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Messages - Angela Sullivan

Pages: [1]
1
Prélude / Re : Lucky Charm
« le: lundi 14 décembre 2015, 19:11:37 »

« -T'as pas une cigarette ?
-Tu ne fumes pas, Angela.
-Mais là, j'en ai envie...soupira-t-elle en retenant douloureusement ses larmes. »

Ils étaient assis là, sur le bord d'un trottoir glacial, témoins de l'agitation urbaine à Hell's Kitchen. Peu d'automobiles, beaucoup de charrettes et de chevaux. Une odeur rance près de la bouche d’égout.

« -Oublie le tabac. Ce n'est pas très féminin.
-Je m'en fiche, je ne veux pas être une femme. Je ne suis pas assez forte pour travailler à l'usine, je ne suis pas assez forte pour...faire ce que Tommy et toi vous faîtes, pour...aller au rassemblement du Parti, parce que je suis trop petite, trop fille. Ca me gonfle, Duncan.
-Et la pauvreté, ça ne te gonfle pas, ça ? »

Sa soeur haussa négligemment les épaules pour appuyer sa réponse.

« -Un peu, mais que peut-on y faire ?
-Je compte m'engager dans l'armée, articula-t-il en sortant de sa poche une cigarette bon marché qu'il glissa entre ses lèvres sèches. Une allumette plus tard, il fumait tranquillement.
-Tu. N'es. Pas sérieux ? Thomas te tuerait !
-Je m'en fiche de Thomas, c'est mon frère. Pas mon père,pas mon patron. Je vais entrer dans l'armée, gravir les marches petit à petit, mettre de côté. J'en ai marre de racler de l'italien tu vois, et de livrer des choses.
-Papa est mort dans l'armée ! S'offusqua-t-elle, horrifiée.
-Et alors ?
-Tu vas mourir aussi! »

Alors, il éclata d'un rire sincère, visiblement touché par l'inquiétude de la benjamine.Il passa un bras autour des épaules frêles d'Angela pour la presse contre sa carrure masculine. Ce n'était pas une étreinte protectrice, et encore moins fraternelle. Il y avait quelque chose d'étrange dans la caresse qu'il perdait contre le bras de sa soeur. De loin, on aurait pu penser à deux miséreux amants qui se réchauffaient par une rude fin d'automne. La faute à leur différence physique. A la rousse et au brun, à l'une qui ressemblait à la mère et l'autre au père.

« -Je ne mourrai pas.Je reviendrai, et je t’emmènerai, Angela. Tu auras des belles robes, des repas décents. Tu seras la femme la plus belle de New-York. Tu pourras continuer des études si tu veux, tu es douée avec les maths, n'est-ce pas ? Ou alors, tu pourrais prendre des cours de chants ? Tu n'as pas toujours rêvé d'être actrice ? »

Et parce qu'elle était choquée qu'il semble tant la connaître, il lui offrit un baiser rassurant contre la tempe.

« -Tu feras ce que tu veux. Et moi également.
-Mais...
-Je plaisante. Pour l'armée.
-Pff, t'es trop con, trancha Angela après avoir pincé ses lèvres.
-Mais je suis très sérieux pour tout le reste. »

Il aurait voulu développer, surtout sur ce rêve idiot d'être actrice. Il avait remarqué au fil des ans, les vieux magasines à moitié déchirés, s'accumuler sous le lit de sa soeur. Elle les ramassait où elle pouvait, Victoria lui en fournissait certains. Et de là, la rouquine admirait les étoiles montantes de Broadway ou de ce cinéma encore frémissant. Pour une jeune qui se disait peu féminine, elle ne risquait pas d'y arriver. Pourtant, une clameur soudaine en pleine rue gronda, l'empêchant de poursuivre le réconfort entrepris auprès de sa cadette. C'était une masse noire qui se pressait.

« -Viens. Angie, lève-toi.Viens. » ordonna-t-il en la redressant autoritairement. « Il ne faut pas rester ici.
« -Qu'est-ce que c'est ?! Mon Dieu... !
-Des agitateurs communistes, constata-t-il entre ses dents, alors qu'il la faisait reculer contre la devanture d'une boucherie. »

Les travailleurs en rogne brandissaient des outils, des pancartes, et des poings rouges de colère. Rapidement, Agela se détacha du confort des bras de son frère pour se précipiter vers eux, excitée.

« -Où allez-vous, camarades ?! Camarades ! »

Enfin quelqu'un l'entendit et prit la peine de s'arrêter. C'était un ouvrier à la barbe hirsute et au regard d'acier.

« -A l'usine de Forkes. Dans le Nord. Les salaires ont encore baissé là-bas ! Et on est pas mal à la porte, maintenant ! »

Il reprit sa marche furieuse.

« -Non, Angela. N'y vas pas. Il y aura la Police là-bas. Si Thomas te reprend encore au poste...
-Je m'en fiche ! Ces pauvres ouvriers...mis à la porte, salaires baissés... ! »
Duncan hallucinait. Pauvres ? Eux ? Pas assez visiblement, pas assez affamés pour avoir encore la capacité de battre les pavés avec des revendications irréalistes en cette année de crise. Il avait même cru voir dans cette foule des fourches et autres outils agricoles. A peine croyable, il savait que le Parti communiste tentait d'agiter les campagnes démunies après cette Dépression, mais de là à réussir cette déstabilisation. Pour le moment, néanmoins, le Sullivan avait d'autres préoccupations: plus familiales que politiques. Une seconde d'inattention et la silhouette d'Angela s'était fondue dans la masse, définitivement perdue.

« -Eh. Merde. Putain de merde ! ANGELA ! » rugit-il.


Et elle ne savait pas où ce torrent humain allait la mener, aux portes de quel enfer ou de quel paradis. Là, dans l'extase colérique de centaines d'ouvriers, venus de tous horizons, elle avait l'impression d'avoir sa place. Peu de femmes marchaient parmi eux. Elle repéra quelques bas de mauvaises qualités, des cheveux blonds, des boucles brunes, éparpillés dans cette masse virile. Dix longues minutes de marche vinrent à bout du raffut, quand ils se stoppèrent tous comme un seul homme. Les grilles de l'usine n'étaient pas loin. En début de cortège, les principaux salariés de Forkes écoutaient leur délégué syndical, élevé sur une estrade de fortune. Sullivan brava la foule compacte pour espérer atteindre les premiers rangs.

« -Qui récolte les fruits de votre labeur ?! Est-ce VOUS ?!
-NON ! Scandèrent les ouvriers enragés.
-Est-ce vos femmes ?!
-NON !
-Alors...sont-ils parmi nous ce soir ?! Ou....préfèrent-ils rester dans le confort de leur maison, le ventre rempli pendant que vous trimez des heures pour vous acheter une simple paire de chaussure !!! Et non contents de tout prendre, ils décident de faire une coupe dans vos salaires et parmi vos collègues parce que c'est la CRISE ! Mais eux ?! Mangent-ils moins ?! Utilisent-ils moins de pétrole pour leur voiture ?!
-NON !
-NOUS SOMMES REUNIS AUJOURD'HUI POUR DECIDER SI OUI OU NON, NOUS VOTONS LA GREVE ! Que ceux qui sont POUR LA GREVE LEVENT LA MAIN ! »

Même si Angela ne travaillait pas ici, elle leva la main, compressée entre eux. Sa petite main féminine, habituée à manier des lames de rasoir s'agita au milieu des poings fièrement dressés. Il fallait dire qu'elle avait été charmée par le discours. L'homme qui parlait au-dessus de leur tête soucieuse avait une beauté discrète. C'était un jeune vétéran de la Guerre, et il semblait avoir la rage au ventre quand il parlait des industriels, et de ces politiques véreux qui leur étaient associés, qui après les avoir mené à une Boucherie sans pareille en Europe, les condamnaient à la faim ici, en Amérique, cette terre qu'on leur avait promis comme un rêve. Et alors qu'il terminait un slogan véhément, ses prunelles pâles croisèrent le visage de l'irlandaise, semblable à la lueur d'un phare dans un océan de ténèbres. Il perdit le fil un court instant avant de se reprendre sous les acclamations de la foule acquise. Et quand il chercha de nouveau la jeune femme, elle avait disparu.

Et au bon moment, car une heure plus tard, la Police s'en mêlait. Certains ouvriers avaient fait venir des Dockers ivres pour tenter de forcer les grilles de l'usine. Des tirs avaient fusé, mais Angela s'était rapidement réfugiée à Hell's Kitchen, évitant les heurts, après une heure de marche dans New-York.

Aileen était déjà couchée avec Lewis, à l'instar du vieil oncle qui ronflait derrière le bar du Pub. Seuls, Duncan et Thomas l'attendaient dans le salon, morts d'inquiétude. Le cendrier était plein à ras-bord de mégot encore chauds.

« -Je croyais que j'allais encore devoir te chercher chez les flics, putain, lâcha froidement Thomas.
-Tommy...
-NON ! Hurla-t-il en balançant le cendrier au sol sous le regard indifférent de Duncan. Tu n'es qu'une emmerdeuse ! »

Elle voulait encore parler, mais il s'était levé avant pour la prendre à la gorge et la plaquer contre un mur proche. L'autre frère préféra ne rien voir, et les poings crispés se forçait à regarder ailleurs. Thomas sortit de sa manche plusieurs lames de rasoir reliées entre elle par un filin d'acier. Il en plaqua une contre la joue pâle de sa soeur. Cette dernière écarquilla les yeux, scandalisée.

« -Tu sais qui nous sommes, Angie. Tu sais ce que peut faire cette lame, n'est-ce pas ?! Tu. N'es qu'UNE FEMME ! Tu restes à la maison ! C'est dur à comprendre hein ?! Bonne à distribuer des tracts SI JE LE VEUX ! Mais c'est TOUT !
-Qui faisait tourner l'établissement à Birmingham quand Papa et toi étiez à la guerre ?! Les femmes. Quelle différence ?!
-Je suis revenu. »

Et il la gifla sourdement.

