Il ne fallut pas attendre davantage pour voir ce nouveau compagnon se jeter sur sa pitance. Elle ne fit pas long feu et la vitesse à laquelle les baguettes allaient de l'assiette de fortune à sa bouche était assez impressionnante. Amusée, Enora ne pipa mot et délaissant les baguettes qu'il lui avait offert, elle sortit d'une de ses bourses une cuillère taillée dans le bois. Elle mangea avec un appétit égal mais un raffinement bien plus franc. Les « sluuurps » et autres « glups, mom mom, burp » de Kyle, à côté d'elle, auraient presque pu lui couper l'appétit s'il n'avait pas été si attendrissant. On aurait cru voir un enfant dans ces... anime, oui, c'est cela, anime, que l'on trouvait sur Terre. Ne pipant mot alors qu'il fabulait quelque peu sur ses incroyables capacités, elle continuait de manger avec un sourire discret, l'écoutant d'une oreille plus ou moins attentive, plutôt absorbée par son repas et la vue splendide qui s'offrait à eux : le jour déclinant faisait exploser le ciel en une myriade de couleurs invraisemblables se reflétant dans l'éclat de la mer encadrée par deux gigantesques falaises. Une brise légère venait compléter le tout, faisant fermer brièvement les yeux de la mercenaire. Parfois, comme dans ces moments-là, il lui arrivait de se dire que Terra était le plus bel endroit de l'univers... Bien sûr, elle ne connaissait pas tous les recoins dudit univers mais elle n'avait pas même envie de chercher. Quoique Terra soit bien plus hostile qu'hostile à certains moments, c'était malgré tout la plus belle des choses qu'il eut put exister, et c'était une certitude.
Le bruit de l'écuelle sur un rocher la tira de sa rêverie et elle tourna la tête vers son protégé improvisé. Essuyant sa bouche et reprenant une certaine contenance, il s'intéressait à elle. Elle sourit et, avant de répondre, finit son assiette, ce qui permit à l'humain – enfin, pas tout à fait – d'embrayer sur une autre question. C'était donc un bavard...
Reposant calmement son assiette et prenant le temps d'avaler une gorgée d'eau, avant de lui tendre sa gourde, Enora prit une profonde inspiration :
_Mh... Qu'est-ce que mon pouvoir... ? C'est une question plus difficile qu'il n'y paraît, dit-elle avec un petit sourire, j'agis sur toute chose du domaine sensible... Si tu préfères, tout ce qui est à base de molécules, d'atomes, qui est donc sensible, qui appartient au monde physique, tout ceci est susceptible de se plier à ma volonté. Je peux tout aussi bien te provoquer un arrêt cardiaque qu'une mort cérébrale, que je peux voler dans le ciel... Il n'y a pas vraiment de limites, en fait...
En même temps qu'elle parlait, elle remuait un bâton dans le foyer aux braises encore brûlantes, comme si elle ne prenait pas vraiment part à la conversation, que ce sujet la dérangeait. A la vérité ce n'était pas tout à fait faux, elle n'aimait pas vraiment parler de son pouvoir ou pire encore, de son origine, car cela la ramenait immanquablement à l'épisode avec son oncle, et la psychose qu'il avait entraîné dans la jeune fille était assez terrible pour qu'elle cherche à éviter ce souvenir à tout prix. Souriant, elle poursuivit :
_Jamais comme le mien, cela est normal, tu es sur Terra, Terra est unique et nous, ses enfants, le sommes tout autant.
Il restait toujours fixé sur ses yeux et Enora sentait qu'il ne savait sur lequel se concentrer pour lui parler, un peu comme lorsqu'on est face à une personne avec un strabisme, on ne sait pas quel œil regarder. Quoi qu'elle estimait ses yeux vairons bien plus jolis et agréables à regarder que des yeux sujet au strabisme...
_Il me coûte de l'énergie, oui, poursuivit-elle, mais cela dépend de beaucoup de paramètres, ma fatigue de base, déjà, mon humeur aussi parfois, le temps qu'il fait : une chaleur écrasante me fatiguera plus vite de façon générale, un vent violent m'épuisera si je dois lutter contre, et dans le cas de soins, comme pour toi par exemple, ça dépend de l'état du malade, de ses capacités régénératrices, de sa volonté à survivre, etc. Si j'ai une lame c'est plus un complément qu'autre chose. Il y a sur Terra, je te l'ai dis, des milliers de créatures plus que dangereuses, certaines sont capables de bloquer mon pouvoir, d'autres y sont immunisées ou ne les blessent que partiellement, et surtout j'aime me battre au corps à corps...
Elle eut encore un petit sourire en se tournant vers lui :
_Peut-être te paraît-il étrange de préférer le corps à corps quand on peut se prémunir de tout risque en tuant son adversaire à distance, mais j'ai tendance à trouver ça lâche, à vrai dire... J'aime mesurer mon adversaire, le battre à la loyale, c'est ce qui fait aussi ma réputation. Quant au pistolet, il a davantage une valeur sentimentale, je ne m'en sers quasiment jamais, seulement en cas d'urgence, peut-être... ?
Elle avala une nouvelle gorgée d'eau en essuyant d'un revers de main de fines gouttes de sueur qui perlaient sur son corsage, se mêlant au sang du cerf qu'elle avait précédemment porté sur ses épaules. L'odeur âpre du sang ne la dérangeait pas, elle y était habituée et cette odeur était de toutes façons couverte par celle du feu de bois qui la faisait suer. D'un coup de fessier, elle recula un peu du foyer pour se soustraire à sa chaleur.
Nouveau sourire avant de continuer :
_Je ne te veux aucun mal. Je me méfie de ce qui peut passer par ce portail et, de façon générale, de toutes créatures que l'on croise ici. J'ai la mort facile, c'est vrai, on ne vous dégote pas un surnom comme le mien par hasard, même si je me suis calmée avec les années, mais il faut malgré tout être prudent... En revanche si tu veux, puisque tu seras, à ce que tu dis, remis demain, nous pourrons engager un combat amical. Je suis moi aussi curieuse de voir tes pouvoirs.
Il y eut un petit silence, puis elle reprit, l'air désolé :
_Je me rends compte que je ne me suis pas vraiment bien comportée avec toi au début. Il paraît que je suis... instable. J'en suis désolée. Chacun crée ses mécanismes de défenses pour survivre, surtout lorsqu'on est, comme moi, nomade. Si tu veux, je serais un peu comme... comment s'appellent-ils déjà ? Ah oui, comme les rôdeurs dans vos livres et vos films là, Le Seigneur des Anneaux, mais en moins noble d'âme, finit-elle avec un petit rire amusé.
Voilà !
Un court silence s'installa, il semblait digérer toutes ces informations, ou pas, finalement, puisqu'il finit par lui tendre son assiette d'un air enjoué :
_J'peux en ravoir, dis ?
Ouais, ce n'était peut-être pas les paroles de la mercenaire qu'il avait digéré, tout compte fait...
Riant de bon cœur, la jeune femme lui resservi une pleine écuelle du fameux ragoût et des légumes cuits dans la cendre.
Le regardant dévorer sa deuxième assiette, elle sortit de son corsage un paquet de cigarette, et s'en alluma une , contemplant l'immensité de la mer devant eux.