Dark Pact [VI]

Dans les rues faiblement éclairées des quartiers misérables, seul l’écho de mes pas résonnait entre les murs sales et décrépis, éveillant ainsi les rats parmi les tas d’ordures qui fuyaient alors, escaladant quelque clochards ivres affalés dans les cartons. Semblable à un battement de cœur, le tintement sourd d’une boite de nuit lointaine parvenait encore à mes oreilles, alors que je m’enfonçai de plus en plus au cœur de ces ruelles les plus sordides.

De nombreux mois s’étaient écoulés depuis mon arrivée sur Terre, et je me lassai difficilement de l’ambiance sinistre de ces bas-fonds. Bien entendu, ces lieux n’étaient guère recommandables pour les mortels, mais qu’avais-je à craindre pour ma part, moi une démone de premier plan ? Il était évidemment très fréquent que ma route croise quelque brutes et autres coupe-gorges, m’obligeant ainsi à laisser derrière moi une trainée d’hommes ou de femmes brisés et fracturés.

En réalité, je ne tenais pas à me faire vraiment remarquer. Je bridai volontairement mes pouvoirs en vertu de l’accord tacite signé par l’ensemble des démons, d’autant plus que je n’avais pas été invoqué sur Terre. Ma venue était née d’un désir spontané d’explorer l’humanité, et de renouer avec l’époque, après avoir dormi pendant quelques siècles. Quitte à m’aventurer dans le plan des humains, autant déambuler dans les zones les plus distrayantes à mes yeux, tel ce quartier de la Toussaint.

*Les dégénérés et les désespérés sont toujours les plus amusants…* Songeai-je tandis que mes talons claquaient le trottoir sale.

Comme souvent, ma tenue se composait très simplement d’un pantalon noir moulant parfaitement mes formes, de bottines et d’une veste de cuir, le tout évidemment d’un noir profond. Une couleur qui faisait très bien ressortir mes cheveux rouges, très longs, retombant souplement sur mes épaules. Et même si j’avais choisi cette apparence humaine, la perfection de mon physique attirait sans aucun doute les regards des mortels.
Je trainai de tripots en boutiques étranges, m’attachant parfois à de simples rencontres, comme une ombre passante dans la vie d’un humain pour exécuter un souhait à ma manière. C’était un de mes passe-temps favori. Accorder un service à un mortel qui venait d’attirer mon attention, en tordant bien évidemment les termes de notre contrat pour en faire ce dont je voulais. Et m'en amuser jusqu'à ce que je m'en lasse définitivement.

M’arrêtant à l’entrée d’une ruelle en cul de sac, je fouillai dans la poche de ma veste pour en sortir un briquet et une cigarette achetée au coin de la rue. Je n’étais même pas certaine que cela était du tabac, mais ça n’avait pas grande influence sur mon organisme démoniaque si ce n’était un effet relaxant. Décelant un mouvement dans un angle mort, je m’avançai, clope aux coins des lèvres pour constater ce dont il s’agissait. Très certainement un autre clochard, pensai-je sur l’instant.

En fin de compte, il s’agit d’une jeune femme, avachi à l’angle d’un mur, en train de marmonner je ne sais quoi et de se tenir les mains. Manifestement, elle devait être ivre ou bien droguée, peut-être même les deux à vue de nez. Une pathétique créature qui remua à peine à ma présence lorsque je m’arrêtai devant elle pour l’observer en train d’émerger. Son physique était contre toute attente, plutôt agréable, même si je n’étais pas réellement une grande amatrice des coiffures modernes aux teintures mauves, et je détaillai avec curiosité le singulier tatouage qu’arborait son visage.

« Bien le bonsoir. Joli coin pour s’asseoir et vomir vos tripes, n’est-il pas ? » Lui lançai-je en soufflant nonchalamment un rond de fumée. Je l’observai se démener pour reprendre ses esprits sans faire un geste pour l’aider, ni cacher mon air moqueur.

Quelle décadence. Cette femme, allongée au milieu des ordures de la ruelle, était une véritable épave, à se demander comment elle était parvenue à conserver un physique agréable. Ou plutôt, combien de temps il lui faudrait avant qu’elle ne soit complètement rongée par la crasse, l’alcool, et vu de son attitude, de la drogue. Je tirai une bouffée en attendant sa réponse. Dans le quartier, je ne m’attendais pas à grand-chose de sa part, dans la mesure où elle devait certainement planer bien plus haut que les nuages à ce stade.

Est-ce que je ressentais de la pitié ? En réalité, non. Si je déambulai dans ce genre de quartier, ce n’était pas pour croiser des banquiers cravatés ou des jeunes cadres dynamiques filant avec leur attaché-case. Les déchets de la société avaient quelque chose de plus passionnant. De plus poétique peut-être. D’ailleurs, qu’est-ce qu'elle pouvait bien voir, cette femme, à fixer le ciel comme si une réponse allait en tomber ? Mais finalement, il s’avéra que ce tas de chair bien proportionné était vivant, et je m’en rendis compte quand une voix râpeuse en sortie. Charmant.

« "Eh ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !" »

Citer de la poésie dans un coin aussi lugubre, aussi paumée et devant une junkie qui n’était guère dans un meilleur état, je ne m’attendais pas à y trouver un public réceptif. Mais ce n’était pas non plus comme si la poésie avait toujours été l’apanage des gens propres et bien intégrés. En tout cas, cela n’eut pas l’effet escompté, puisqu’à défaut de m’écouter, la demoiselle échappa sa canette de liquide douteux qui se répandit en partie sur mes bottines.