« -Ne me parle plus de Papa. Nous ne sommes plus à Birmingham »

Angela chercha du secours en admirant Duncan, toujours attablé. Mais ce dernier, trop vexé qu'elle lui ai désobéi, ne disait rien et pour une fois, laissait faire le « boss ».

« -Tu vas te trouver un travail. Dans une usine. De préférence.
-Tu n'as pas à me dire ce que je dois faire. Je ne veux pas travailler sous le joug oppresseur d'un patron capitaliste !
-Tu...
-Allez, Tommy, c'est bon, intervint Duncan, agacé, laisse-la.
-La ferme, Duncan. Il serait temps d'arrêter de materner ta petite princesse. »

Le meneur irlandais lâcha le cou de sa parente pour lui empoigner sèchement la mâchoire et presser ses joues sous ses doigts impitoyables.

« -Pourquoi penses-tu que je veux que tu travailles dans une usine, hein ?! A quoi tu nous as servi chez ces youpins, à part ramener trois sous de l'heure ? Duncan a tissé un réseau de relations et d'information à travers toute la ville avec son emploi de livreur. Aileen aide au Pub, et elle sait soigner. Ce qui est plutôt utile, tu avoueras. Moi, je réfléchis salement, Angela pour nous éviter encore plus d'emmerdes.
-Tu veux peut-être que je récolte des informations sur l'oreiller au bordel ?! »

La phrase de trop, cette fois, il vit rouge et souhaita la corriger de ses lames. Plutôt agile, elle réussit à lui mettre une droite bien avant, laissant filer l'instrument mortel contre le mur.

« -C'est quoi, son foutu problème à elle ?! Gueula Tommy vers son frère, la lèvre en sang.
-Si je connaissais le remède, j'irai sur le pas chez l'apothicaire pour lui administrer. On peut arrêter maintenant ? Angela fait ce qu'elle peut, okay ? J'en suis suis certain. Mais Tommy n'a pas tort, Angie. Il nous faut un salaire de plus, parce qu'on envisage pas de te faire rentrer dans les magouilles dangereuses, ni dans la politique.
-Vous comptez remonter le clan, c'est ça ? Comme à Birmingham ?! Et vous comptez me laisser en dehors de CA ?!
-Et pourquoi pas ? » C'était la voix d'Aileen, encore un peu ensommeillée qui avait répliqué depuis l'encadrement de la porte. Chastement vêtue d'une longue robe de nuit, elle fit un signe à Thomas qui rappliqua et elle regarda à sa lèvre. « -Tu veux finir violée toi aussi ? Tu veux servir toute ta vie du rhum a des ivrognes ?
-Non, mais je sais me battre !
-On en reparlera, cracha le chef en faisant signe à tout le monde d'aller dormir.
-Je vais passer la nuit chez Vicky.
-Je t'interdis !
-C'est ça ! »

Et la porte d'entrée claqua. Aileen réconforta son jumeau en lui annonçant qu'au moins, chez Victoria, ils sauraient où leur frangine est, et qu'elle ne craindrait rien.



« -Tu sais, au début...à mes débuts, je faisais la passe à 20cts. Tu t'imagines ? 20Cts. Mon père et moi on venait de débarquer de Manchester. Il était docker, mais il a fini par crever de la même saloperie que ma mère. Un homme bien, qui a su partir à temps. J'avais 13 ans. On ne donne pas plus de 20cts pour déflorer une fille de 13 ans. »

Victoria alluma une quatrième chandelle afin d'éclairer convenablement la pièce. Elle vivait dans une petite chambre luxueuse, et grande que lui payait gracieusement le Parti. Il y avait un grand lit, un miroir en pieds, des tableaux, une tapisserie de bon goût, des fauteuils, et cette table en chêne où elles siégeaient pour parler, devant une bonne soupe chaude.

« -Puis j'ai rencontré Dimitri. Il m'a dit qu'en URSS, les femmes n'avaient pas à se prostituer, qu'elles gagnaient toutes décemment leur vie par le travail honnête. Que le capitalisme avait mené les hommes à corrompre.
-C'est vrai !
-Exactement. J'ai eu ma carte au Parti grâce à lui. Je me suis débrouillée pour épurée ma clientèle au fil des ans. Officiellement,  55% de mes recettes partent au maquereau mais....depuis Dimitri, j'ai pu avoir accès à une clientèle plus restreinte. Je me déplace chez ces Messieurs, à l'hôtel. D'influents politiciens, des inspecteurs de Police...certains sont muets, incorruptibles. Ils te baisent, ils essuient leur queue sur toi et ils partent, sans avoir prononcé un mot. Mais d'autres....ne demandent qu'à parler à cette chère Jasmine, la délicate et écervelée petite anglaise, qui ne se plaint jamais. Alors, tu t'es encore fritée avec Tommy ?
-Mh, mh. Il veut que j'aille à l'usine.
-Brave, Thomas. A ta place, je l'écouterai.
-Oh je t'en prie.... »

Puis un moment de silence dans lequel, chacune savoura le réconfort de ce velouté aux carottes. Le légume du pauvre dirons-nous, jusqu'à ce que deux coups soient frappés à la porte. En général, l'immeuble de Victoria était bien sécurisé, car il appartenait à une pègre locale et le loyer comprenait des charges visant à la sécurité des locataires. Aussi, elle ne craignait guère trop une mauvaise surprise en allant ouvrir la porte.

« -Ah, Jimmy, entre.
-Bonsoir, Victoria. »

Deux sons d'une bise cordiale et voilà qu'un homme tout à fait charmant pénètre la tanière de la louve. En reconnaissant le délégué syndical, Angela se redressa immédiatement pour le saluer en silence. Il la découvrit du regard, sembla la reconnaître et eut un sourire.

« -Tu t'en es sorti ?
-Oui, les flics ont été débordés, j'ai pu filer. Ils ont arrêté beaucoup d'ouvriers. Tu...ne me présentes pas ?
-Oh si,  Angela Sullivan, James Doyle. Tu veux de la soupe ?
-Non, je ne reste pas longtemps. Le temps que ça se calme. Ils ne viendront pas ici ?
-Pff. Venir chez moi ? Tu crois qu'ils vont venir fouiller chez la pute qui peut potentiellement les mettre dans un embarras charmant ? Je suis intouchable, et la pègre veille sur cet immeuble, aucun flic n'approche. C'est le deal.
-Vous êtes venue vous réfugiez ici aussi Mademoiselle Sullivan ?
-Non, Vicky est une amie de longue date.
-On ne peut espérer mieux comme planque que le regard d'une si belle...
-Je t'arrête tout de suite Jimmy. Ses frères ont des lames de rasoirs.
-Ah, Sullivan, de LA famille Sullivan ? S'étonna Doyle en esquissant un sourire.
-Alors ? Demanda Angie, assez franche et admirative à la fois, Vous êtes le délégué syndical chez Forkes ?
-Oui, en effet.
-Vous venez également d'une famille opprimée ? C'est cela ? Vos parents ont trimé toute leur vie ? Vous êtes exploité ? Oh comme je comprends. »

James échangea un regard maladroit avec Victoria ce qui mit la puce à l'oreille de la tierce, qui fronça les sourcils.

« -James est médecin, Angie » articula l'anglaise dans un petit sourire forcé. « Sa famille est tout ce qu'il y a de plus bourgeoise. Mais il est acquis au socialisme.
-J'ai lu Marx, énormément, se justifia-t-il ensuite devant l'incompréhension qui se lisait sur la visage de la jeune femme. »

Hawthorne secoua la tête puis dirigea son attention sur son ami qu'elle invita à s'asseoir. Ils discutèrent ensuite de l'avenir. James assura qu'hélas, grâce à sa famille, il ne serait pas en grand danger, mais qu'il vaudrait mieux pour lui quitter New-York, quelques temps. Les choses avaient vraiment mal tourné à Forkes.  Angela n'osa pas dire que c'était une lâche attitude que de fuir face à l'oppression d'un Etat capitaliste, parce qu'elle ne voulait rien reprocher à James. James, c'était un joli nom pensait-elle, cela faisait très britannique bien qu'il assura par la suite que sa famille était sur le sol américain depuis les premiers colons et qu'il était donc américain.

« -Nous...pourrions peut-être nous voir, avant mon départ demain, » proposa Jimmy sur le pas de la porte, alors qu'il repartait.

Dans le fond de la pièce, Victoria écoutait d'une oreille distraite avec un petit sourire aux lèvres.

« -J'ai bien peur que ce soit impossible, Monsieur Doyle, j'ai..
-James, James c'est très bien, la coupa-t-il, Je peux vous appeler Angela ? Vous aimez le cinéma ?
-Énormément.
-J'ai des tickets, s'empressa-t-il alors de rajouter, comme un pêcheur qui tirait désespérait sur sa canne pour remonter ce qui venait de mordre à l'hameçon. Il avait même sorti les tickets en question, ce qui fit briller les yeux de Sullivan. Jasmine vint à la rescousse de la raison échouée de son amie, attrapant les places des mains du syndicaliste.
-Comme c'est généreux. Nous pourrons y aller toutes les deux.
-Mais...protesta-t-il.
-Bonne soirée Jimmy, rentre bien. » Et elle lui ferma la porte au nez avant de s'adresser à Angela. « Sois sérieuse deux minutes. Thomas l'aveuglerait avant même qu'il  puisse te regarder dans les yeux pour te dire qu'il est tombé amoureux. »




« -Alors, calmée ? »

Duncan passa derrière le bureau clandestin pour embrasser tendrement sa sœur sur la joue. Angie comptait et recomptait les paris. Il y avait un tableau à côté d'elle et cette fois, Thomas avait vu grand. On ne pariait plus sur de la boxe, mais sur des chevaux. Il avait fait une affaire avec Dilligan qui gérait le monde des jeux hippiques, c'était par Dilligan qu'il fallait passer si on voulait pouvoir truquer une course. Dilligan, encore, avait l'une des mafias les plus influentes, toute une armée. Des irlandais, recrutés directement du pays. La plupart fuyaient les arrestations parce qu'ils avaient commis des attentats au nom de l'IRA.

