Prélude / Re : Lucky Charm
« le: lundi 14 décembre 2015, 19:11:37 »« -T'as pas une cigarette ?
-Tu ne fumes pas, Angela.
-Mais là, j'en ai envie...soupira-t-elle en retenant douloureusement ses larmes. »
Ils étaient assis là, sur le bord d'un trottoir glacial, témoins de l'agitation urbaine à Hell's Kitchen. Peu d'automobiles, beaucoup de charrettes et de chevaux. Une odeur rance près de la bouche d’égout.
« -Oublie le tabac. Ce n'est pas très féminin.
-Je m'en fiche, je ne veux pas être une femme. Je ne suis pas assez forte pour travailler à l'usine, je ne suis pas assez forte pour...faire ce que Tommy et toi vous faîtes, pour...aller au rassemblement du Parti, parce que je suis trop petite, trop fille. Ca me gonfle, Duncan.
-Et la pauvreté, ça ne te gonfle pas, ça ? »
Sa soeur haussa négligemment les épaules pour appuyer sa réponse.
« -Un peu, mais que peut-on y faire ?
-Je compte m'engager dans l'armée, articula-t-il en sortant de sa poche une cigarette bon marché qu'il glissa entre ses lèvres sèches. Une allumette plus tard, il fumait tranquillement.
-Tu. N'es. Pas sérieux ? Thomas te tuerait !
-Je m'en fiche de Thomas, c'est mon frère. Pas mon père,pas mon patron. Je vais entrer dans l'armée, gravir les marches petit à petit, mettre de côté. J'en ai marre de racler de l'italien tu vois, et de livrer des choses.
-Papa est mort dans l'armée ! S'offusqua-t-elle, horrifiée.
-Et alors ?
-Tu vas mourir aussi! »
Alors, il éclata d'un rire sincère, visiblement touché par l'inquiétude de la benjamine.Il passa un bras autour des épaules frêles d'Angela pour la presse contre sa carrure masculine. Ce n'était pas une étreinte protectrice, et encore moins fraternelle. Il y avait quelque chose d'étrange dans la caresse qu'il perdait contre le bras de sa soeur. De loin, on aurait pu penser à deux miséreux amants qui se réchauffaient par une rude fin d'automne. La faute à leur différence physique. A la rousse et au brun, à l'une qui ressemblait à la mère et l'autre au père.
« -Je ne mourrai pas.Je reviendrai, et je t’emmènerai, Angela. Tu auras des belles robes, des repas décents. Tu seras la femme la plus belle de New-York. Tu pourras continuer des études si tu veux, tu es douée avec les maths, n'est-ce pas ? Ou alors, tu pourrais prendre des cours de chants ? Tu n'as pas toujours rêvé d'être actrice ? »
Et parce qu'elle était choquée qu'il semble tant la connaître, il lui offrit un baiser rassurant contre la tempe.
« -Tu feras ce que tu veux. Et moi également.
-Mais...
-Je plaisante. Pour l'armée.
-Pff, t'es trop con, trancha Angela après avoir pincé ses lèvres.
-Mais je suis très sérieux pour tout le reste. »
Il aurait voulu développer, surtout sur ce rêve idiot d'être actrice. Il avait remarqué au fil des ans, les vieux magasines à moitié déchirés, s'accumuler sous le lit de sa soeur. Elle les ramassait où elle pouvait, Victoria lui en fournissait certains. Et de là, la rouquine admirait les étoiles montantes de Broadway ou de ce cinéma encore frémissant. Pour une jeune qui se disait peu féminine, elle ne risquait pas d'y arriver. Pourtant, une clameur soudaine en pleine rue gronda, l'empêchant de poursuivre le réconfort entrepris auprès de sa cadette. C'était une masse noire qui se pressait.
« -Viens. Angie, lève-toi.Viens. » ordonna-t-il en la redressant autoritairement. « Il ne faut pas rester ici.
« -Qu'est-ce que c'est ?! Mon Dieu... !
-Des agitateurs communistes, constata-t-il entre ses dents, alors qu'il la faisait reculer contre la devanture d'une boucherie. »
Les travailleurs en rogne brandissaient des outils, des pancartes, et des poings rouges de colère. Rapidement, Agela se détacha du confort des bras de son frère pour se précipiter vers eux, excitée.
« -Où allez-vous, camarades ?! Camarades ! »
Enfin quelqu'un l'entendit et prit la peine de s'arrêter. C'était un ouvrier à la barbe hirsute et au regard d'acier.
« -A l'usine de Forkes. Dans le Nord. Les salaires ont encore baissé là-bas ! Et on est pas mal à la porte, maintenant ! »
Il reprit sa marche furieuse.
« -Non, Angela. N'y vas pas. Il y aura la Police là-bas. Si Thomas te reprend encore au poste...
-Je m'en fiche ! Ces pauvres ouvriers...mis à la porte, salaires baissés... ! »
Duncan hallucinait. Pauvres ? Eux ? Pas assez visiblement, pas assez affamés pour avoir encore la capacité de battre les pavés avec des revendications irréalistes en cette année de crise. Il avait même cru voir dans cette foule des fourches et autres outils agricoles. A peine croyable, il savait que le Parti communiste tentait d'agiter les campagnes démunies après cette Dépression, mais de là à réussir cette déstabilisation. Pour le moment, néanmoins, le Sullivan avait d'autres préoccupations: plus familiales que politiques. Une seconde d'inattention et la silhouette d'Angela s'était fondue dans la masse, définitivement perdue.