« La poésie était probablement de trop effectivement. Par contre, ces bottes devaient certainement valoir plus cher que ce que vous avez gagné dans votre vie. » Dis-je en secouant négligemment mes chaussures pour débarrasser mes pieds de la bière.

C’était tout de même sale, et un brin agaçant également. Je n’étais pas fixée sur les possession matériels, mais ses manières étaient assez répugnantes, même en comparaison du standard de ce quartier. Je haussai un sourcil de curiosité en regardant cette épave humaine se démener pour ne serait-ce que se tenir debout. Nous devions jurer l’une à côté de l’autre. Moi, élégante et magnifique, la chevelure rousse retombant sur une tenue noire de toute beauté et à côté… Une jeune femme en haillons qui ne masquaient pas réellement son corps. Ce dernier semblait d’ailleurs partir en décrépitude, mais je ne fis pas un geste pour l’aider.

La jeune femme constituait peut-être une distraction digne de ce nom, au moins pour ce soir. Cette paralysie partielle de ses mains semblaient être un point intéressant sur lequel creuser. En attendant, pendant qu’elle essayait de retrouver son équilibre, je m’avançai derrière elle, saisis le bout de culotte dépassant  de son pantalon pour tirer dessus et le relâcher dans un grand claquement.

*SLACK*

« Jolie culotte en passant. » Lâchai-je, amusée par ce geste stupide. Mais cela aura peut-être le mérite de la réveiller un peu plus.

Chacun son tour après tout. Elle venait de salir mes belles chaussures cirées, une marque d’élastique sur son postérieur n’était pas cher payé en comparaison de ce que j’aurais pu lui faire subir. Lâchant ma cigarette à moins consumée, je me contentai de l'observer calmement, m'attendant à des vociférations d'ivrogne.

La rebuffade fut à la hauteur des mes attentes. D’authentiques braillements d’ivrognes, décousus par l’ivresse et enlaidies par je ne sais quelles autres substances dont les humains raffolaient. La petite fit volte-face, et je regardais avec un amusement non dissimulé son poing manquer complètement sa cible pour s’écraser à mes pieds. Un cafard n’aurait pas eu davantage de chances de m’atteindre. Je croisai nonchalamment les bras sous ma poitrine, la laissant vociférer tout son saoul, mais ce sont davantage ses mains que je suivis des yeux.

« Tu as raison, c’est tout à fait mon genre de mépriser les gens comme toi. » Avouai-je non sans une pointe d’amusement perçant dans ma voix.

Quant à sa menace, inutile de la prendre en sérieux. Quand bien même elle soit capable de se battre réellement une fois décuvé, cette fille n’était qu’une mortelle. A voir les tremblements qui agitaient ses mains, la difficulté qu’elle semblait éprouver à les utiliser, nul doute qu’elle dissimulait quelques maladies. Compte tenu de son hygiène de vie, ce n’était guère une surprise. Qu’est-ce que je faisais ici au juste, à l’écouter hurler ? Etait-ce la perspective d’un amusement passager ou une idée profonde ?

« Ça doit être douloureux. » Je suivis du regard ses doigts ramper sur le sol, atteindre fébrilement ma cigarette à moitié consumée et la tenir comme un précieux don.

Même les gestes simples constituaient une torture pour elle. Les phalanges tremblotantes, elle tâtonnaient les poches de son short masquant son derrière rebondit et, en vain, tâchait de déclencher une flamme sur son pauvre briquet. Lâchant un gloussement, je fouillais mes propres poches, percevant le paquet de clopes sous mes doigts, et en retirais une neuve.

Tout en souplesse, je m’accroupis, et lui retire d’une pichenette la vieille cigarette de la bouche, l’envoyant valser sur le pavé. Avant qu’elle ne se remette à brailler, je lui colle la clope entière entre les lèvres avant de lui saisir les mains tenant son briquet. Mes mains sont bouillantes, comme d’habitude, mais surtout leur simple contact retire complètement la douleur des siennes comme par magie. Ce qui en est, la mienne en l’occurrence.

« Je ne bois pas ce soir, je préfère faire des tours de magie. Tu aimes celui-ci ? J’imagine que oui, ce doit être mieux de pouvoir remuer les doigts pour allumer sa clope. »

La souffrance de ces articulations s’était envolée. Du moins, tant que je les lui touchais. Gardant ses mains dans les miennes, je lui guidais les doigts pour allumer la cigarette non sans l’observer sous toutes ses coutures. Jolie, très, et cet air de rebelle allumée n’était pas pour me déplaire. Dommage que l’odeur d’alcool soit quasiment insoutenable, et qu’un bon bain n’aurait pas été de trop.

Brusquement je la lâchai et, tandis que je me redressai, la douleur revint comme à l’accoutumée, progressant à nouveau dans ses articulations. Aurais-je pu lui retirer complètement ? Certainement, aussi facilement qu’un claquement de doigts, mais, oh non, pas sans compensation. C’est en la toisant à nouveau ,les bras croisés, que j’attendis les vociférations inévitables à mon égard.

« Eh oui, le tour de magie est déjà terminé. Il aurait pu durer, mais comme tu viens de me le dire, ma présence t’indiffère et je ne changerai pas ta vie. Quoique, avec des doigts fonctionnels, je me demande… »