« -Ca va, je me débrouille. C'est con de parier autant d'argent sur des chevaux.
-Tommy a un plan derrière la tête.
-Je me doute.
-Victoria était de bonne humeur ?
-Elle m'a demandé des nouvelles de Tommy, répondit-elle négligemment en inscrivant le nom d'un nouveau parieur ainsi que la somme. Et j'ai bu une soupe. Excellente.
-Bien. Thomas souhaite te voir, ce soir à 20h.  20h. Ne le contrarie pas une nouvelle fois, il pourrait te défigurer pour de bon. »  lui souffla-t-il à l'oreille, profitant de cette proximité pour lui voler un nouveau baiser à la tempe.

« -Je n'ai plus rien à lui dire.
-Ce n'est pas ce qu'il pense, et moi non plus. »

Il tapota sur l'épaule de sa frangine pour l'apaiser et repartit aussitôt.

Sur ordre de Thomas, le vieil oncle avait fermer le Pub miteux. L'insigne de l'établissement, un Cygne Rouge, pour le « Red Swann », grinçait paresseusement sous le vent hivernal. Declan avait donné une bouteille de whisky irlandais à son neveu, puis avait disposé dans l'appartement. Vers 20h,  apparut Angela. Elle prit soin de verrouiller derrière elle. Trempée, à cause de la pluie qui s'abattait sur New-York, elle s'assit face à l'irlandais qui tendit vers elle, un verre rempli d'alcool.
« -Pour te réchauffer. Comment c'était ?
-....
-Chez Vicky.
-Bien.
-McKenzie m'a dit qu'il avait vu un étranger rentrer dans son immeuble ce soir là. Tu sais, McKenzie de la Pègre, un vieil ami à moi.
-Il me surveille ?
-Il surveille Victoria, pour mon compte. Pourquoi crois-tu qu'on est ruiné ? Parce que je paie mes hommes, aussi. »
La belle leva les yeux au plafond, déjà agacée.
« -C'était qui ?
-Un syndicaliste, socialiste, enfin un rouge. Médecin.
-Ca va.
-Qu'est-ce que tu veux ? Je suis en train de chercher un travail, c'est bon, soupira-t-elle avant de se servir une bonne gorgée de whisky, complètement désespérée.
-Bien. Je veux que tu rentres dans les clous, et que tu obéisses. Pour faire partie du clan, il faut faire des sacrifices. Papa voulait que tu sois la princesse Sullivan. Qu'on t'épargne tout ce mal.  Maman et Aileen ont géré les affaires à Birmingham dès que je suis parti à la guerre. Elles ont fait leur preuve, pas toi.
-J'étais petite !
-Et bien, c'est le moment de grandir, sourit-il amèrement. »
Alors, elle crut bon de boire à nouveau, terminer son verre et enquiller sur un autre jusqu'à en brûler sa gorge, car elle n'aimait pas ce petit sourire qui s'épanouissait aux coins des lèvres de son aîné. C'était un rictus qui promettait de mauvaises choses.  
Dès qu'elle aurait quitté la salle, Duncan émergerait de la plaque, sous le plancher. Il arrangea son costume pour paraître élégant, bien qu'il ne soit guère en société et s'arrogea la place occupée par sa cadette plus tôt. Il prit le verre qu'on venait de lui remplir et trinqua avec Thomas.
« -Je suis tout de même pas sûr que Billy Dillingan soit le mieux placé comme associé.
-Je recrute.
-IRA ?
-J'étais un patriote, Duncan. J'ai combattu avec Papa et oncle Declan pour le Roi, okay ? Je recrute parmi les vétérans.
-Tu comptes les payer comment, sans vouloir briser l'ambiance.
-J'ai une idée. Elle comporte Angela. Et toi.
-Moi... »
De la poche interne de son veston, le meneur attrapa un stylo qu'il transmit à son frère.
« -Je veux une liste. »


A l'aube, les Sullivan mâles avaient investi Little Italy en toute confiance, au nord de Canal Street. C'était, entre autre, le repaire fameusement connu des Ivaldi, ils possédaient une épicerie réputée et un restaurant notoire qui leur servaient de façade à l'image du pub irlandais. Pour une fois, Duncan et Thomas n'étaient pas armés. Aussi, lorsqu'on leur demanda de montrer patte blanche à cause d'un délit de faciès, ils se contentèrent d'hausser les épaules - sans appréhension aucune. Ils venaient négocier avec le vieux Aldo, et son bâtard de fils. Ils furent escortés jusqu'à Lucia, encore en tablier et de la farine plein les mains. L'italienne les gratifia d'un regard méprisant avant d'indiquer à ses sbires de quitter l'épicerie. Elle se débrouillerait.

Ils auraient tort de croire que dans le clan Ivaldi, Aldo faisait la loi. Là encore, c'était une vitrine - une précaution ultime en cas d'arrestation. En réalité, Lucia tenait les rennes de cette petite mafia.

"-Je vous accorde dix minutes," lança-t-elle froidement.

Malgré sa quarantaine bien entamée, elle conservait un charme attrayant - caractéristique de ces femmes du sud sur lesquelles le temps n'avait guère d'emprise. Sa poitrine était bien plus fournie que n'importe quelle irlandaise, et ses hanches à se damner. C'était en tout cas, ce que disait le regard concupiscent du cadet. Tommy, lui, se montrait terriblement indifférent à la beauté de la matrone - avantage qu'avaient tous les hommes amoureux sur le reste des mortels.

"-Je viens parler d'affaires de famille," sourit-il.

Une semaine plus tard, à l'église du Sang le plus précieux, on célébrait le mariage étrange et inattendu d'Aileen Sullivan et d'Antonio Ivaldi sous les regards satisfaits de Thomas et Lucia qui s'accordèrent d'un sourire complice. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, c'était Tony qui s'était fermement opposé à cette union arrangée avant que son aînée le rappelle à l'ordre sur la nécessité de cette alliance d'une, et la moralité des bons catholiques qu'ils étaient ensuite (vivre avec un bâtard, même dans la mafia, était chose inenvisageable).  

Mais quel était donc ce besoin d'un rapprochement entre deux familles fondamentalement opposées et rivales? Entre ces petites vermines qui avaient pour uniquement ambition : l'entrée dans la cour des grands. Thomas Sullivan savait que se réapproprier un territoire, une réputation, une bande organisée coûtait cher. Lucia Ivaldi savait qu'elle manquait d'expérience depuis la mort de son époux, un ancien chef craint et respecté. Beaucoup de ses hommes avaient déserté après cette perte. Par dessus tout, son tendre mari avait laissé pour seul héritage un monticule de dettes...dont la base élargie revenait à un certain Billy Dilligan. Ce même Billy Dilligan possédait l'une des sociétés de paris légaux les plus rentables et puissantes de New-York. Et Tommy voulait cette société. Vous commencez à replacer ?  Le clan Ivaldi fournissait l'argent et les hommes nécessaires, la famille Sullivan trahirait Dilligan et prendrait les risques. Dès que Sullivan récupérerait l'entreprise, la dette serait effacée.

A la maison, tout le monde semblait louer cette stratégie.
Sauf Angela.


"-Tu l'as donnée à son violeur! hurla-t-elle."

Aileen ne vivait plus ici désormais, mais chez son nouvel époux. Ils formaient une famille à part entière à Little Italy. Et son absence choquait la benjamine qui se sentait dépossédée d'une seconde mère.

"-Ca suffit, Angela.
-NON ! Ca ne suffit pas! Tu sais qu'elle ne peut pas te dire non! Tu le sais! THOMAS, tu me dégoûtes!
-Grandis un peu Angie! Grandis, merde. Essaie d'entrer dans le monde des adultes une fois dans ta putain de vie."

Un silence mortifère, illustré par la moue indignée de la jeune femme. Elle se dépêche de faire le tour de la table, hâtée pour se placer devant son aîné. Et parce qu'il sent qu'elle le défie, que cela le contrarie d'avoir l'impression de perdre le contrôle de son adorée petite soeur, il lui attrape fermement les joues. Le visage entier de la rouquine est emprisonné dans cet étau de chair tremblante; les doigts de son frère plonge dans sa peau de pêche, et il soupire :

"-Aileen et toi êtes toute ma vie. La famille. Il n'y a rien d'autre qui compte. Pas même...(Il marque un temps d'hésitation.) Victoria.
-Tu mens, tu l'aimes.
-Pas comme je vous aime, Aileen et toi.
-Tu l'as offerte à son violeur, répète-t-elle sur un ton haché.
-Elle s'offrait à lui depuis longtemps déjà ! crie-t-il en la repoussant brutalement."

Angela se rattrape à une chaise et le fixe avec stupeur. Il croit devenir fou de rage, ressent le besoin de frapper du pied contre la table pour évacuer ce trop plein de fureur.

"-Chaque semaine. Elle y allait...pour réclamer de l'argent. Et cet argent était pas gratuit.
-Tu mens...c'est im...
-La ferme! Laisse-moi finir!
-Tommy arrête...
-Oh que non, elle se laissait prendre pour cinquante, cent dollars. Pour nourrir Lewis, parce qu'elle ne voulait PAS que son môme soit un poids financier pour moi! Elle trouvait ça injuste! Ca va, tu les ouvres tes yeux maintenant?! Tu arrêtes d'être égoïste? Nous sommes une putain de famille. On ne fait qu'un."

Nous ne faisons qu'un. Comme le peuple qui souffre, comme les ouvriers exploités. Ca commençait doucement à faire son chemin dans l'esprit de l'irlandaise.