« -Eh. Merde. Putain de merde ! ANGELA ! » rugit-il.
Et elle ne savait pas où ce torrent humain allait la mener, aux portes de quel enfer ou de quel paradis. Là, dans l'extase colérique de centaines d'ouvriers, venus de tous horizons, elle avait l'impression d'avoir sa place. Peu de femmes marchaient parmi eux. Elle repéra quelques bas de mauvaises qualités, des cheveux blonds, des boucles brunes, éparpillés dans cette masse virile. Dix longues minutes de marche vinrent à bout du raffut, quand ils se stoppèrent tous comme un seul homme. Les grilles de l'usine n'étaient pas loin. En début de cortège, les principaux salariés de Forkes écoutaient leur délégué syndical, élevé sur une estrade de fortune. Sullivan brava la foule compacte pour espérer atteindre les premiers rangs.
« -Qui récolte les fruits de votre labeur ?! Est-ce VOUS ?!
-NON ! Scandèrent les ouvriers enragés.
-Est-ce vos femmes ?!
-NON !
-Alors...sont-ils parmi nous ce soir ?! Ou....préfèrent-ils rester dans le confort de leur maison, le ventre rempli pendant que vous trimez des heures pour vous acheter une simple paire de chaussure !!! Et non contents de tout prendre, ils décident de faire une coupe dans vos salaires et parmi vos collègues parce que c'est la CRISE ! Mais eux ?! Mangent-ils moins ?! Utilisent-ils moins de pétrole pour leur voiture ?!
-NON !
-NOUS SOMMES REUNIS AUJOURD'HUI POUR DECIDER SI OUI OU NON, NOUS VOTONS LA GREVE ! Que ceux qui sont POUR LA GREVE LEVENT LA MAIN ! »
Même si Angela ne travaillait pas ici, elle leva la main, compressée entre eux. Sa petite main féminine, habituée à manier des lames de rasoir s'agita au milieu des poings fièrement dressés. Il fallait dire qu'elle avait été charmée par le discours. L'homme qui parlait au-dessus de leur tête soucieuse avait une beauté discrète. C'était un jeune vétéran de la Guerre, et il semblait avoir la rage au ventre quand il parlait des industriels, et de ces politiques véreux qui leur étaient associés, qui après les avoir mené à une Boucherie sans pareille en Europe, les condamnaient à la faim ici, en Amérique, cette terre qu'on leur avait promis comme un rêve. Et alors qu'il terminait un slogan véhément, ses prunelles pâles croisèrent le visage de l'irlandaise, semblable à la lueur d'un phare dans un océan de ténèbres. Il perdit le fil un court instant avant de se reprendre sous les acclamations de la foule acquise. Et quand il chercha de nouveau la jeune femme, elle avait disparu.
Et au bon moment, car une heure plus tard, la Police s'en mêlait. Certains ouvriers avaient fait venir des Dockers ivres pour tenter de forcer les grilles de l'usine. Des tirs avaient fusé, mais Angela s'était rapidement réfugiée à Hell's Kitchen, évitant les heurts, après une heure de marche dans New-York.
Aileen était déjà couchée avec Lewis, à l'instar du vieil oncle qui ronflait derrière le bar du Pub. Seuls, Duncan et Thomas l'attendaient dans le salon, morts d'inquiétude. Le cendrier était plein à ras-bord de mégot encore chauds.
« -Je croyais que j'allais encore devoir te chercher chez les flics, putain, lâcha froidement Thomas.
-Tommy...
-NON ! Hurla-t-il en balançant le cendrier au sol sous le regard indifférent de Duncan. Tu n'es qu'une emmerdeuse ! »
Elle voulait encore parler, mais il s'était levé avant pour la prendre à la gorge et la plaquer contre un mur proche. L'autre frère préféra ne rien voir, et les poings crispés se forçait à regarder ailleurs. Thomas sortit de sa manche plusieurs lames de rasoir reliées entre elle par un filin d'acier. Il en plaqua une contre la joue pâle de sa soeur. Cette dernière écarquilla les yeux, scandalisée.
« -Tu sais qui nous sommes, Angie. Tu sais ce que peut faire cette lame, n'est-ce pas ?! Tu. N'es qu'UNE FEMME ! Tu restes à la maison ! C'est dur à comprendre hein ?! Bonne à distribuer des tracts SI JE LE VEUX ! Mais c'est TOUT !
-Qui faisait tourner l'établissement à Birmingham quand Papa et toi étiez à la guerre ?! Les femmes. Quelle différence ?!
-Je suis revenu. »
Et il la gifla sourdement.
« -Ne me parle plus de Papa. Nous ne sommes plus à Birmingham »
Angela chercha du secours en admirant Duncan, toujours attablé. Mais ce dernier, trop vexé qu'elle lui ai désobéi, ne disait rien et pour une fois, laissait faire le « boss ».
« -Tu vas te trouver un travail. Dans une usine. De préférence.
-Tu n'as pas à me dire ce que je dois faire. Je ne veux pas travailler sous le joug oppresseur d'un patron capitaliste !
-Tu...
-Allez, Tommy, c'est bon, intervint Duncan, agacé, laisse-la.
-La ferme, Duncan. Il serait temps d'arrêter de materner ta petite princesse. »
Le meneur irlandais lâcha le cou de sa parente pour lui empoigner sèchement la mâchoire et presser ses joues sous ses doigts impitoyables.
