C'est qu'il n'avait pas changé, ce petit ! Si je n'avais pas eu la bouche prise, j'aurais sans doute ris à ses anecdotes, c'est vrai que son exploit de la peste avait été un sacré coup de maître. Et avait mis toute l'Europe sans dessus dessous. Néanmoins je n'en gardais pas un excellent souvenir : les pestiférés ont vraiment, mais alors vraiment, mauvais goût. Comme un arrière-goût de champignons. Et j'ai toujours eu horreur des champignons. C'est d'ailleurs drôle de constater que, quoi que morte depuis des siècles, certains souvenirs humains perdurent. On imagine que le goût se perd, puisqu'on ne boit plus que du sang – même si ce sang varie selon les proies – et, finalement, on retrouve parfois des saveurs de la vie humaine. Tenez, par exemple, le nourrisson, ça vous a un arrière-goût de noisette ! C'est un délice ! A la fois noisette et... mh, je ne saurais dire. Je pense que l'on pourrait le rapprocher de ce que vous appelez un « Kinder Bueno » sur Terre. Si j'ai bien saisi la description. Voilà, ce doit être ça. Bon, eh bien, le nourrisson, c'est un Kinder Bueno sauf qu'à la place du lait, c'est du sang. Enfin, un délice !
Pardon, je m'égare.
Donc.
Repoussant le cadavre désormais desséché de la jeune femme, je me tournais plus franchement vers Slade, souriant largement, tout crocs dehors.
_On peut dire que tu es affamée, je suis sur que tu as tellement faiml que si tu le voulais, tu récurerais tout le village tant j’en ai mis de partout… boucher un jour, boucher toujours !
_Moui... Je suis restée enfermée un moment, je crois. Peut-être une semaine, voire davantage. Il faut que j'alimente mon corps..., j'essuyais mes mains ensanglantées contre ma robe... Comme si cela changerait quelque chose. Tu n'imagines même pas à quel point j'ai faim mon pauvre !
S'approchant de moi, le meurtrier essuya d'un revers mon menton et ma gorge dégoulinant, mais je ne bus pas dans le creux de sa main, je n'en étais pas rendue là, tout de même.
Me relevant et époussetant ma robe là où je m'étais agenouillée, je soupirais :
_J'aurais dû en choisir une autre, le blanc est affreusement salissant... Ceci dit ça rappelle Bloody Mary. Oh, tu te souviens quand j'ai créé cette légende ? Ce que j'ai ris, moi aussi ! C'était avec Tino... Ah, on savait s'amuser en ce temps-là ! Vampire et fantôme, ça n'a pas été de tout repos, mais bon sang, ce qu'on a pu rire ! Je me demande si quelques idiots continuent de se rendre là bas pour tenter de la voir... Je devrais peut-être y retourner pour réactiver la légende...
En parlant de Tino, tu l'as revu... ? Tu as eu de ses nouvelles... ?
Mes yeux trahissaient le manque que mon ancien maître et partenaire avait laissé derrière lui. Bien sûr nos envies respectives n'étaient plus compatibles et nous séparer avait été la bonne chose à faire, mais passer les premiers siècles de sa vie de vampire avec quelqu'un, surtout son Créateur, ce n'est pas rien... On dit que lorsque l'on perd son Créateur, on perd un bout de son âme... Si toutefois nous avons toujours une âme, nous, créatures damnées que sont les vampires...
Mais Slade n'avait pas dû prêter attention à ma question car il enchaînait déjà sur de nouveaux compliments. Il n'avait définitivement pas changé : d'abord le fanfaron, puis le dragueur. Il devait avoir des origines italiennes, franchement.
Avec un sourire, j'accueillais son compliment, avant de me figer de plaisir à son annonce. Des enfants ? Encore en vie... ? Oh mon Dieu...
Avec un large sourire je le suppliais presque de me dire où se trouvaient ces chers anges. Je lui demandais de rester à l'écart, de ne surtout pas de montrer. Mon style à moi est plus subtile, et le goût d'un enfant effrayé est certes savoureux, mais lorsque l'enfant l'est trop, il a tendance à tourner, aussi fallait-il que je ménage mon effet.