"-Ton irlandais, il est fiable?
-Oui.
-Il n'a pas sa carte au Parti.
-....
-J'ai vérifié auprès de la section de Birmingham tu sais. Je pense que ce mec est en train de te la mettre profond.  (L'expression n'amusa pas du tout la prostituée.)
-Il est un sympathisant on va dire, soupira Victoria tandis qu'elle allumait une clope nerveusement, drapée d'une simple nuisette. Ses cuisses suintaient encore de foutre, mais l'envie de tabac se faisait plus forte que celle d'une douche. Surtout après ses ébats avec le chef de section du Parti communiste américain.
-Comment tu peux être sûre qu'il est acquis à nos intérêts?
-Il m'aime, dit-elle platoniquement, en replaçant une boucle brune sur son front plissé de contrariété.
-Pitié, Vicky. C'est ce que te disent tous ceux qui veulent payer moins cher.
-Il offre un toit à nos activités clandestines, tu le sais. Il aide à la distribution des tracts. Il n'a pas sa carte au Parti parce qu'il ne souhaite pas être fiché et compromettre ainsi la précieuse aide qu'il représente.
-Ton gars, c'est un royaliste, il a combattu pour l'Angleterre en France.
-Il n'avait que dix-huit ans. Ecoute, tu dois me faire confiance."

Jusque là étendu paresseusement dans la couche luxueuse de Jasmine, le politique haussa les épaules. La pénombre ne laissait pas entrevoir ses traits qu'on devinait taillés au couteau et une calvitie naissante.

"-Choisis bien tes alliés, Victoria. Je n'aimerais pas être lié à des problèmes de banditisme et de petites raclures. Le Parti semble te faire confiance. Si le Parti le fait, je n'ai pas de raison de ne pas le faire. Tu as ta pilule?"

La dernière question glaça le sang de l'anglaise qui abaissa son regard sur une lourde bague qu'elle portait à son annulaire gauche, comme si elle était mariée. Un cadeau de Leningrad. A l'intérieur de la pierreries rouge rubis se cachait un poison. Elle avait pour consigne de l'ingérer si elle tombait entre les mains des services de sécurité de l'état américain.  Hawthorne était au fait de peu de choses. Comme il était coutume, aucun camarade ne connaissait l'adresse d'un autre camarade. Et pourtant, elle en savait déjà trop et ne pouvait garantir être insensible à la torture.

"-Je l'ai."


"-Il y en a trop cette année. Je n'en peux plus, je ne vais jamais tenir.
-Allons, allons ce sont les dernières.
-Je compte sur toi pour m'être d'un précieux soutien."

C'est l'homme qui est éreinté, et passablement agacé. A ses côtés, posée raidement sur un siège de velours pourpre, l'assiste une dame âgée à l'accent allemand. Il y a sur sa figure de poupée ridée, des airs de diva. Tous deux regardent une scène à deux mètres de là, faiblement éclairée où patientent des dizaines de jeunes femmes alignées avec discipline.

Angela fait partie de ces candidates. Pour l'occasion, elle avait sorti les trente dollars offerts par Duncan et s'était achetée un ensemble bon marché au grand magasin de la 5ème Avenue. Le haut était trop grand, mais elle tentait de faire bonne impression. Les concurrentes étaient toutes très belles, fines et élancées avec ce sourire nerveux collé aux lèvres. Angie ne souriait pas, comme si ses lippes étaient de glace. Elle avait opté pour une tenue blanche et se rendait compte qu'elle portait très mal cette couleur. Sur la poitrine de chacune était épinglée un numéro.

L'homme s'adressa à elles, d'un ton sec et énervé.

"-Bien. Je vais vous appeler par votre numéro et si vous entendez votre numéro vous avancez. 15. 39. 13."

La treizième s'avança, toute heureuse mais la germanique s'indigna rapidement.
"-Non, non pas elle. Je ne l'aime pas. Trop foncée de peau."

Une mulâtre, forcément. Alors, l'homme lui fit signe brutalement de dégager.

"-27 et 22." reprit-il.

Le coeur de Sullivan battait fort au moment de s'avancer, comme les élues. Les autres furent priées de prendre la sortie, sans remerciement pour s'être déplacées. Souvent de loin. Puis soudain c'est le désastre. Alors que le directeur du Majestic Theatre, l'un des théâtres les plus réputés de Broadway, énonçait les modalités de passage, Angela se dit qu'elle n'y arriverait pas, que ce serait au-delà de ses forces. Elle avait passé les premières auditions et sa voix avait époustouflé les professionnels qui s'occupaient des sélections préliminaires. Mais voilà, face à la diva et à son acolyte, elle ne se sentait plus capable.

"-Vous venez de Birmingham, en Angleterre.
-Oui, Monsieur, répondit-elle sans émotion.
-Vous y êtes née?
-Non, Monsieur. Je suis née à Belfast.
-Ca s'entend à votre horrible accent irlandais. (Ce qui était exagéré, il était à peine perceptible sauf pour les oreilles sensibles de l'artiste) Quand êtes-vous venue à New-York?
-Il y a environ six ans. Après la guerre.
-Vous fréquentez une école de chant? Un conservatoire..
-Ahm non...mais...
-Pas d'école? Vous avez de l'expérience? Vous avez déjà joué dans une comédie musicale? poursuivit l'homme avec irritation.
-Non, Monsieur.
-Nous perdons notre temps avec celle-là, soupira l'allemande.

Et là, c'est comme une vague puissante qui frappa de plein fouet la poitrine de l'irlandaise.

-Je peux chanter! s'exclama-t-elle avec autorité.
-Trop vulgaire. Hell's Kitchen, quelle horreur, continua l'ancienne chanteuse en lisant le papier de présentation qui fut rédigé sous la dictée d'Angela.
-Laissez-moi chanter, vous verrez. Juste deux minutes!"

Un blanc s'installa confortablement. Là, esseulée sur cette scène immense, Angela ne s'était jamais sentie aussi abandonnée et livrée à elle-même. C'était un autre monde. Celui des magazines qu'elle cachait jalousement sous son matelas, celui des paillettes et de la gloire. Toutefois, dans ses yeux de pauvre, l'homme saisissait quelque chose d'intriguant chez cette candidate. Elle possédait, selon lui, une beauté prometteuse bien qu'en veilleuse, secrètement gardée par un écrin repoussant. Et puis cette détresse, comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules.

"-Epatez-moi." ordonna-t-il en donnant son feu vert.

"-Elle était époustouflante!" souffle avec excitation Adam Büchner vers sa collègue qui, devait également reconnaître le potentielle de l'irlandaise.
"-Oui certes...
-Elle pourrait aller loin, très loin...se met-il à rêver, un nouveau souffle au Majestic Theatre....on serait en avance sur notre temps. Non mais....tu as entendu comment elle chante? Tant...d'émotions...de fragilité et de force à la fois...Je la veux, je la veux...je la veux!"

C'est là que son secrétaire, nègre, lui apprend la mauvaise nouvelle. La fille est repartie avant l'annonce des résultats. L'artiste en est catastrophé, il voit en cette disparition la brisure d'une promesse de gloire en ces temps moroses.

Nous étions en Novembre 1929, et la crise ne faisait que commencer. Personne n'en comprendrait l'ampleur, si ce n'était des semaines plus tard. Trop tard.  



"-Je vous l'ai déjà dit. Je m'appelle Angela Sullivan, je suis née à Belfast. En 1906. J'ai déménagé à Birmingham peu avant la Grande Guerre. Après, je suis allée à New-York, parce que mon père est mort, parce que mon frère était recherché par Scotland Yard, parce que plein de choses."

Elle était à l'étroit sur cette petite chaise de bois, les mains menottées. L'irlandaise portait une robe blanche, complètement immaculée et chaste. Sa chevelure d'ange se répandait sur son buste comme les rayons de soleil se mouraient sur la Terre au soir. Ses yeux se relevèrent sur la baie vitrée et teintée qui lui faisait face. Impossible de distinguer au travers. D'un haut parleur, une voix répliqua :
"-Il y a une photo sur la table, face à vous. Regardez-là. Connaissez-vous cette personne?"

Ses yeux stupéfaits se portèrent sur le cliché où l'on apercevait distinctement un homme. Son sang se figea si bien qu'il fut difficile d'actionner de nouveau la pompe de son coeur. Des souvenirs  inconfortables lui étaient associées et fissuraient l'esprit de la jeune femme. Elle n'eut d'autre choix que d'articuler clairement :

"-Oui, je le connais.
- Avez-vous déjà couché ensemble?"

Silence. Derrière les glaces, un scientifique jubilait discrètement tandis qu'à ses côtés un homme parlait au travers du micro qui diffusait sa voix dans la salle d'interrogatoire. Sullivan s'agita un peu.

"-Qui êtes-vous?! Vous êtes de la Police?!
-Répondez aux questions.
-C'était mon patron! Comment je suis arrivée ici et où suis-je, d'abord? Montrez-vous!
-Patientez, Angela."

L'homme en blouse blanche poussa un peu son complice pour s'emparer du micro.

"-Mademoiselle, restez calme dans la mesure du possible. Vous êtes toute fraîche après tout."

De longues heures passèrent avant qu'un homme en uniforme qu'elle n'identifiait pas n'arrive pour lui retirer silencieusement ses menottes. Il l'escorta  au travers d'un dédale de couloirs. Ils étaient impersonnels, blancs mais elle repérait étrangement ses tuyaux au plafond comme s'ils étaient dans une chaufferie. Au fur et à mesure de sa progression, de sa marche, Angela se remémorait péniblement. Des flashes interminables assaillaient avec brutalité ses pensées confuses. Elle y voyait l'homme de la photographie, mais parfois c'était Tommy ou Victoria.


"Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort. Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi."