« -Pourquoi penses-tu que je veux que tu travailles dans une usine, hein ?! A quoi tu nous as servi chez ces youpins, à part ramener trois sous de l'heure ? Duncan a tissé un réseau de relations et d'information à travers toute la ville avec son emploi de livreur. Aileen aide au Pub, et elle sait soigner. Ce qui est plutôt utile, tu avoueras. Moi, je réfléchis salement, Angela pour nous éviter encore plus d'emmerdes.
-Tu veux peut-être que je récolte des informations sur l'oreiller au bordel ?! »
La phrase de trop, cette fois, il vit rouge et souhaita la corriger de ses lames. Plutôt agile, elle réussit à lui mettre une droite bien avant, laissant filer l'instrument mortel contre le mur.
« -C'est quoi, son foutu problème à elle ?! Gueula Tommy vers son frère, la lèvre en sang.
-Si je connaissais le remède, j'irai sur le pas chez l'apothicaire pour lui administrer. On peut arrêter maintenant ? Angela fait ce qu'elle peut, okay ? J'en suis suis certain. Mais Tommy n'a pas tort, Angie. Il nous faut un salaire de plus, parce qu'on envisage pas de te faire rentrer dans les magouilles dangereuses, ni dans la politique.
-Vous comptez remonter le clan, c'est ça ? Comme à Birmingham ?! Et vous comptez me laisser en dehors de CA ?!
-Et pourquoi pas ? » C'était la voix d'Aileen, encore un peu ensommeillée qui avait répliqué depuis l'encadrement de la porte. Chastement vêtue d'une longue robe de nuit, elle fit un signe à Thomas qui rappliqua et elle regarda à sa lèvre. « -Tu veux finir violée toi aussi ? Tu veux servir toute ta vie du rhum a des ivrognes ?
-Non, mais je sais me battre !
-On en reparlera, cracha le chef en faisant signe à tout le monde d'aller dormir.
-Je vais passer la nuit chez Vicky.
-Je t'interdis !
-C'est ça ! »
Et la porte d'entrée claqua. Aileen réconforta son jumeau en lui annonçant qu'au moins, chez Victoria, ils sauraient où leur frangine est, et qu'elle ne craindrait rien.
« -Tu sais, au début...à mes débuts, je faisais la passe à 20cts. Tu t'imagines ? 20Cts. Mon père et moi on venait de débarquer de Manchester. Il était docker, mais il a fini par crever de la même saloperie que ma mère. Un homme bien, qui a su partir à temps. J'avais 13 ans. On ne donne pas plus de 20cts pour déflorer une fille de 13 ans. »
Victoria alluma une quatrième chandelle afin d'éclairer convenablement la pièce. Elle vivait dans une petite chambre luxueuse, et grande que lui payait gracieusement le Parti. Il y avait un grand lit, un miroir en pieds, des tableaux, une tapisserie de bon goût, des fauteuils, et cette table en chêne où elles siégeaient pour parler, devant une bonne soupe chaude.
« -Puis j'ai rencontré Dimitri. Il m'a dit qu'en URSS, les femmes n'avaient pas à se prostituer, qu'elles gagnaient toutes décemment leur vie par le travail honnête. Que le capitalisme avait mené les hommes à corrompre.
-C'est vrai !
-Exactement. J'ai eu ma carte au Parti grâce à lui. Je me suis débrouillée pour épurée ma clientèle au fil des ans. Officiellement, 55% de mes recettes partent au maquereau mais....depuis Dimitri, j'ai pu avoir accès à une clientèle plus restreinte. Je me déplace chez ces Messieurs, à l'hôtel. D'influents politiciens, des inspecteurs de Police...certains sont muets, incorruptibles. Ils te baisent, ils essuient leur queue sur toi et ils partent, sans avoir prononcé un mot. Mais d'autres....ne demandent qu'à parler à cette chère Jasmine, la délicate et écervelée petite anglaise, qui ne se plaint jamais. Alors, tu t'es encore fritée avec Tommy ?
-Mh, mh. Il veut que j'aille à l'usine.
-Brave, Thomas. A ta place, je l'écouterai.
-Oh je t'en prie.... »
Puis un moment de silence dans lequel, chacune savoura le réconfort de ce velouté aux carottes. Le légume du pauvre dirons-nous, jusqu'à ce que deux coups soient frappés à la porte. En général, l'immeuble de Victoria était bien sécurisé, car il appartenait à une pègre locale et le loyer comprenait des charges visant à la sécurité des locataires. Aussi, elle ne craignait guère trop une mauvaise surprise en allant ouvrir la porte.
« -Ah, Jimmy, entre.
-Bonsoir, Victoria. »
Deux sons d'une bise cordiale et voilà qu'un homme tout à fait charmant pénètre la tanière de la louve. En reconnaissant le délégué syndical, Angela se redressa immédiatement pour le saluer en silence. Il la découvrit du regard, sembla la reconnaître et eut un sourire.
« -Tu t'en es sorti ?
-Oui, les flics ont été débordés, j'ai pu filer. Ils ont arrêté beaucoup d'ouvriers. Tu...ne me présentes pas ?
-Oh si, Angela Sullivan, James Doyle. Tu veux de la soupe ?
-Non, je ne reste pas longtemps. Le temps que ça se calme. Ils ne viendront pas ici ?
