Quelle ambiance plaisante en vérité : ils étaient tous deux des monstruosités réputées pour être des machines à tuer à répétition sans aucun problème de conscience, et de fait, même si le tempérament de Khral tenait le plus souvent davantage de l’humain que du loup, il ressentait indubitablement et en permanence ce désir de se déchaîner, cette soif de sang qui lui donnait l’envie plus ou moins prononcée de s’adonner au carnage. Bien évidemment, sa nature calme et douce tempérait toujours ses humeurs et empêchait de pareils débordements, et même si le loup était plus visible qu’à l’ordinaire après cette partie de chasse, il se tenait tranquille, rassasié de boucherie qu’il était. Tel était aussi le cas de Kira, dont la survie même dépendait du fluide vital d’autres créatures qu’elle devait dérober pour assurer le fonctionnement de son propre corps (un corps admirablement performant de bien des points de vue d’ailleurs), mais ce que Saïl ne parvenait pas bien à déterminer, c’était si elle avait le même respect pour la vie que lui prenait soin d’observer : à en juger par la manière dont elle était capable d’occire divers animaux, faire passer de vie à trépas n’était aucunement un problème pour elle, ce qui était bien normal du point de vue de l’homme-loup, mais restait à savoir si elle se laissait aller aux mêmes écarts de conduite relativement à des êtres humains. Le scientifique jugeait les données qu’il possédait insuffisantes pour apporter une réponse valable à un pareil questionnement, même si les manières de la vampire qui avaient quelque chose de carnassier le mettait un peu mal à l’aise. Toutefois, il n’en montrait rien, autant par professionnalisme que pour ne pas laisser l’autre croire qu’elle avait la main haute sur lui : il en était bien conscient, il évoluait sur un terrain plutôt glissant, et se devait donc de progresser avec un minimum de précautions pour ne pas faire de gaffe en présence d’un sujet aussi sensible.
En tout cas, l’immortelle donzelle se montrait de son côté disposée à ce qu’ils fumassent le métaphorique calumet de la paix en faisant progresser la familiarité qu’ils partageaient en lui proposant de passer lui aussi au tutoiement, ce pour quoi il n’était pas contre : après tout, entre monstres, on pouvait bien se laisser aller à ne pas se montrer plus collet-monté qu’il n’en était besoin, car ce qu’ils vivaient tous les deux en ce moment était loin d’être un rendez-vous huppé. Par conséquent, nulle nécessité de faire preuve d’un comportement guindé qui ne ferait qu’entraver la bonne progression de leur conversation si instructive et passionnante : qui aurait pu se targuer d’avoir pu mener un tel entretien avec un vampire et de se faire narrer par le menu son histoire avec semblable clarté ? Voilà que le fantasme d’Anne Rice était réalisé, et ce dans des circonstances pour le moins peu communes ! De plus, le récit à la troisième personne que Kira se plaisait à broder renforçait cet effet romancé, et comme l’amateur de bons contes qu’il était, Saïl était tout oreilles : même s’il conservait des dehors aussi impassibles que jusqu’à maintenant, le pétillement qui scintillait dans ses yeux laissait peu de place au doute quant à l’intérêt qu’il prenait à se voir raconter le destin de celle qui avait jadis été une fillette comme les autres si l’on se fiait à la narratrice. En réalité, ces fragments de biographie étaient aussi fascinants que celle dont ils étaient l’objet de par leur caractère proprement surnaturel, et si succinctement qu’ils fussent rapportés, cela n’empêchait pas le loup-garou de s’imaginer la scène en une sorte de demi rêve auquel il se laissa assez facilement prendre au piège pour ainsi dire : quelle fureur, quelles larmes, quel fracas transparaissaient à travers ces différentes scènes qui se succédaient devant les yeux de l’homme-loup par le biais de son esprit ! Il en était littéralement un spectateur direct, et n’allait pas sans éprouver comme une pointe de jalousie saugrenue à se rendre compte de ce que ce le destin de Kira avait eu de rocambolesque comparé au sien qui avait tout bonnement été au fond de s’injecter une dose de Terranis, substance qui, si révolutionnaire qu’elle pût être, restait un bête produit chimique.