Duncan fixait désespérément l'épitaphe gravé en italique sur la tombe. Ses yeux étaient humides. Oh, il était âgé maintenant, plus tout à fait aussi jeune, mais pas encore à la fin de son existence. Ciel, pas encore. Pourtant, à chaque visite au cimetière les mêmes larmes le harcelaient. Il tenait serré entre ses poings tristes sa casquette grise.  Il y avait désormais trois Sullivan côte à côte. Rose, leur mère "bien aimée épouse, adorée mère. Aileen Sullivan "Soeur chérie, et mère bien aimée." Puis, reposait Angela, "Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort." Psaume 23:4. Elle aimait souvent tourner ce verset en dérision, se rappelait l'irlandais, pleurant de plus belle. Elle répétait après le prêtre, en souriant : "Quand je marcherai dans la vallée de l'ombre de la mort, je jetterai un coup d'œil sur ma vie et je me rendrai compte qu'il n'y a rien, ni personne." Il avait eu l'habitude de lui répondre que lui, il serait toujours présent. Et il se réalisait maintenant qu'il avait eu tort.

"-Tu ne trouvais pas ça étrange? intervint finalement Thomas, brisant le silence. (Au contraire de son cadet, il visitait très peu le cimetière. Aujourd'hui faisait exception.)
-De quoi?
-Son second prénom. J'ai jamais su pourquoi Papa et Maman le lui avaient donné. Elle l'a toujours détesté, et ça a fini par lui porter malheur je présume."
Alors, Duncan relit l'épitaphe. "Angela R. Sullivan."
"-Ne mêle pas la Providence à ça, répondit sèchement Duncan.
-Tu m'en veux? Sa perte m'affecte autant que toi.
-Si c'était vrai, tu  aurais réfléchi avant de la mêler au business!
-Tu n'as rien fait pour m'en empêcher, Duncan. Et c'est ce qu'elle a toujours voulu. Elle est morte en Sullivan.
-Ca me rend malade, putain. Malade. (Et il s'agenouilla dans l'herbe mouillée, posant une main sur la pierre tombale.) Tu peux pas comprendre, tu l'aimais moins qu'Aileen.
-Et toi tu l'aimais plus qu'Aileen. C'était ta petite princesse. Aileen était ma jumelle, une part de ma chair et de mon sang, et Angela ma soeur.
-T'insinues quoi?
-Que ta manière de regarder Angie n'était pas toujours très saine."
Un nouveau silence où chacun se recueillait  sur ce constat que Duncan ne chercha même pas à nier.  Il n'avait pas envie de régler ses comptes sur la tombe de sa frangine.
"-Que va-t-on faire pour le corps?
-Rien, soupira Thomas, Que veux-tu que je te dise? "

Lui aussi était perturbé à l'idée que le cercueil soit vide. On avait parlé d'un cadavre subtilisé à la morgue, peu de temps après l'autopsie.
Tommy et Duncan étaient ceux qui avaient pris le plus de risques, mais ils étaient étrangement les seuls survivants du clan. La maladie avait eu raison d'Aileen, et la vieillesse d'oncle Declan qui avait souhaité être enterré en France, près de son frère, quelque part dans la Somme. Quatre années auparavant, Thomas avait enfin épousé Victoria. Cette dernière avait mis au monde une adorable petite fille, avant d'être arrêtée quelques jours plus tard par la Police. A ce jour, il ne l'avait toujours pas revue. Et il craignait devoir creuser, une nouvelle tombe, pour une autre Sullivan.

2
Prélude / Lucky Charm [Valawdée avec félicitations du jury !]
« le: lundi 14 décembre 2015, 19:10:03 »


A Hell’s Kitchen, on l’avait surnommé Lucky Charm depuis.
C’était un cousin qui l’avait tatoué à l’arrache, mais le résultat n’était pas moche. Dix trèfles à quatre feuilles, un pour chaque doigt. « Heureusement que t’es pas écossaise », lui avait-il sorti d’un air goguenard, « des chardons c’aurait été laid et vachement compliqué à faire.»

Ses deux frères n’avaient rien dit à ce sujet, ni son oncle. Ils savaient tous trois que leur cadette était définitivement irrécupérable. L’aînée était moins conne qu’ils pensaient. Moins bonne aussi, dans le sens physique du terme mais on ne pouvait pas allier beauté et savoir-vivre.


 Aileen, malgré ses vingt-sept ans, n’avait toujours pas trouvé d’époux et se contentait de coudre dans une usine de textiles. Elle élevait seule un gamin d’une dizaine d’années : fruit d’un viol particulièrement atroce. Un soir, plutôt que de régler des comptes avec les Irlandais, les Italiens avaient préféré lancer des représailles sur elle : pour souiller le reste. La semence italienne avait bien prise. Aujourd’hui ce morveux c’était un peu le gamin de tout le monde dans le quartier, et puisqu’il avait du sang Sullivan, donc irlandais…personne n’avait songé à l’abandonner.

Puis Aileen Sullivan restait une perle, effacée discrète dans un écrin protecteur. Elle s’était coltinée le rôle de mère à tous les étages quand la sienne était morte. Sa présence faisait qu’au sein du clan, une cohérence émotionnelle perdurait encore. Elle avait reçu une formation d’aide-soignante à la Croix-Rouge, sans officier parce que depuis la crise, ils ne prenaient que des bénévoles – pas des travailleurs. Alors à chaque bagarre, elle soignait les frères, les cousins, les amis. Un véritable As.

Angela était différente. On pouvait dire ce qu’on voulait : qu’elle s’était sentie coupable pour le viol de l’aînée, qu’elle aurait préféré prendre à sa place pour lui épargner ce qui tue véritablement une femme. C’était un choc qui l’avait endurcie. Plusieurs fois, elle avait été contrôlée par les forces de l’ordre, et on avait découvert des lames de rasoir sous sa casquette. Elle s’était fait jeter d’une usine pour ça. Mais elle était ainsi, elle avait peur des hommes.


« -Tu nous ruines avec ces histoires de caution, putain. » s’énerva Tommy, le jumeau d’Aileen.

Petit arrêt sur image. Tommy avait une belle gueule. Un peu carrée comme ça, des traits droits et virils malgré une rousseur d’ange et des yeux doux. C’était le second mâle de la famille, après l’oncle véreux dont on parlerait plus tard. Thomas Sullivan venait chercher sa sœur au commissariat de police pour la énième fois.

« -La prochaine fois, j’te laisse en taule.
-Désolée, Tommy.
-Ouais, ouais. T’es toujours désolée. »

Et il fit signe au flic d’ouvrir la cage où on avait enterré sa frangine, entre deux putes et une meurtrière. Dehors, sur une charrette tirée par un cheval noir, les attendait Duncan Sullivan. Il était né trois ans après Thomas, et deux ans avant Angela. On vous laisse faire les comptes d’apothicaire, maintenant. En cette sale journée d’Hiver, il n’était pas particulièrement à l’aise. Il était livreur, officiellement. Mais officieusement, il était le plus magouilleur d’entre eux tous. Là où Tommy faisait office de cerveau, réfléchissait à des arnaques plus élaborées, Duncan fonctionnait à la ruse et à l’audace. Il aimait embrouiller quelques alcoolos au pub, et s’habiller classe. Il était toujours en costume. Et toujours le même. Il pressait souvent Aileen de le nettoyer. Et soyons honnête : il ne cherchait pas la bagarre, il adorait ça. Il avait toujours une élégance naturelle à se sortir des pires emmerdes.

« -Allez, monte », ordonna le meneur de la fratrie en jetant sa cadette dans la charrette par le bras. « On te dépose où ? »
« -Au restaurant, je commence mon service de nuit. J’te donnerai mes pourboires pour…te rembourser la caution.
-Ca suffira pas, va falloir que tu trouves un autre job en plus. Et putain c’est quoi ça encore ?!»

Il se pencha pour emprisonner la mâchoire de sa sœur dans sa poigne de fer et l’obliger à ouvrir la gueule. Duncan se retourna pour constater l’objet de la colère de son frère. C’était du métal, sur la langue d’Angela. Un piercing sauvage qui, heureusement, n’avait pas tourné en infection dégueulasse comme la plupart des cas.

« -Avec tes doigts, t’es bien arrangée. » s’amusa Duncan en fouettant les rennes pour faire démarrer la charrette.

Angela était légèrement ronde, loin du cliché des New-Yorkaise filiformes. Elle possédait des formes qui attiraient naturellement les hommes. On disait souvent à ses frères qu’elle avait ce qu’il fallait, là où il le fallait (cul, sein, hanches, cuisses.), avant de se prendre un pain dans la gueule pour la remarque déplacée. Il fallait dire qu’en travaillant dans un restaurant polonais, tenu par des juifs qui avaient encore fui quelques pogroms en Europe, elle mangeait à sa faim…ce qui n’était pas le cas de tout le monde en cette période de crise. Aileen et Thomas étaient rouquins, très irlandais (ils tenaient ça de leur mère.), Duncan lui était brun. Et sa benjamine, Angie, possédait une crinière blond véinitien : à la texture soyeuse mais épaisse. Ses yeux étaient rieurs et sa figure, à la jolie teinte et d’une forme ovale, contrastait avec les formes généreuses de son corps.

« -C’est Jasmine qui me l’a fait.
-Tu traînes encore avec cette pute, soupira Thomas.
-Me semble que tu l’aimes bien pour une pute, se renfrogna-t-elle. »

Jasmine, c’était le pseudonyme d’une magnifique trentenaire qui vendait son corps dans le bordel le moins cher de Hell’s Kitchen. Et oui, Tommy s’était entiché d’elle. De son vrai nom Victoria Hawthorne, elle survivait grâce à lui et avait souvent pris Angela sous son aile. La particularité de Jasmine ? Elle était communiste, jusqu’à l’os. Comme Thomas, comme Aileen, comme eux tous. A l’exception de Duncan. On savait tous qu’il aimait trop l’argent pour le sacrifier à des nobles idéaux, mais il faisait semblant. Du bordel au pub délabré des Sullivan que Thomas tenait (avec une arrière-boutique où on faisait des paris illégaux et des jeux de hasard), des tracts rouges passaient. On rêvait de révolution, de mettre à bas les patrons et le capitalisme.