-Pff. Venir chez moi ? Tu crois qu'ils vont venir fouiller chez la pute qui peut potentiellement les mettre dans un embarras charmant ? Je suis intouchable, et la pègre veille sur cet immeuble, aucun flic n'approche. C'est le deal.
-Vous êtes venue vous réfugiez ici aussi Mademoiselle Sullivan ?
-Non, Vicky est une amie de longue date.
-On ne peut espérer mieux comme planque que le regard d'une si belle...
-Je t'arrête tout de suite Jimmy. Ses frères ont des lames de rasoirs.
-Ah, Sullivan, de LA famille Sullivan ? S'étonna Doyle en esquissant un sourire.
-Alors ? Demanda Angie, assez franche et admirative à la fois, Vous êtes le délégué syndical chez Forkes ?
-Oui, en effet.
-Vous venez également d'une famille opprimée ? C'est cela ? Vos parents ont trimé toute leur vie ? Vous êtes exploité ? Oh comme je comprends. »
James échangea un regard maladroit avec Victoria ce qui mit la puce à l'oreille de la tierce, qui fronça les sourcils.
« -James est médecin, Angie » articula l'anglaise dans un petit sourire forcé. « Sa famille est tout ce qu'il y a de plus bourgeoise. Mais il est acquis au socialisme.
-J'ai lu Marx, énormément, se justifia-t-il ensuite devant l'incompréhension qui se lisait sur la visage de la jeune femme. »
Hawthorne secoua la tête puis dirigea son attention sur son ami qu'elle invita à s'asseoir. Ils discutèrent ensuite de l'avenir. James assura qu'hélas, grâce à sa famille, il ne serait pas en grand danger, mais qu'il vaudrait mieux pour lui quitter New-York, quelques temps. Les choses avaient vraiment mal tourné à Forkes. Angela n'osa pas dire que c'était une lâche attitude que de fuir face à l'oppression d'un Etat capitaliste, parce qu'elle ne voulait rien reprocher à James. James, c'était un joli nom pensait-elle, cela faisait très britannique bien qu'il assura par la suite que sa famille était sur le sol américain depuis les premiers colons et qu'il était donc américain.
« -Nous...pourrions peut-être nous voir, avant mon départ demain, » proposa Jimmy sur le pas de la porte, alors qu'il repartait.
Dans le fond de la pièce, Victoria écoutait d'une oreille distraite avec un petit sourire aux lèvres.
« -J'ai bien peur que ce soit impossible, Monsieur Doyle, j'ai..
-James, James c'est très bien, la coupa-t-il, Je peux vous appeler Angela ? Vous aimez le cinéma ?
-Énormément.
-J'ai des tickets, s'empressa-t-il alors de rajouter, comme un pêcheur qui tirait désespérait sur sa canne pour remonter ce qui venait de mordre à l'hameçon. Il avait même sorti les tickets en question, ce qui fit briller les yeux de Sullivan. Jasmine vint à la rescousse de la raison échouée de son amie, attrapant les places des mains du syndicaliste.
-Comme c'est généreux. Nous pourrons y aller toutes les deux.
-Mais...protesta-t-il.
-Bonne soirée Jimmy, rentre bien. » Et elle lui ferma la porte au nez avant de s'adresser à Angela. « Sois sérieuse deux minutes. Thomas l'aveuglerait avant même qu'il puisse te regarder dans les yeux pour te dire qu'il est tombé amoureux. »
« -Alors, calmée ? »
Duncan passa derrière le bureau clandestin pour embrasser tendrement sa sœur sur la joue. Angie comptait et recomptait les paris. Il y avait un tableau à côté d'elle et cette fois, Thomas avait vu grand. On ne pariait plus sur de la boxe, mais sur des chevaux. Il avait fait une affaire avec Dilligan qui gérait le monde des jeux hippiques, c'était par Dilligan qu'il fallait passer si on voulait pouvoir truquer une course. Dilligan, encore, avait l'une des mafias les plus influentes, toute une armée. Des irlandais, recrutés directement du pays. La plupart fuyaient les arrestations parce qu'ils avaient commis des attentats au nom de l'IRA.
« -Ca va, je me débrouille. C'est con de parier autant d'argent sur des chevaux.
-Tommy a un plan derrière la tête.
-Je me doute.
-Victoria était de bonne humeur ?
-Elle m'a demandé des nouvelles de Tommy, répondit-elle négligemment en inscrivant le nom d'un nouveau parieur ainsi que la somme. Et j'ai bu une soupe. Excellente.
-Bien. Thomas souhaite te voir, ce soir à 20h. 20h. Ne le contrarie pas une nouvelle fois, il pourrait te défigurer pour de bon. » lui souffla-t-il à l'oreille, profitant de cette proximité pour lui voler un nouveau baiser à la tempe.
« -Je n'ai plus rien à lui dire.
-Ce n'est pas ce qu'il pense, et moi non plus. »
Il tapota sur l'épaule de sa frangine pour l'apaiser et repartit aussitôt.
Sur ordre de Thomas, le vieil oncle avait fermer le Pub miteux. L'insigne de l'établissement, un Cygne Rouge, pour le « Red Swann », grinçait paresseusement sous le vent hivernal. Declan avait donné une bouteille de whisky irlandais à son neveu, puis avait disposé dans l'appartement. Vers 20h, apparut Angela. Elle prit soin de verrouiller derrière elle. Trempée, à cause de la pluie qui s'abattait sur New-York, elle s'assit face à l'irlandais qui tendit vers elle, un verre rempli d'alcool.
