Les runes bleutées brillaient malgré la lumière du jour. Tracées à même le sol de pierre grise, elles formaient des arabesques compliquées, volutes et rondeurs d'une précision experte. La complexité des motifs contrastait avec la simplicité de l'agencement général : un simple cercle, qui devait mesurer environ un mètre de diamètre. Agenouillé, un terranide étrange achevait de la pointe de ses doigts, luisant de puissance magique, ce rigoureux travail de calligraphie. Sa qualité de sorcier ne faisait aucun doute et sa tenue rouge et noir figurant une étoile – d'une propreté impeccable – complétée d'un inimitable chapeau pointu, révélait un certain sens de la mode.
Le cadre était lui aussi singulier. Si en levant les yeux on pouvait apercevoir le ciel bleu, l'espace était fermé par des murs épais. Il s'agissait du grand cloître de l'abbaye de la Main verte, un ordre de moines paysans endémique au pays. À l'exclusion de la surface centrale dégagée, baignée de lueurs surnaturelles, le préau était envahi de végétation. Des herbes folles étonnamment hautes et des buissons épineux laissaient deviner par de légers espacements réguliers les allées de ce qui avait sans doute été par le passé un jardin bien entretenu.
Enfin, impossible à manquer, un énorme lézard humanoïde de plus de deux-mètres jetait une ombre imposante sur le lieu du rituel. Il était accroupi dans une position curieuse que seules ses gigantesques pattes digitigrades pouvaient rendre confortable. Les paupières mi-closes, il fumait un calumet en bois sobrement décoré de quelques plumes blanches. Une brume mauve s'échappait par intermittence de l'objet fin. Après l'avoir inspirée longuement, le reptile entrouvrit sa gueule pleine de crocs.
– Ces humains dev'aient s'occuper de leu' ja'din. Même à Yankhan Büsgüi on ne laisse pas la végétation dans un tel état. S'ils ont besoin de moi pour a'acher quelques unes de ces b'ousailles…
– On est pas là pour jardiner, Khan', répondit le mage avec sérieux. Le frère supérieur m'a dit que tout ça avait poussé en une seule nuit. Pas naturel, à l'évidence. Les moines refusent d'entrer dans le cloître, d'ailleurs.
– Mais alo's pou'quoi ils te laissent fai'e ta so'celle'ie là alo's ?
– Ils pensent qu'un maléfice en chasse un autre. Stupide, mais ça m'arrange. Les téléportations ciblées en ville sont plus… délicates. Plus de monde égal plus d'interférences. Un peu à l'écart, c'est mieux.
La conversation fut interrompue par l'arrivée à pas rapide d'un troisième homme. Plutôt athlétique, il paraissait pourtant maigrelet en comparaison du lézard. Il portait une tunique blanche légère, d'excellente facture, laissant apparaître ses avant-bras. Seul indice de sa nature guerrière, une lourde épée pendait à sa ceinture, dans son fourreau d'ébène serti de joyaux. Il était très jeune, mais il dégageait une assurance surprenante :
– J'ai discuté avec l'abbé, il m'a confirmé que le chemin nord-ouest était le plus sûr.
– Comme je l'avais prévu, donc. Les gobelins ?
– On en aurait pas vu depuis des années. Je pense qu'il n'y a rien à craindre ! Le massif serait sûr, mais difficilement praticable pour les chevaux, à cause du relief. Heureusement, on voyage à pied…
– Comme s'il s'agissait d'un choix, hein.
– Si tu fatigues, je peux te po'ter sur mon dos, petit.
– Haha. Bon ! Mirail ! De ton côté, tu es paré pour la réception ?
Le mage se recula de quelques pas, et contempla son ouvrage d'un œil critique. Il grimaça, révélant quelques unes de ses petites dents pointues de félin. Malgré son air sceptique, il finit par hocher la tête.
– 'Sûr. C'est quand tu veux.
– Alors, ah, tout de suite ! Inutile de traîner.
Mirail raffermit sa prise sur son long bâton en ivoire gravé. Il le cogna sur la sol, créant un son clair, comme s'il avait frappé le métal d'une cloche. Puis il se racla la gorge.
– Éteins ta pipe. La fumée peut interférer. Je veux dire, tout peut interférer. Mais l'essence de Zonse-Zatha en particulier…
– Tu dev'ais essayer che' Mi'ail. Ça aide bien à se détend'e… fit Shük Khan, tout en mouchant quand même le bâton fumant.
– C'est tout le problème. Enfin, de toute façon, je dois dire, c'est Lui qui fait l'essentiel travail… S'il y a un problème, ça sera sa faute. Si ça arrive en plusieurs morceaux, ou si ça arrive à dix kilomètres d'ici, moi, je peux rien faire pour l'éviter. Il commença à grommeler. De toute façon… ce qu'elle vaut, leur magie… « magie »… faiseurs de coucous… sous-E.S.P.e.r… pas une grosse perte…
Le paladin sourit et posa une main amicale sur l'épaule du magicien nerveux.
– Tout va bien se passer. Toi et Sophomon êtes les meilleurs mages que je connaisse.
– Ouais. T'as au moins raison sur ça. Allez. Canalisation. On s'éloigne du sorcier en exercice (moi). Je lève mon sceptre de puissance. Horizon de lumière réfractée. Flash tumescent. Je récite une courte formule (quinze mots, environ dix secondes). Deuxième flash semblable au premier. Boréal bleu clair, deux fois. Puis horizon de lumière réfractée, encore. Matérialisation. Pyrolyse du corps. Flash dont l'intensité et la couleur varie selon l'origine et la masse du corps (je parie sur un magenta). Matérialisation définitive. Le téléporté apparaît. Fin. Si ça se passe autrement, c'est que ça c'est mal passé. Bon, on devrait s'en rendre compte, mais méfiez vous. Une fois, on a convoqué un tro… un ogre de glace. C'est parti…
Le terranide leva son sceptre de puissance. Tout allait bien se passer.