En journée, c’était le vieil oncle qui tenait les comptes et gérait le pub. Une façade somme toute normale. Il avait fait la Grande Guerre aux côtés de son frère, le père de ce qu’ils appelaient : ces incapables de gosses.  Le soir, vers 18h, il passait la main à son neveu et les délits commençaient.

Enfin, ils vivaient tous entassés dans un deux pièces au-dessus du pub. Duncan et Tommy dormaient dans le salon. Aileen et Angela avaient leur chambre, avec le petit : ils partageaient le même lit, anciennement celui des parents. Pratique l’hiver, infernal l’été. L’oncle, il s’installait un lit de camp derrière le bar et pionçait là sans demander son reste. Le clan Sullivan n’était pas à la pointe des affaires. Toujours endetté, les salaires légaux et déclarés des deux sœurs ne suffisaient pas à renflouer les caisses. On gardait le bâtiment à crédit. On avait des emmerdes avec les Italiens. Bref.

On comprenait le pourquoi du comment des lames de rasoir maintenant



Toc, toc, toc.
Puis BAM BAM BAM.
On s’impatientait à la porte du pallier des Sullivan. Deux hommes en costumes trois pièces. L’un était vieux, un peu gras et ne portait plus un cheveu sur le caillou. Il fumait une Lucky strike avec une petite grimace de désapprobation.
Aileen était occupée à habiller le petit en catastrophe. La messe commençait bientôt et ils étaient en retard. Au pied du fauteuil, Duncan ronflait encore. En passant dans le salon, Angela lui donna deux coups de pieds à l’épaule « Debout fainéant ! »
BAM BAM BAM.

Un regard désespéré vers la porte d’entrée. Tommy, torse nu dans la cuisine, se rasait simplement face à un bris de miroir accroché à une étagère bancale. Il prenait soin de ne pas se couper et rejetait sèchement la mousse de sa lame dans l’évier.

« -Je vais ouvrir ! » s’exclama-t-elle, en se hâtant.
« -Moins fort putain… » grogna Duncan.

Il était convenu que les Sullivan étaient de bons catholiques. Ca se perdait un peu, mais accoutumés, ils allaient à cette messe avec résignation. Même Aileen, la plus pieuse, ne croyait plus vraiment en cette nécessité depuis son agression. Sans raison, l’enfant se mit à pleurer.

Angela ouvrit la porte après avoir déverrouillé lentement. A la vue des deux hommes, elle souhaita la fermer immédiatement, mais le plus âgé bloqua le tout d’un pied ferme.

« -Tony vient voir son gamin.
-J’crois pas qu’Aileen ait vraiment envie de ça, cracha Angie tandis qu’elle forçait sur le pied de l’intrus. L’ombre à côté de ce dernier eut un rictus d’impatience.
-Dis à ta sœur que je suis là.
-Dégage. TOMMY ! »

L’aîné poussa un soupir et prit le temps d’essuyer calmement sa lame de rasoir sur une serviette. En repassant dans le salon, il désigna autoritairement la chambre à sa jumelle où elle alla s’enfermer avec son môme. Nouveau coup de pied, plus violent à la carcasse échouée de Duncan pour qu’enfin il se lève et sans perdre le nord. Il attrapa dans le mouvement un Colt qui traînait sur le canapé et quitta sa paillasse. Les deux frères entourèrent Angela face aux italiens.

« -Tu viens nous rendre visite, vieux porc de rital, s’agaça Thomas. Il avait fait reculer sa frangine par l’épaule pour prendre sa place. »

L’italien eut un petit moment d’attention pour l’intérieur  de l’appartement. Un véritable taudis pour une famille de rats, pensa-t-il. Le plafond du salon avait une fuite d’humidité, il gondolait non loin du lustre, rafistolé sommairement. Le canapé n’était plus très frais. Une table et quatre chaises séparaient cette pièce morne aux relents de cigarette et d’alcool de la cuisine qui servait parfois de salle de bain.

« -Tu nous dois trois mois de loyer. Tu veux qu’on s’occupe de ton autre sœur ?
-Un loyer ? T’es pas le propriétaire du lieu. Va te faire foutre.
-Si, si bambino. Je viens de racheter l’immeuble à cet incapable de Dillingan. Il en avait marre de vos dettes, que j’ai donc rachetées avec. Tu piges ? Soit j’ai l’argent, soit ta frangine paie en nature.
-Je te refais le portrait avant ! Enragea le meneur irlandais, sa lame brandie vers la gorge du vieil italien. »

Deux déclics annoncèrent que Duncan et Tony venaient d’armer leur pistolet respectif. Derrière, Angela tremblait d’inquiétude, les yeux braqués sur la scène. Elle ne portait pas ses habits du dimanche, parce qu’après la messe, elle effectuait le service de midi au restaurant. Sa robe de serveuse était seyante quoiqu’un peu misérable et son tablier vieillissait de tâches. Pas eu le temps de le laver avec tout ce merdier. Ses cheveux étaient négligemment attachés, et elle se rongeait les ongles en dévoilant ses doigts marqués.

« - On va te payer, quand on te paiera, dégage, reprit Thomas.
-Tu préfères que ce soient les flics ? Sans déconner ?
-Toi ? Faire appel aux flics ? T’es pas assez puissant pour te faire des relations comme ça, dégage.
-Tu as un mois, fiston. Un mois. Après, on se servira comme on peut.»

Un claquement de doigts, deux mots mâchés en italien et les deux étrangers repartirent tranquillement. Duncan bâilla. Il ne lui fallait pas trop de grabuge le matin, surtout pas un dimanche. Habituellement, il rechignait à la messe, son aîné le traînait toujours par la peau des fesses. Et aujourd’hui ne ferait pas exception. A 10h35, avec un petit regard, ils prenaient tous place à l’arrière de la cathédrale Saint-Patrick, le plus discrètement du monde. Angie portait son neveu sur les genoux, coincée entre la mère et le vieil oncle qui ne s’était pas pressé non plus.


« -Bonjour Monsieur Neverovsky, » sourit-elle vers le nouvel arrivant. A cette heure-ci, un dimanche pluvieux, la clientèle ne se bousculait pas. La salle du restaurant était désertée, et Angela frottait pour la énième fois une même table, la numéro d’eux. La petite clochette de la porte venait de retentir et était apparu un jeune homme à l’habit noir, coiffé d’un chapeau noir.

« -Bonjour, Miss Sullivan. Mes parents sont là ?
-Dans la cuisine, oui. C’est calme aujourd’hui.
-C’est calme tous les jours, dit-il doucement. Depuis le temps que je les persuade de revendre le commerce pour investir ailleurs. Mais vous ne pouvez pas comprendre, mh. Les affaires tout ça…
-Et bien…je n’étais pas mauvaise en mathématiques à l’école…ironisa-t-elle dans un clin d’œil amusé. »

Joshua Neverovsky avait toujours éprouvé une faible attirance pour la jolie Irlandaise. Ce n’était pas un amour transit, ni un désir bestial : son faible naviguait entre les deux extrêmes, en eaux troubles. Parfois, elle lui paraissait trop grossière, trop brute…et d’autres, elle l’étonnait par sa finesse et son courage. Il la soupçonnait d’avoir une accointance avec les Rouges, mais cela ne restait qu’un soupçon irrationnel. Elle avait la gueule de la révolutionnaire et s’en paraît de l’audace en tout cas.

« -Ce n’est pas qu’une question de finance. Bien. Je vais les voir. Vous pouvez prendre votre journée, je pense que les clients ne se bousculeront pas…
-Mais…
-J’assurerai le service et vous aurez votre paie. Allez. Filez.
-Merci Monsieur. Et bien…à bientôt.
-A bientôt, Angela. »




Octobre arrivait et avec lui, le macabre cortège de l’automne. A New-York, on savait les hivers rudes. Sa saison qui le précédait permettait de s’acclimater à la grisaille du ciel, aux températures fraîches, à la pluie qui annonçait la neige. L’averse s’était déclenchée au moment où Angela quitta pour la dernière fois de sa vie, le restaurant polonais. C’était comme un signe annonciateur ; un chaos absolu qui débutait dans sa vie. Sans ce travail, plus de salaire.

Elle prit le pas de rentrer à pieds et fit une mauvaise rencontre aux abords de Hell’s Kitchen. Un grand chauve lui avait barré la route à l’entrée d’une ruelle. Puisqu’il était propre sur lui, contrairement aux clochards, elle en déduisit qu’il était italien. En tout cas, elle lui en donnait franchement la tête. Puis, il n’y avait que ça aux abords du quartier : des italiens, des irlandais, quelques allemands fuyant la dépression européenne et qui atterrissaient, sans chance, dans ce chaudron de pauvreté.

« -File-moi ta thune. » demanda-t-il froidement.

Enfin un original. Il ne venait donc pas draguer, ou réclamer de décharger en elle. Peut-être que sa jolie figure ne lui convenait pas. Angie n’était de toute manière jamais très bien habillée. Toujours la même robe terne qui lui arrivait un peu au-dessus du genou, un gilet en laine épais et usé, des mitaines, un châle rouge et ses bottes de cuir abîmées qui lui montaient jusqu’aux mollets. Avec ses cheveux attachés en permanence, elle n’était pas vraiment mise en valeur.

« -J’ai pas d’argent, connard.
-Quoi ?
-Dégage de ma route. Va mendier sur Wall Street. Ici t’auras rien.
-Sale pute » et l’homme lui envoya un crachat bien senti au visage.