« -Pour te réchauffer. Comment c'était ?
-....
-Chez Vicky.
-Bien.
-McKenzie m'a dit qu'il avait vu un étranger rentrer dans son immeuble ce soir là. Tu sais, McKenzie de la Pègre, un vieil ami à moi.
-Il me surveille ?
-Il surveille Victoria, pour mon compte. Pourquoi crois-tu qu'on est ruiné ? Parce que je paie mes hommes, aussi. »
La belle leva les yeux au plafond, déjà agacée.
« -C'était qui ?
-Un syndicaliste, socialiste, enfin un rouge. Médecin.
-Ca va.
-Qu'est-ce que tu veux ? Je suis en train de chercher un travail, c'est bon, soupira-t-elle avant de se servir une bonne gorgée de whisky, complètement désespérée.
-Bien. Je veux que tu rentres dans les clous, et que tu obéisses. Pour faire partie du clan, il faut faire des sacrifices. Papa voulait que tu sois la princesse Sullivan. Qu'on t'épargne tout ce mal. Maman et Aileen ont géré les affaires à Birmingham dès que je suis parti à la guerre. Elles ont fait leur preuve, pas toi.
-J'étais petite !
-Et bien, c'est le moment de grandir, sourit-il amèrement. »
Alors, elle crut bon de boire à nouveau, terminer son verre et enquiller sur un autre jusqu'à en brûler sa gorge, car elle n'aimait pas ce petit sourire qui s'épanouissait aux coins des lèvres de son aîné. C'était un rictus qui promettait de mauvaises choses.
Dès qu'elle aurait quitté la salle, Duncan émergerait de la plaque, sous le plancher. Il arrangea son costume pour paraître élégant, bien qu'il ne soit guère en société et s'arrogea la place occupée par sa cadette plus tôt. Il prit le verre qu'on venait de lui remplir et trinqua avec Thomas.
« -Je suis tout de même pas sûr que Billy Dillingan soit le mieux placé comme associé.
-Je recrute.
-IRA ?
-J'étais un patriote, Duncan. J'ai combattu avec Papa et oncle Declan pour le Roi, okay ? Je recrute parmi les vétérans.
-Tu comptes les payer comment, sans vouloir briser l'ambiance.
-J'ai une idée. Elle comporte Angela. Et toi.
-Moi... »
De la poche interne de son veston, le meneur attrapa un stylo qu'il transmit à son frère.
« -Je veux une liste. »
A l'aube, les Sullivan mâles avaient investi Little Italy en toute confiance, au nord de Canal Street. C'était, entre autre, le repaire fameusement connu des Ivaldi, ils possédaient une épicerie réputée et un restaurant notoire qui leur servaient de façade à l'image du pub irlandais. Pour une fois, Duncan et Thomas n'étaient pas armés. Aussi, lorsqu'on leur demanda de montrer patte blanche à cause d'un délit de faciès, ils se contentèrent d'hausser les épaules - sans appréhension aucune. Ils venaient négocier avec le vieux Aldo, et son bâtard de fils. Ils furent escortés jusqu'à Lucia, encore en tablier et de la farine plein les mains. L'italienne les gratifia d'un regard méprisant avant d'indiquer à ses sbires de quitter l'épicerie. Elle se débrouillerait.
Ils auraient tort de croire que dans le clan Ivaldi, Aldo faisait la loi. Là encore, c'était une vitrine - une précaution ultime en cas d'arrestation. En réalité, Lucia tenait les rennes de cette petite mafia.
"-Je vous accorde dix minutes," lança-t-elle froidement.
Malgré sa quarantaine bien entamée, elle conservait un charme attrayant - caractéristique de ces femmes du sud sur lesquelles le temps n'avait guère d'emprise. Sa poitrine était bien plus fournie que n'importe quelle irlandaise, et ses hanches à se damner. C'était en tout cas, ce que disait le regard concupiscent du cadet. Tommy, lui, se montrait terriblement indifférent à la beauté de la matrone - avantage qu'avaient tous les hommes amoureux sur le reste des mortels.
"-Je viens parler d'affaires de famille," sourit-il.
Une semaine plus tard, à l'église du Sang le plus précieux, on célébrait le mariage étrange et inattendu d'Aileen Sullivan et d'Antonio Ivaldi sous les regards satisfaits de Thomas et Lucia qui s'accordèrent d'un sourire complice. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, c'était Tony qui s'était fermement opposé à cette union arrangée avant que son aînée le rappelle à l'ordre sur la nécessité de cette alliance d'une, et la moralité des bons catholiques qu'ils étaient ensuite (vivre avec un bâtard, même dans la mafia, était chose inenvisageable).
Mais quel était donc ce besoin d'un rapprochement entre deux familles fondamentalement opposées et rivales? Entre ces petites vermines qui avaient pour uniquement ambition : l'entrée dans la cour des grands. Thomas Sullivan savait que se réapproprier un territoire, une réputation, une bande organisée coûtait cher. Lucia Ivaldi savait qu'elle manquait d'expérience depuis la mort de son époux, un ancien chef craint et respecté. Beaucoup de ses hommes avaient déserté après cette perte. Par dessus tout, son tendre mari avait laissé pour seul héritage un monticule de dettes...dont la base élargie revenait à un certain Billy Dilligan. Ce même Billy Dilligan possédait l'une des sociétés de paris légaux les plus rentables et puissantes de New-York. Et Tommy voulait cette société. Vous commencez à replacer ? Le clan Ivaldi fournissait l'argent et les hommes nécessaires, la famille Sullivan trahirait Dilligan et prendrait les risques. Dès que Sullivan récupérerait l'entreprise, la dette serait effacée.