Et à propos de science, l’histoire se valait également de cet aspect : Saïl savait désormais à quoi rimait ce masque, ainsi qu’à quoi s’en tenir en ce qui concernait cette hypersensibilité à la lumière que l’on prêtait aux vampires. Ainsi, elle n’y était vulnérable que de façon mineure… voilà une donnée qu’il était important de prendre en compte pour rectifier certaines erreurs que le commun des mortels se faisait sur ces entités mortes-vivantes. Bon, il était vrai que le spécimen qu’il avait en face de lui était plutôt unique en son genre (tout comme lui l’était !), et il devait donc prendre les informations qu’il recevait avec des pincettes. D’ailleurs, cela l’amena à se poser d’autres questions sur les faiblesses que l’on prêtait aux vampires, notamment ces histoires d’ail, de crucifix, de pieux dans le cœur et d’eau bénite qui étaient supposés être autant de moyens de se débarrasser d’eux, mais il ne les posa pas, conscient qu’il était de ce que des demandes pareilles pouvaient avoir de désobligeant : lui-même aurait réagi assez tièdement si on lui avait demandé si l’argent pouvait réellement lui déchirer les chairs comme du papier.
Une fois qu’elle en eût fini avec son récit, elle marqua un temps de pause, sans doute autant pour laisser à son auditeur le temps d’encaisser un tel discours que pour reprendre son souffle… quoiqu’il ne pouvait être certain de ce dernier point : étant donné qu’elle n’était plus vivante, son corps n’avait-il plus besoin d’oxygène, et le besoin d’inspirer n’en devenait-il pas superflu ? Peut-être alors avait-elle gardé cette habitude comme un souvenir de l’humaine qu’elle avait été, comme un tic de son existence passée ; c’était difficile à dire, mais peut-être ce qu’elle s’apprêtait à poursuivre lui apporterait-il la réponse à une telle interrogation ? A ce sujet, la bougresse était d’ailleurs une sacrée discoureuse : elle devait avoir été oratrice dans une autre vie (notion plutôt ironique pour un vampire, mais bon) pour pouvoir faire montre d’un tel talent, car si ses mots n’étaient pas forcément aussi merveilleusement choisis que ceux d’un plaidoyer cicéronien, ils n’en restaient pas moins prononcés d’une façon pénétrante avec des intonations au caractère envoûtant qui faisait se demander à Saïl s'il ne s'agissait l’hypnose dont elle s’était vantée et le poussait à redoubler de vigilance sans pour autant avoir le cœur de se montrer buté et renfermé. Comment l’aurait-il pu alors qu’elle se montrait si obligeante à partager ainsi des traits de son passé, de sa morphologie et de sa psychologie alors qu’elle était manifestement d’ordinaire une personne qui faisait bien peu de cas des êtres qu’elle rencontrait ? Pour l’occasion, le cerveau de l’homme-loup s’était transformé en véritable bloc-notes de grande ampleur sur lequel le crayon des paroles de Kira pouvait inscrire à son gré tout ce dont elle jugeait bon de lui faire part.
Et justement, voici qu’elle passait à la partie qui titillait le plus la satisfaction du scientifique qui était en lui, et qui portait précisément sur sa physiologie et sur ses habitudes de vie. Pour la première partie, rien qui ne fût réellement étranger au loup-garou qu’il était, car bien qu’il ne s’agît pas exactement de la même forme de prédation, ils avaient tous les deux l’instinct d’un chasseur qui coulait dans le sang : rôder, dénicher, traquer, assaillir, abattre, et tout cela avec une aise propre à ceux qui se situaient au sommet de la chaîne alimentaire, voilà ce qu’ils brûlaient de faire lorsqu’une proie se présentait à leurs yeux ! A la différence bien sûr que Khral s’en était toujours tenu à des cibles animales, alors que rien n’était moins sûr en ce qui la concernait : il n’excluait pas la possibilité qu’elle eût fait passer de vie à trépas plus d’une existence humaine, et se promit de lui en toucher deux mots dès qu’il en aurait l’occasion. Mais pour l’heure, c’était plus à sa curiosité d’être satisfaite qu’à sa moralité, et cela ne loupa pas lorsqu’il eut la confirmation que l’oxygène n’était plus indispensable à cette extraordinaire créature. « Comment son organisme fonctionne-t-il alors ? » fut la question qui lui vint immédiatement à l’esprit, et la réponse par laquelle il y remédia fut la même que celle que Kira lui apporta à son grand ravissement : non seulement elle avait pu deviner ce à quoi il pensait, mais en plus elle était un minimum versée dans l’art délicat de la science, compétence tout simplement exceptionnelle à Terra, où la magie imprégnait à ce point les mœurs que la physique, la chimie, la biologie, et tous ces autres domaines avaient été délaissés. Non pas qu’avoir recours aux sortilèges s’avérât moins performant, au contraire –hélas-, mais œuvrer en savant avait le mérite d’une méthode d’agir et de raisonner efficacement que Saïl revendiquait et dont il était fier pour ce qu’elle pouvait lui apporter, ne fut-ce que pour l’aider à mieux réagir aux situations les plus inattendues et les plus insolubles en apparence.