Ce qui déclencha irrémédiablement la fureur d’Angela. Malheureusement pour lui, elle avait une bonne droite. Thomas lui avait enseigné la boxe, parce qu’il voulait qu’elle soit capable de se défendre seule. Déstabilisé par la douleur qui irradia de son nez à son crâne suite au coup de poing, l’italien tituba. Elle en profita pour viser son sternum d’une nouvelle frappe du poing. Il fut envoyé à terre. Et parce qu’elle était décidée à le tuer pour cet affront, Sullivan sauta à califourchon sur lui, l’écrasant de son poids. Sa robe fut retroussée d’une main et à sa cuisse droite, une lanière de cuir maintenait six lames de rasoirs contre la laine de ses bas. Elle en délogea une qu’elle brandit sans pitié. Le mec prit peur, car il avait l’impression d’être bouffé par un prédateur, un animal.

« -Angie ! »
Et on retint le poignet de la jeune femme avant qu’elle ne put égorger son offenseur.
« -Angie, t’es folle ?! En pleine rue ?! »

C’était la voix rassurante de Duncan. En fait, on aurait pu le corriger en parlant de ruelle, encombrée de déchets….archétype puissant du paysage urbain new-yorkais. Malgré son air calme et sa froide résignation, le frère de l’irlandaise n’était pas sûr de lui.

« -Il a voulu me racketter et il m’a craché à la gueule. J’le bute.
-Non ma belle, sourit Duncan, allez, lâche ce rasoir. »
Lui, il avait quand même une main dans le veston, contre la forme protectrice d’un Colt. Son autre main était occupée à retenir celle de sa cadette.
« -Il a raison, salope, réagit la victime dans un ricanement gras. »
Silence. Le faciès de l’irlandais changea du tout au tout et sa mine avenante se métamorphosa en masque de froideur. Calmement, il sortit son arme automatique et fit sauter la sécurité tandis qu’il visait l’italien.
« -Salope ?
-Attends, attends, j’déconne mon gars…
-Tu traites ma frangine de salope ? Devant moi ?
-Je savais pas que c’était ta sœur, putain. Tu vas me buter pour ça ?
-Irish blood. Répondit-il sur un ton glacial. »

Une détonation tonna sous le bruit de la pluie qui tombait sans répit. Sous ce déluge, Duncan releva autoritairement sa sœur et la traîna, au pas de course, jusqu’à sa voiture de livraison garée à quelques mètres. Là, ils montèrent, trempés. Lui rangea son arme, elle sa lame dans un silence étrange.
« -Tu as pas voulu que je le bute, et tu l’as buté ?!
-J’ai visé le bras, ce con va vivre. Allez, on se tire d’ici avant l’arrivée des policiers. »
Et il démarra le moteur en trombe.
« -Tu as de la chance que je passais livrer du matériel chez Simon’s. Je t’ai vu, j’allais te proposer de monter quand j’ai aussi vu le type qui t’abordait.
-T’es intervenu pour rien, je maîtrisais la situation.
-Calme avec les mecs, Angie. Ils ne sont pas tous responsables du viol d’Aileen.
-Que des enfoirés.
-Même moi ? sourit-il, en admirant un long moment Angela, au risque de quitter la route.
-Les frères, ça compte pas.
-Et si je n’étais pas ton frère hein ?
-T’as de drôles de questions, soupira-t-elle. »
Ouais, de drôles de questions se répéta-t-il mentalement avant de se traiter d’imbécile.


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Angela ne savait pas lire, et encore moins écrire. Enfin, elle possédait quelques notions. L’irlandaise était en mesure de signer en écrivant son nom, connaissait les lettres de l’alphabet et déchiffrait des mots simples. Cependant, elle appartenait à cette masse d’illettrés du New-York désœuvré. Elle avait bénéficié d’une instruction sommaire chez des religieuses qui avaient ouvert une école dans le quartier pour les petites filles pauvres. Sa mère l’en avait retiré rapidement afin qu’elle puisse l’aider au Pub et dans les menus travaux du foyer.

Pourtant, la jeune ouvrière avait un atout insoupçonné : elle avait une affinité géniale avec les chiffres. Les mathématiques s’avéraient être un jeu d’enfant. Au restaurant, elle tenait souvent la caisse et dressait les factures – même ceux concernant les fournisseurs. Sa mémoire des nombres était impressionnante et elle savait calculer mentalement. Le plus lettré de la portée était Duncan. Il avait eu la chance de finir sa scolarité et en général, il était le bon nègre de sa fratrie. Il rédigeait les courriers ou lisait le journal pour les autres. Tommy et Aileen n’étaient jamais allés à aucune école.

« -Angie! ANGIE !»gueula Thomas depuis la cage d’escalier. « Ce soir, tu dois être là pour les paris. »
La concernée passa timidement sa figure soyeuse par l’encadrement de la porte d’entrée pour répondre clairement :
 « -Tu me saoules, Tommy.
-Parle-moi mieux que ça ! M’oblige pas à remonter !
 -J’en ai rien à faire de vos paris à la con !
-Tu la fermes !C’est ce qui te remplit le ventre ! »

Et comme toujours, il aurait le dernier mot face à sa cadette. Parfois, quand il y avait gros à jouer, il faisait appel à la déesse des chiffres, car il savait qu’avec Angela aux commandes, il n’y aurait aucune erreur de calcul. Et puis, c’était une croupière qu’on ne payait pas. Dans la rue, il ajusta sa veste et vérifia rapidement son haleine. En passant devant la vitrine du boucher voisin, il arrangea sa coupe de cheveux. Il était temps de voir Jasmine. En dehors du plaisir charnel qu’elle lui procurait (et des passes qui étaient entièrement gratuites pour lui.), la belle prostituée lui filait un peu d’argent pour l’aider à tenir le coup. Et c’était bien parce qu’il était amoureux, que l’irlandais ne refusait pas cette charité honteuse qui briserait la fierté de n’importe quel homme.

A la maison, Aileen s’occupait du linge. Elle était de plus en plus pâle sous ses tâches de rousseurs. La nuit, on l’entendait tousser salement, mais on fermait les yeux. Parce qu’un Sullivan ne se plaignait ; quand bien même il craignait la maladie. L’aide-soignante se préparait des sirops maison quand elle le pouvait. Plus tard, elle descendrait au pub’s miteux pour aider le vieil oncle à gérer la boutique. Comme d’habitude, elle y croiserait les habitués du coin : un vétéran, quelques jeunes paumés. Et le vieux serait derrière le comptoir, l’œil vitreux, à maugréer en gaélique.

« -Je suis navré, Angela, annonça Joshua. »

Face au silence de sa désormais ex-employée, il inspira un grand coup. Elle gardait les yeux bas, parce qu’elle sentait tout le poids de sa condition inférieure face à un homme riche. Toutefois, il voyait ses poings serrés contre son tablier et il sentait la chaleur qui irradiait d’elle.

« -Mais je te propose de venir avec moi, à Chicago. Je vais épouser une femme, d’une bonne famille, juive aussi. C’est juste que…il y aurait une place pour toi. Dans ma boutique et…(il hésita, chercha un temps ses mots pour les prononcer avec résignation.) dans mon lit. »

 La proposition la fit tressaillir. Elle sursauta faiblement à cause de ce frisson de dégoût qui secoua son échine. Pour seule réponse, elle rendit son tablier. Les Neverovsky allaient fermer. Ils avaient fini par écouter l’avis de leur fils. Le «non » silencieux fit rougir Joshua. Pourtant, il n’avait pas menti en avouant la désirer.

 « -Attends, tiens. »la retint-il en sortant une petite liasse de dollars qu’elle regarda avec mépris, sidérée.
 « -Non, Monsieur. J’ai pas plus besoin de votre argent que de votre foutre. »

 Et la porte du restaurant claqua à la suite de ces paroles, laissant le commerçant dans un désarroi amer













Comme à chaque soirée, Duncan était dévolu à la table du poker. Le Poker. C’était un jeu auquel il n’excellait pas, il fallait le dire. Angela avait de meilleures dispositions que lui pour feinter, jouer, hasarder etc. Toutefois, on ne voulait pas beaucoup d’elle à la table : sa féminité jouait un rôle dans ce refus sexiste. En fait, la seule femme qu’on tolérait était Jasmine. La stratégie Sullivan ne changeait pas. Jasmine était introduite comme la pute de Duncan, pour ce soir. Et elle restait à ses côtés, à se faire peloter parfois sur ses genoux. En réalité, les mains baladeuses de l’irlandais n’allaient pas assouvir un besoin physionomique, mais dénichaient des As cachés dans les coutures de la robe de sa belle. Les autres joueurs n’y voyaient que du feu. Après tout, la présence de Victoria les distrayait tout autant Ils avaient installé cette partie dans l’ancien fumoir du Pub, au sous-sol. C’était un endroit exigu, et la table et ses cinq chaises prenaient un espace dingue. Le reste de la cave se composait d’une vaste pièce où se dressait un « ring de boxe » improvisé. Car chaque samedi soir, on y pariait des victoires et des défaites. Le business lucratif de la bande des Irlandais se fondait sur l’organisation de ces combats auxquels Tommy en personne participait. Sa sœur cadette tenait les comptes et les paris derrière un bureau de fortune. La masse d’initiés se ruaient habituellement sur elle pour gueuler les paris.

 « -OH » les rappelait-elle souvent à l’ordre en criant « -DOUCEMENT ! Faîtes une queue correcte ! »
« -Tu vas voir où je vais te la mettre ma queue ! » répliqua-t-on dans la foule.

Si Angie n’avait pas repéré l’irrespectueux, Thomas qui inspectait le tout le choppa vite par la peau du cou avec un « Répète un peu ? Qu’est-ce que tu vas mettre à ma frangine ? » Et l’autre, penaud de râler « Ca va, si on peut plus plaisanter. »

Tout commençait en haut, au pub. Le vieil oncle accueillait les clients du soir derrière le comptoir ; une carabine planquée dessous pour officieusement faire office de videur. Quand il reconnaissait les habitués, il faisait un signe discret de la tête vers une trappe et ils disparaissaient dessous. Aileen n’était pas mêlée aux affaires. Elle demeurait en haut, dans l’appartement, avec son fils.