A la maison, tout le monde semblait louer cette stratégie.
Sauf Angela.
"-Tu l'as donnée à son violeur! hurla-t-elle."
Aileen ne vivait plus ici désormais, mais chez son nouvel époux. Ils formaient une famille à part entière à Little Italy. Et son absence choquait la benjamine qui se sentait dépossédée d'une seconde mère.
"-Ca suffit, Angela.
-NON ! Ca ne suffit pas! Tu sais qu'elle ne peut pas te dire non! Tu le sais! THOMAS, tu me dégoûtes!
-Grandis un peu Angie! Grandis, merde. Essaie d'entrer dans le monde des adultes une fois dans ta putain de vie."
Un silence mortifère, illustré par la moue indignée de la jeune femme. Elle se dépêche de faire le tour de la table, hâtée pour se placer devant son aîné. Et parce qu'il sent qu'elle le défie, que cela le contrarie d'avoir l'impression de perdre le contrôle de son adorée petite soeur, il lui attrape fermement les joues. Le visage entier de la rouquine est emprisonné dans cet étau de chair tremblante; les doigts de son frère plonge dans sa peau de pêche, et il soupire :
"-Aileen et toi êtes toute ma vie. La famille. Il n'y a rien d'autre qui compte. Pas même...(Il marque un temps d'hésitation.) Victoria.
-Tu mens, tu l'aimes.
-Pas comme je vous aime, Aileen et toi.
-Tu l'as offerte à son violeur, répète-t-elle sur un ton haché.
-Elle s'offrait à lui depuis longtemps déjà ! crie-t-il en la repoussant brutalement."
Angela se rattrape à une chaise et le fixe avec stupeur. Il croit devenir fou de rage, ressent le besoin de frapper du pied contre la table pour évacuer ce trop plein de fureur.
"-Chaque semaine. Elle y allait...pour réclamer de l'argent. Et cet argent était pas gratuit.
-Tu mens...c'est im...
-La ferme! Laisse-moi finir!
-Tommy arrête...
-Oh que non, elle se laissait prendre pour cinquante, cent dollars. Pour nourrir Lewis, parce qu'elle ne voulait PAS que son môme soit un poids financier pour moi! Elle trouvait ça injuste! Ca va, tu les ouvres tes yeux maintenant?! Tu arrêtes d'être égoïste? Nous sommes une putain de famille. On ne fait qu'un."
Nous ne faisons qu'un. Comme le peuple qui souffre, comme les ouvriers exploités. Ca commençait doucement à faire son chemin dans l'esprit de l'irlandaise.
"-Ton irlandais, il est fiable?
-Oui.
-Il n'a pas sa carte au Parti.
-....
-J'ai vérifié auprès de la section de Birmingham tu sais. Je pense que ce mec est en train de te la mettre profond. (L'expression n'amusa pas du tout la prostituée.)
-Il est un sympathisant on va dire, soupira Victoria tandis qu'elle allumait une clope nerveusement, drapée d'une simple nuisette. Ses cuisses suintaient encore de foutre, mais l'envie de tabac se faisait plus forte que celle d'une douche. Surtout après ses ébats avec le chef de section du Parti communiste américain.
-Comment tu peux être sûre qu'il est acquis à nos intérêts?
-Il m'aime, dit-elle platoniquement, en replaçant une boucle brune sur son front plissé de contrariété.
-Pitié, Vicky. C'est ce que te disent tous ceux qui veulent payer moins cher.
-Il offre un toit à nos activités clandestines, tu le sais. Il aide à la distribution des tracts. Il n'a pas sa carte au Parti parce qu'il ne souhaite pas être fiché et compromettre ainsi la précieuse aide qu'il représente.
-Ton gars, c'est un royaliste, il a combattu pour l'Angleterre en France.
-Il n'avait que dix-huit ans. Ecoute, tu dois me faire confiance."
Jusque là étendu paresseusement dans la couche luxueuse de Jasmine, le politique haussa les épaules. La pénombre ne laissait pas entrevoir ses traits qu'on devinait taillés au couteau et une calvitie naissante.
"-Choisis bien tes alliés, Victoria. Je n'aimerais pas être lié à des problèmes de banditisme et de petites raclures. Le Parti semble te faire confiance. Si le Parti le fait, je n'ai pas de raison de ne pas le faire. Tu as ta pilule?"
La dernière question glaça le sang de l'anglaise qui abaissa son regard sur une lourde bague qu'elle portait à son annulaire gauche, comme si elle était mariée. Un cadeau de Leningrad. A l'intérieur de la pierreries rouge rubis se cachait un poison. Elle avait pour consigne de l'ingérer si elle tombait entre les mains des services de sécurité de l'état américain. Hawthorne était au fait de peu de choses. Comme il était coutume, aucun camarade ne connaissait l'adresse d'un autre camarade. Et pourtant, elle en savait déjà trop et ne pouvait garantir être insensible à la torture.
"-Je l'ai."
"-Il y en a trop cette année. Je n'en peux plus, je ne vais jamais tenir.
-Allons, allons ce sont les dernières.