M'aventurant jusqu'à la cachette des quelques survivants, j'adoptais un visage apeuré et rentrais mes crocs. Courant sur les derniers mètres pour qu'ils puissent m'entendre arriver, je pris une voix tout aussi apeurée que mon visage :
_A l'aide ! A l'aide ! Il y a quelqu'un... ? Pitié, dites-moi qu'il y a quelqu'un... ! S'il vous plaît... !
Et quelques sanglots plus tard, la porte s'ouvrit, laissant paraître, comme l'avait deviné Slade, une jeune femme, ou plutôt fille, qui ne devait pas avoir plus de seize ans et qui, surtout, semblait vierge...
Restons calme, ne nous emballons pas, quoi que ce sang sente divinement bon.
_Oh, Dieu soit loué !
J'accourais à elle, la prenait dans mes bras, comme l'aurait fait une jeune femme de village, plus âgée qu'elle :
_Vous n'avez rien ? Vous n'êtes pas blessés... ?
Je jetais un regard derrière elle, quatre enfants, d'environ... quatre à huit ans se tenaient derrière elle.
_Non, tout va bien, madame... Mes frères et moi avons couru ici pendant que... Oh !
Elle s'écroula en sanglots contre ma poitrine, ne cherchant même pas à savoir qui j'étais, d'où venait tout ce sang... Pour elle j'avais une apparence humaine, et semblait sincère, j'étais la Sainte qui les sauverait tous.
Je regardais de nouveau les enfants. J'étais loin d'être aussi cruelle que Slade, et tuer des enfants me faisait toujours mal. Je n'avais recours à ce type de meurtres que lorsque je n'avais pas le choix. C'est-à-dire peu souvent. J'évaluais les chances de survie de chacun. Je ne pouvais me résoudre à tuer le plus jeune, mais à quatre ans... Quelle chance aurait-il ? Je savais que si je le lui demandais, Slade ne les tuerait pas – quoi qu'il m'en voudrait, mais il me devait bien ça.
Repoussant doucement la jeune fille, je lui exposais mon plan. Enfin, mon faux plan.
_Ecoute, vous ne pouvez pas rester ici, j'ai peur que l'assassin ne revienne mettre le feu au village, et vous mourriez définitivement. Il faut faire vite. Reste ici avec trois de tes frères, je vous emmènerais un par un à une calèche qui fuira, d'accord... ?
La jeune fille, perdue, acquiesçât et appela le premier de ses frères. Celui de huit ans. Ma décision fut prise. J'épargnerais cet enfant, et le plus jeune.
Lui saisissant la main, je l'aidais à sortir de sa cachette et séchais ses larmes.
_Je reviens, dis-je à l'attention des quatre restants, puis, regardant tendrement le garçonnet, suis-moi !
Nous courûmes à travers le village jusqu'à, en effet, non pas une calèche mais une charrette que j'avais repéré en arrivant. Les chevaux étaient apeurés par l'odeur du sang et les cris qui avaient résonné à travers les lieux durant toute la nuit. Je tâchais de calmer les deux imposantes bêtes, de sublimes chevaux de trait. Le garçon montât à l'arrière de la charrette et, sur mon conseil, se coucha sur le bois.
Le deuxième enfant à sortir de la cachette, n'atteint jamais la charrette. Le troisième, l'enfant de quatre ans, y parvint, lui, et sur tout le chemin, je le serrais contre moi, et ce cher ange se cachait dans mes cheveux pour ne rien voir, rien entendre... Il tremblait dans mes bras. Je retins des larmes coupables. Le quatrième n'atteint pas, lui non plus la charrette. Et je fus contrainte, pour ma survie, et pour le bon déroulement de mon plan, de dévorer à son tour l'aînée.
Retournant à la charrette, je pris un air paniqué en chuchotant « il est revenu, il est revenu ! », frappais la croupe des chevaux qui partirent aussitôt...
Bref. Par un stratagème ignoble d'abus de confiance, j'avais tué deux enfants et une jeune fille qui, quoi qu'elle ait un goût incomparable de ces jeunes vierges, me laissait un goût amer dans la bouche.
Revenant au centre du village, j'y trouvais Slade, qui semblait attendre des explications. J'haussais les épaules.
_Tu sais, parfois, je suis lasse d'être un monstre... Tuer des hommes, des femmes, oui... Mais des enfants...