La fréquentation de la communauté catholique de Seikusu a ceci de bon qu’elle m’offre des liens privilégiés avec une catégorie très bourgeoise. Même si l’Eglise a fait vœu de pauvreté, il ne lui est pas interdit de recueillir l’argent là où il est, afin d’en faire profiter les nécessiteux, bien entendu. Hasard ou amusement, les bigotes les plus fidèles sont les épouses des plus riches immigrés, chefs d’entreprise pour la plupart, et cela me donne accès, en outre, à des soirées dites de bienfaisance, où je sais d’avance qu’une partie des dons ira dans les bonnes œuvres de mon église. Si l’on m’avait dit que ma vie au Japon serait aussi aisée que fut ma vie en Afrique, je me demande si je n’aurais pas, plus tôt, délaissé la difficulté quotidienne pour la facilité confortable.
Aisée même, comme ce soir d’été où les portes d’une demeure que je ne connaissais pas encore, se sont ouvertes à moi par les traits d’un majordome stylé comme je n’en avais jamais vus auparavant. J’y avais été convié par la maîtresse de maison elle-même, qui m’avait délégué son propre chauffeur et sa limousine personnelle. Là, Yves, c’est un peu loin de ton vœu de pauvreté ! Mais, après avoir trahi ton vœu de chasteté, tu n’en es plus à ça près…
Et l’intérieur est à la mesure de l’abord ! Je ne connaissais pas encore le maître de céans, et c’est lui qui vient m’accueillir, aussi froid que joviale est son épouse, mais aussi coincés l’un que l’autre. Hum, ça ne doit pas jouir tous les soirs dans leur lit, si tant est même qu’il y eut au moins une fois cela. Mais je ne suis pas venu pour lui, je suis là pour jeter un œil aux acte chrétiens des généreux donateurs. Smokings et robes de soirée se côtoient, champagne et bijoux pétillent de mille feux ; assurément, la recette devrait être bonne.
Hormis l’hôtesse, et quelques une de ses amies tout aussi fidèles de mes sermons, je ne connais personne parmi les invités. Il faut dire que je ne fréquente pas ces gens pour mon ministère, et que, d’ailleurs, ils n’ont que faire d’un petit curé immigré qui distrait leur épouse, pendant qu’eux-mêmes se distraient avec secrétaires et autres prostituées. Secret de confession, je n’en dirai pas plus, de ces secrets que les maris volages croient ignorés de leurs épouses croyantes.
J’ai dû faire le tour de ces fidèles et généreuses chrétiennes, un sourire par ci et un mot par là, quand je sens une main taper sur mon épaule, assortie d’un « Monsieur ? » comme chanté par une voix à la douceur inconnue. Quelle est donc cette enchanteresse, que j’aurais oubliée en saluant les personnes connues, et qui vient aussi doucement se rappeler à mon bon souvenir ?
Sans faire vaciller la coupe de Champagne que je tiens en main, j’esquisse un demi-tour élégant, pour me trouver face à un visage qui ne m’est pas inconnu. Mais d’où ? Pas d’ici, je m’en souviendrais. D’Afrique ? Pas davantage ; les rares blancs que j’y ai croisés étaient soit de vieux baroudeurs barbus, soit des infirmières trapues. Paris alors ?
« Pardon… Mon Père ? »
Elle ? Non, c’est impossible ! Pas à des milliers de kilomètres. Pas dans cet endroit où l’argent pervertit tout, même s’il aide mon église à s’entretenir. Pourtant, un tel visage, un tel regard, ça ne s’oublie pas. Oserais-je même penser qu’une telle perfection ne s’oublie pas davantage. Elle, la seule femme qui ‘ait fait couler une larme depuis bien des années, serait donc dans cette ville, sans que je ne l’y aie jamais croisée ?
« Vous ? Vous ici ? La belle Parisienne, c’est bien vous ? »
Réaction primaire, et question prêtant à confusion, je fais fort pour des retrouvailles ! Et pourtant, ce ne peut en être une autre. Mais, sa tenue, sa robe, ses bijoux, cette perfection qui rend les autres insipides, comment donc est arrivée à cela celle que je voyais passer presque en catimini à l’accueil de mon hôtel parisien ?