-Je compte sur toi pour m'être d'un précieux soutien."
C'est l'homme qui est éreinté, et passablement agacé. A ses côtés, posée raidement sur un siège de velours pourpre, l'assiste une dame âgée à l'accent allemand. Il y a sur sa figure de poupée ridée, des airs de diva. Tous deux regardent une scène à deux mètres de là, faiblement éclairée où patientent des dizaines de jeunes femmes alignées avec discipline.
Angela fait partie de ces candidates. Pour l'occasion, elle avait sorti les trente dollars offerts par Duncan et s'était achetée un ensemble bon marché au grand magasin de la 5ème Avenue. Le haut était trop grand, mais elle tentait de faire bonne impression. Les concurrentes étaient toutes très belles, fines et élancées avec ce sourire nerveux collé aux lèvres. Angie ne souriait pas, comme si ses lippes étaient de glace. Elle avait opté pour une tenue blanche et se rendait compte qu'elle portait très mal cette couleur. Sur la poitrine de chacune était épinglée un numéro.
L'homme s'adressa à elles, d'un ton sec et énervé.
"-Bien. Je vais vous appeler par votre numéro et si vous entendez votre numéro vous avancez. 15. 39. 13."
La treizième s'avança, toute heureuse mais la germanique s'indigna rapidement.
"-Non, non pas elle. Je ne l'aime pas. Trop foncée de peau."
Une mulâtre, forcément. Alors, l'homme lui fit signe brutalement de dégager.
"-27 et 22." reprit-il.
Le coeur de Sullivan battait fort au moment de s'avancer, comme les élues. Les autres furent priées de prendre la sortie, sans remerciement pour s'être déplacées. Souvent de loin. Puis soudain c'est le désastre. Alors que le directeur du Majestic Theatre, l'un des théâtres les plus réputés de Broadway, énonçait les modalités de passage, Angela se dit qu'elle n'y arriverait pas, que ce serait au-delà de ses forces. Elle avait passé les premières auditions et sa voix avait époustouflé les professionnels qui s'occupaient des sélections préliminaires. Mais voilà, face à la diva et à son acolyte, elle ne se sentait plus capable.
"-Vous venez de Birmingham, en Angleterre.
-Oui, Monsieur, répondit-elle sans émotion.
-Vous y êtes née?
-Non, Monsieur. Je suis née à Belfast.
-Ca s'entend à votre horrible accent irlandais. (Ce qui était exagéré, il était à peine perceptible sauf pour les oreilles sensibles de l'artiste) Quand êtes-vous venue à New-York?
-Il y a environ six ans. Après la guerre.
-Vous fréquentez une école de chant? Un conservatoire..
-Ahm non...mais...
-Pas d'école? Vous avez de l'expérience? Vous avez déjà joué dans une comédie musicale? poursuivit l'homme avec irritation.
-Non, Monsieur.
-Nous perdons notre temps avec celle-là, soupira l'allemande.
Et là, c'est comme une vague puissante qui frappa de plein fouet la poitrine de l'irlandaise.
-Je peux chanter! s'exclama-t-elle avec autorité.
-Trop vulgaire. Hell's Kitchen, quelle horreur, continua l'ancienne chanteuse en lisant le papier de présentation qui fut rédigé sous la dictée d'Angela.
-Laissez-moi chanter, vous verrez. Juste deux minutes!"
Un blanc s'installa confortablement. Là, esseulée sur cette scène immense, Angela ne s'était jamais sentie aussi abandonnée et livrée à elle-même. C'était un autre monde. Celui des magazines qu'elle cachait jalousement sous son matelas, celui des paillettes et de la gloire. Toutefois, dans ses yeux de pauvre, l'homme saisissait quelque chose d'intriguant chez cette candidate. Elle possédait, selon lui, une beauté prometteuse bien qu'en veilleuse, secrètement gardée par un écrin repoussant. Et puis cette détresse, comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules.
"-Epatez-moi." ordonna-t-il en donnant son feu vert.
"-Elle était époustouflante!" souffle avec excitation Adam Büchner vers sa collègue qui, devait également reconnaître le potentielle de l'irlandaise.
"-Oui certes...
-Elle pourrait aller loin, très loin...se met-il à rêver, un nouveau souffle au Majestic Theatre....on serait en avance sur notre temps. Non mais....tu as entendu comment elle chante? Tant...d'émotions...de fragilité et de force à la fois...Je la veux, je la veux...je la veux!"
C'est là que son secrétaire, nègre, lui apprend la mauvaise nouvelle. La fille est repartie avant l'annonce des résultats. L'artiste en est catastrophé, il voit en cette disparition la brisure d'une promesse de gloire en ces temps moroses.
Nous étions en Novembre 1929, et la crise ne faisait que commencer. Personne n'en comprendrait l'ampleur, si ce n'était des semaines plus tard. Trop tard.
"-Je vous l'ai déjà dit. Je m'appelle Angela Sullivan, je suis née à Belfast. En 1906. J'ai déménagé à Birmingham peu avant la Grande Guerre. Après, je suis allée à New-York, parce que mon père est mort, parce que mon frère était recherché par Scotland Yard, parce que plein de choses."
