici. J’ai pris la liberté de fouiller nos archives, Majesté. J’ai retrouvé l’itinéraire que Mandus avait emprunté il y a des années, sa carte, et certaines de ses notes. J’ai pris la liberté de déposer tout cela dans votre chambre.
- Je... Merci à vous.
- Bien sûr, il y a encore des détails qui m’échappent, mais je suppose que l’inverse vaut aussi pour vous. Je tiens ainsi à vous certifier que je ne suis pas votre ennemi. Je crache sur ces salopards en culotte de la Cour, mais j’ai juré de servir les Ivory. »
Elena acquiesça à nouveau, ne trouvant rien à redire à cette tirade.
« Alors... Posez vos questions, je vous en prie. »