Pour ce qui fut de la suite du monologue, elle fut plus sensible : la vampire parla de ses « talents » et de ses objectifs sans pudeur aucune, mentionnant son habileté naturelle à la séduction comme elle avait présenté le reste. Il était vrai qu’il ne pensait pas avoir vu un corps ciselé avec un tel art, et une telle perfection avait quelque chose de purement surnaturel qui déstabilisait autant qu’il attirait. Bien sûr, l’humain prenait garde de ne pas se laisser prendre au piège de formes aussi dangereusement attractives et de conserver autant sa maîtrise de soi qu’il le pouvait, mais le loup, de son côté, se montrait beaucoup moins vigilant, et Khral se léchait intérieurement les babines à la pensée de ce dont ce corps d’albâtre était capable, considérations fort peu prudentes qui obligeaient Saïl à redoubler d’attention pour ne pas risquer de se faire embobiner, surtout lorsqu’elle revendiqua vivre pour se « nourrir de la vie des autres », perspective qui fit réprimer au loup-garou un frisson soudain et le poussa à s’enhardir pour faire face.
Afin de recentrer mieux ses idées, il se concentra sur l’aspect purement technique de ce que Kira partageait à présent avec lui, s’émerveillant des fonctionnalités impressionnantes de son enveloppe charnelle et de ses atouts qui n’avaient rien à envier aux siens : si lui-même était d’une robustesse et d’une puissance brute qui surpassaient sans doute celles de la vampire, elle pouvait opérer d’une manière beaucoup plus insidieuse, se glissant à travers les défenses de son adversaire pour frapper les points sensibles et ne laisser aucune chance de récupération. Il avait l’impression d’être à deux doigts d’une veuve noire, cette araignée au poison si extraordinairement performant qu’il pouvait faire manger les pissenlits par la racine à un être humain en quelques secondes à peine : ce qu’il ressentait était un mélange de fascination et d"une méfiance dont il ne parvenait pas à se départir, et ce à plus forte raison lorsqu’elle dit tuer ses victimes pour boire leur sang, perspective tout simplement révoltante pour l’altruiste qu’il était. Cependant, il ne fit pas d’esclandre, et se décida plutôt à réagir dans le plus grand calme pour faire part de son opinion. D’ailleurs, il s’avéra qu’elle ne prenait pas pour cible que des proies potentiellement innocentes et sans défense, mais également des êtres démoniaques… des démons ? Curiouser and curiouser ! Saïl ne s’était pas attendu à ce que des entités pareilles pussent exister même sur Terra, et même s’il fit de son mieux pour ne pas le montrer, cela le frappa et l’intrigua fortement : aurait-il l’occasion d’en croiser ? L’idée l’enchantait et l’effrayait à la fois, mais pour le moment, il avait affaire à quelqu’un d’autre qui faisait naître en lui les mêmes sensations, et qui lui retournait justement la question qu’il lui avait posée il y avait quelques minutes.
« Tu es fascinante. » Répondit-il en toute honnêteté, attribuant ce qualificatif d’une voix tranquille et assurée tout en rivant son regard dans le sien avec un mince sourire. « Et dangereuse aussi : tu ressembles à un chat qui aimerait jouer, mais qui serait capable de sauter à la gorge de son partenaire dès qu’il se sent blessé ou énervé, qu’il a faim ou tout simplement qu’il se lasse. »
La métaphore lui semblait bien choisie, et ce d’autant plus que c’était justement l’animal en lequel Carmilla qui avait précédemment été évoquée se transformait pour fuir le lieu de son crime… et dans le roman éponyme, Carmilla finissait par être détruite après avoir trop attiré l’attention par ses victimes répétées. Le bon homme-loup se sentait coupable de vouloir faire son possible pour éviter un tel sort à Kira alors qu’il aurait pu être dit qu’elle le méritait, mais comme elle l’avait elle-même fait remarquer, elle n’était pas dénuée d’un côté humain, et la bienveillance exacerbée de Saïl lui donnait de toute façon l’impératif de toujours venir en aide à son prochain autant qu’il le pouvait. Enfin en tout cas il espérait que c’était ça et non une dévotion issue du magnétisme surnaturel de la vampire…
« Cependant, je n’arrive pas à accepter que tu puisses tuer des gens pour te nourrir. Tu ne peux pas simplement prendre ce qu’il te faut de sang, sans pousser jusqu’à la mort ? »
Ce disant, il avait posé ses pattes sur les mains de l’intéressée en un contact amène, comme pour lui transmettre pacifiquement la chaleur pulsante de vie qui courait dans son corps et animait son âme et ses convictions. La froideur de ces doigts glacés pénétra dans un premier temps ses paumes qui, bien qu’épaisses, n’étaient pas velues comme le reste de son corps, mais il sentit rapidement que la température à cet endroit se stabilisait à un niveau plus doux.