Elle était à l'étroit sur cette petite chaise de bois, les mains menottées. L'irlandaise portait une robe blanche, complètement immaculée et chaste. Sa chevelure d'ange se répandait sur son buste comme les rayons de soleil se mouraient sur la Terre au soir. Ses yeux se relevèrent sur la baie vitrée et teintée qui lui faisait face. Impossible de distinguer au travers. D'un haut parleur, une voix répliqua :
"-Il y a une photo sur la table, face à vous. Regardez-là. Connaissez-vous cette personne?"
Ses yeux stupéfaits se portèrent sur le cliché où l'on apercevait distinctement un homme. Son sang se figea si bien qu'il fut difficile d'actionner de nouveau la pompe de son coeur. Des souvenirs inconfortables lui étaient associées et fissuraient l'esprit de la jeune femme. Elle n'eut d'autre choix que d'articuler clairement :
"-Oui, je le connais.
- Avez-vous déjà couché ensemble?"
Silence. Derrière les glaces, un scientifique jubilait discrètement tandis qu'à ses côtés un homme parlait au travers du micro qui diffusait sa voix dans la salle d'interrogatoire. Sullivan s'agita un peu.
"-Qui êtes-vous?! Vous êtes de la Police?!
-Répondez aux questions.
-C'était mon patron! Comment je suis arrivée ici et où suis-je, d'abord? Montrez-vous!
-Patientez, Angela."
L'homme en blouse blanche poussa un peu son complice pour s'emparer du micro.
"-Mademoiselle, restez calme dans la mesure du possible. Vous êtes toute fraîche après tout."
De longues heures passèrent avant qu'un homme en uniforme qu'elle n'identifiait pas n'arrive pour lui retirer silencieusement ses menottes. Il l'escorta au travers d'un dédale de couloirs. Ils étaient impersonnels, blancs mais elle repérait étrangement ses tuyaux au plafond comme s'ils étaient dans une chaufferie. Au fur et à mesure de sa progression, de sa marche, Angela se remémorait péniblement. Des flashes interminables assaillaient avec brutalité ses pensées confuses. Elle y voyait l'homme de la photographie, mais parfois c'était Tommy ou Victoria.
"Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort. Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi."
Duncan fixait désespérément l'épitaphe gravé en italique sur la tombe. Ses yeux étaient humides. Oh, il était âgé maintenant, plus tout à fait aussi jeune, mais pas encore à la fin de son existence. Ciel, pas encore. Pourtant, à chaque visite au cimetière les mêmes larmes le harcelaient. Il tenait serré entre ses poings tristes sa casquette grise. Il y avait désormais trois Sullivan côte à côte. Rose, leur mère "bien aimée épouse, adorée mère. Aileen Sullivan "Soeur chérie, et mère bien aimée." Puis, reposait Angela, "Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort." Psaume 23:4. Elle aimait souvent tourner ce verset en dérision, se rappelait l'irlandais, pleurant de plus belle. Elle répétait après le prêtre, en souriant : "Quand je marcherai dans la vallée de l'ombre de la mort, je jetterai un coup d'œil sur ma vie et je me rendrai compte qu'il n'y a rien, ni personne." Il avait eu l'habitude de lui répondre que lui, il serait toujours présent. Et il se réalisait maintenant qu'il avait eu tort.
"-Tu ne trouvais pas ça étrange? intervint finalement Thomas, brisant le silence. (Au contraire de son cadet, il visitait très peu le cimetière. Aujourd'hui faisait exception.)
-De quoi?
-Son second prénom. J'ai jamais su pourquoi Papa et Maman le lui avaient donné. Elle l'a toujours détesté, et ça a fini par lui porter malheur je présume."
Alors, Duncan relit l'épitaphe. "Angela R. Sullivan."
"-Ne mêle pas la Providence à ça, répondit sèchement Duncan.
-Tu m'en veux? Sa perte m'affecte autant que toi.
-Si c'était vrai, tu aurais réfléchi avant de la mêler au business!
-Tu n'as rien fait pour m'en empêcher, Duncan. Et c'est ce qu'elle a toujours voulu. Elle est morte en Sullivan.
-Ca me rend malade, putain. Malade. (Et il s'agenouilla dans l'herbe mouillée, posant une main sur la pierre tombale.) Tu peux pas comprendre, tu l'aimais moins qu'Aileen.
-Et toi tu l'aimais plus qu'Aileen. C'était ta petite princesse. Aileen était ma jumelle, une part de ma chair et de mon sang, et Angela ma soeur.
-T'insinues quoi?
-Que ta manière de regarder Angie n'était pas toujours très saine."
Un nouveau silence où chacun se recueillait sur ce constat que Duncan ne chercha même pas à nier. Il n'avait pas envie de régler ses comptes sur la tombe de sa frangine.
"-Que va-t-on faire pour le corps?
-Rien, soupira Thomas, Que veux-tu que je te dise? "
Lui aussi était perturbé à l'idée que le cercueil soit vide. On avait parlé d'un cadavre subtilisé à la morgue, peu de temps après l'autopsie.
Tommy et Duncan étaient ceux qui avaient pris le plus de risques, mais ils étaient étrangement les seuls survivants du clan. La maladie avait eu raison d'Aileen, et la vieillesse d'oncle Declan qui avait souhaité être enterré en France, près de son frère, quelque part dans la Somme. Quatre années auparavant, Thomas avait enfin épousé Victoria. Cette dernière avait mis au monde une adorable petite fille, avant d'être arrêtée quelques jours plus tard par la Police. A ce jour, il ne l'avait toujours pas revue. Et il craignait devoir creuser, une nouvelle tombe, pour une autre Sullivan.