Cette fondation, toute cette entreprise de charité, n’était qu’un jeu de dupes. Dowell, en toute honnêteté, se moquait comme d’une guigne du sort des petits Bangladais. Tout ce qu’il voyait, c’était un contrat économique juteux qui allait permettre à Kurozawa de vendre ses produits. Si les humains voulaient enrober ça de nobles pensées altruistes, libre à eux. Lui y voyait surtout des volontés économiques et politiques. L’ASEAN tenait à ce projet, qui lui permettrait de prouver qu’elle était capable de financer et de gérer des programmes économiques importants sans avoir besoin de l’aide des Occidentaux. Les barrages bangladais étaient en effet un programme exclusivement asiatique, mettant en balance de multiples intérêts, et dont peu étaient désintéressés.
Néanmoins, ce genre de soirée mondaine, si cela avait pu jadis amuser Dowell, lui semblait bien fade, notamment en comparaison des soirées ashnardiennes. Ici, il devait masquer sa véritable nature, ses origines profondes, et, surtout, il devait repousser continuellement les assauts de multiples femmes s’étonnant de son célibat prononcé, étonnement qu’il balayait généralement de la main derrière l’excuse fallacieuse d’un travail riche et chronophage. La réalité était qu’il se voyait bien mal assorti avec des humaines, qu’il aurait, en toute sincérité, vu à ses pieds.
Tandis qu’il était là, il s’amusait ainsi à imaginer toutes ces femmes en robes subir des traitements et des régimes de choc pour devenir plus belles, et se tenir à ses pieds, suppliant leur Maître de sa présence. C’était une occupation mentale facile, mais sa solitude n’échappa guère à quelqu’un, ce qui fit qu’il sentit un groupe sanguin se rapprocher de lui, et se retourna…
Pour voir une femme lui sauter dessus, l’appelant par son nom, et allant braver les strictes conventions sociales japonaises en lui faisant la bise. Interloqué par tant de familiarités, dans un pays où on se courbait pour saluer (a fortiori entre des gens de sexe opposé), il observa silencieusement la femme, sans rien dire pendant quelques secondes.
*Alicia Heartilly ? ‘Jamais entendu parler…*
Une cliente dont il n’avait eu vent ? La chose était possible, son cabinet avait un chiffre d’affaires important, et, par conséquent, beaucoup de clients.
En réalité, d’emblée, elle l’agaça. Sa manière de se trémousser, d’exhiber ses lourds seins, ce comportement familier… Lui faire la bise… Comme si elle était son égale, comme si elle pouvait se comparer à lui… De quel droit ?! Dowell finit par décoller ses lèvres l’une de l’autre, en reposant son verre dans un coin, et se força à un léger sourire.
« Vous êtes de bonne humeur, Miss Heartilly… »
Et il avait très envie de lui apprendre le respect. Là. Maintenant. Il dut même serrer sa main dans sa poche. Autrement, la gifle serait partie pour corriger cette impertinente, qui se permettait de l’aborder comme si de rien n’était. On dit souvent que la première impression est la bonne, et, d’entrée de jeu, cette femme lui avait donné le sentiment d’être une mijaurée en quête de respect, une petite pimbêche, style enfant-roi, qui aurait bien besoin d’apprendre qui étaient vraiment ses supérieurs.
Mais elle lui offrait l’opportunité d’un gage, et donc l’occasion de pouvoir rapidement la corriger, et ce d’autant plus qu’ils étaient près de ses appartements.
« Mais, ma foi, s’il s’agit de vous rendre débitrice à mon égard, je ne peux que relever votre invitation. »
Il déploya sa main hors de sa poche, et sa feuille s’enroula autour de la pierre de la femme, l’amenant à sourire… Sans retirer sa main, la maintenant contre celle de la femme.
« Vous voilà débitrice… »
Quelques secondes passèrent, avant qu’il ne reprenne :
« Dites-moi, Miss Heartilly, vous m’avez l’air… D’un naturel enjoué, suffisamment provocateur pour faire la bise à un inconnu. »
Il relâcha alors sa main, et se déplaça, faisant signe à la femme de le suivre vers le plus proche buffet.
« Hélas, j’ai bien peur de ne pas savoir qui vous êtes. Sans vouloir envisager encore la dette que vous me devez, je serais fort aise d’en savoir plus sur vous. D’où peut bien venir la si ravissante créature qui a ainsi fait irruption devant mes yeux ? »