C’était Duncan qui écopait du Colt – comme toujours. Thomas préférait faire parler ses poings et Angela maniait mieux les lames. Autour du jeu de cartes, il lui arrivait de repenser nerveusement à cette arme planquée sur lui et ça le rassurait, parce qu’il savait que le premier qui bougerait…il pourrait le plomber. Les locaux illégaux étaient visités par des joueurs de tout horizon. Des russes, qui venaient principalement donner des nouvelles du Parti et des directives puis restaient boire en mirant la boxe – quand ils n’y participaient pas. Les italiens aussi, car on ne savait pas leur dire non….des noirs – étrangement bien admis, et tous les américains désireux de croquer le côté pourri de la pomme.

Ce soir-là, la petite Sullivan n’avait pas quitté sa robe austère et son bonnet de laine. Elle apparaissait comme une souillon bien qu’on pouvait aisément deviner sa beauté délicate sous le linge grossier. Pourtant son attitude un peu « garçon-manqué », sa rigidité et son assurance décourageait souvent les hommes. Alors, elle se faisait plutôt à ce milieu du vice où elle semblait trouver sa place quand on lui demandait d’en avoir une.

« -Et voilà messieurs, » sourit Duncan, satisfait, « Je remporte la mise. C’était une bonne partie, au plaisir. »

Quatre regards noirs se posèrent simultanément sur lui. Bien sûr, ils avaient tous un doute sur la triche qui était monnaie-courante, eux-mêmes trichaient, mais ils ne pouvaient décemment pas l’accuser sans preuve et sans risquer un honneur ou deux. Autant perdre quelques dollars et avoir la paix pour ce soir. Chacun se recoiffe de sa casquette et claqua la porte du fumoir tandis que Duncan comptait sa mise, sous les baisers amicaux de Jasmine.

 « -Bien joué ma fille, » la félicita-t-il.
 « -Tu ne viens pas faire un tour ? » proposa-t-elle sensuellement, « Je te fais un prix. »
« -C’est parce que mon frérot te gicle dedans que je te touche pas, chérie. Sinon…
-Quel rabat-joie.
-Il fallait savoir choisir son homme.
 -On ne t’a jamais vu avec une femme.
-La seule que je convoite est inaccessible. Déjà prise, éluda-t-il rapidement en rangeant les billets dans sa poche.
 -Oh tu parles de moi ? se moqua-t-elle.
-Peut-être. »

Un court baiser sur la bouche et ils se quittent. La belle s’allume une clope en allant rejoindre deux russes dans la salle principale. C’étaient deux faux réfugiés, qui espionnaient pour le compte des soviétiques. Elle les embrassa chacun sur la joue et s’empressa de quérir des nouvelles sur les actions à mener. Angie ne tarda pas à les rejoindre, dès les paris clôturés. Elle était toujours curieuse et avait soif de militantisme. On parlait de syndicats, de grèves….les deux étrangers déclaraient religieusement que : « Le Parti avait prévu cette récession, que le capitalisme ne pouvait mener qu’à la misère, » etc. Et la jeune irlandaise buvait leur parole, car elle se sentait étrangement en accord avec.


Quelques heures plus tard, au petit matin…le clan Sullivan s’était rassemblé autour de la table de poker. La lumière au plafond vacillait à chaque fois que, là haut, le vieil oncle donnait un coup de balais dans la salle du pub et du plâtre leur tombait dessus, poussiéreux. Il se mêlait à la fumée de la cigarette que pompait allégrement les belles lèvres de Victoria. Elle venait de raccompagner les deux soviétiques à la sortie.

Thomas faisait office de président de comité. Il tenait contre son œil droit un petit sac de toile rempli de glace pilée. Il avait un coquard assez moche. De son côté, Angela massait son arcade sourcilière à l’aide d’un linge humide et frais, tamponnant une plaie impressionnante mais sans gravité. Lorsque son aîné s’était retrouvé en difficulté sur le ring improvisé, incapable de réagir à la droite que venait de lui asséner son adversaire, la petite irlandaise s’était jetée entre les cordes pour poursuivre le combat. Mauvaise idée. Le gars était un docker d’origine hollandaise et il n’avait eu que peu d’état d’âme à cogner une femme.

« -Alors, » commença Tommy d’une voix rauque qu’il adressait à son frère. « Le poker ? »
« -200 dollars. » répliqua l’autre en glissant sur la table une liasse de billets froissés. « Et une chevalière en argent. Que je me garde. Elle est trop classe. »

Duncan, c’était le plus individualiste. Ils avaient déjà eu à régler des comptes à ce sujet, lui et Thomas qui se voyait plutôt comme un collectiviste…et qui tentait, tant bien que mal, de mettre en commun tous les revenus pensant qu’l n’y avait que de cette manière qu’ils survivraient. Epuisé par son combat, le moral un peu miné par l’état de la cadette, le chef de la fratrie fit le compris de ce caprice.

« -Aileen m’a donné son salaire du mois. 120 dollars. Le trafic d’alcool de contrebande vers le Nord m’a rapporté 300 dollars sur ce mois. Faut dire que la prohibition, ça commence à payer. Le vieux, il m’a filé les recettes mensuelles du pub : 135 dollars et 40 cents. »
Et au fur et à mesure, Thomas alignait les billets et la monnaie.
« -Angie ? Mets ton salaire. »

A cet ordre, Duncan lança une œillade bravache à son frère. Ce dernier ignora royalement le reproche silencieux et fixait Angela avec insistance.

« -J’en ai pas. J’ai été virée aujourd’hui. Les youpins ferment boutique »
 
Un frémissement d’incertitude parcourut la colonne vertébrale de la jeune femme qui crut bon de détourner son visage pour éviter des représailles. Sur un ton méprisant, l’aîné enchaîna :

« -Okay. Le loyer, c’est 350 dollars. Les ritals nous demandent 150 de plus par mois maintenant pour rembourser leur soit disante dette. Qu’ils aillent crever. Pour la bouffe, Aileen s’en occupera comme toujours. J’vais allouer 50 dollars de budget pour ça dans le mois. Le reste va dans le pot à économies.
-Attends, je vais rajouter ça, intervint Jasmine en sortant de son décolleté un peu d’argent.
-Non, Vicky, trancha le meneur. On a pas besoin de ton argent.
-Tu abuses, Tom, sourit-elle – un peu gênée, en insistant. Il repoussa sèchement sa main.
-Range ça, Victoria.
-Bien, c’est l’anniversaire d’Angela non ? reprit-elle.
-Non.
-Mais si, tiens Angie…prends cet argent et fais-toi plaisir, continua la prostituée en tendant les dollars à sa camarade qui les prit en silence pour ensuite les mettre au centre de la table. 50 dollars de plus. C’était quoi ? L’équivalent de deux passes ?
-Tu as pensé aux frais du toubib pour ton œil et sa gueule ? renchérit-elle ensuite.
-Médecine maison. Maintenant, je file, j’ai des affaires à régler avant l’aube, se leva Thomas. Angela, tu as intérêt à trouver un nouveau travail.
-Au bordel ils…
-NON PUTAIN ! explosa-t-il à la figure de Victoria. Ma sœur ira pas faire la pute, d’accord ?! Arrête de me parler de ça !
-Et tu espères quoi d’elle pour l’avenir, hein ? Qu’elle se trouve un bon mari ?! Ici à Hell’s Kitchen ?! Y’a que des alcoolos et des cogneurs de gonzesses. Elle serait en sécurité au bordel ! Et elle ne manquerait de rien, tu le sais !
-LA FERME !
-T’es qu’un pourri ! »

Et Hawthorne, la jolie Victoria Hawthorne balança son mégot à la figure de l’irlandais pour s’en aller. Parce que Thomas était amoureux, et parce qu’il n’était qu’un homme, il s’empressa de lui courir après pour s’excuser. Et aussi parce qu’il avait les couilles pleines ce soir et que l’idée de toucher une autre femme le répugnait.

Une fois le calme revenu, Angela se mit à ranger l’argent mis en commun. En silence. Elle n’avait jamais osé s’affirmer devant Tommy qu’elle admirait bien trop. L’irlandaise recompta leur maigre fortune sous l’œil avisé de Duncan. Au bout d’une minute, ce dernier lui attrapa le poignet pour l’interrompre dans son activité comptable et de son autre main l’obligea à tourner la figure vers lui.

« -Bien amochée. Je n’aime pas ça.
-J’ai pas réfléchi, sourit-elle. »
Elle ne le vit pas descendre son regard vers sa poitrine et sa taille. Il s’humecta les lèvres et rajouta :
« -Ta robe ne commence pas à être trop petite ? »

En effet, cette robe qu’elle avait récupérée dans les affaires d’Aileen commençait à lui serrer. Le tissu se tendait indécemment au niveau de sa poitrine et marquait le galbe de ses cuisses en plus de se rétrécir jusqu’à flirter avec la limite de ses genoux.

« -Ouais, sans doute. Je verrai si Aileen pourra pas me la retoucher.
-Non. Prends ça. »

Et Duncan lui indiqua d’un geste de la tête le pot commun.

« -30 ou 40 dollars. Et va t’acheter une jolie robe, d’accord ? J’irai me renseigner par-ci par-là, savoir où on engagerait…mais avec la crise, tu sais..Mais je suis d’accord avec Thomas pour le coup. Hors de question que tu fasses la pute.
-Je peux pas prendre cet argent, Duncan…murmura-t-elle en levant sur lui un regard effrayé. Tommy me massacrerait. C’est pour la famille.
-Il en saura rien. Il va se réconcilier avec Victoria et puis, après une heure ou deux d’ivresse dans son con, il oubliera combien on a fait de recette aujourd’hui. »

Ce ne fut qu’à ce moment-là, qu’il consentit à relâcher la figure de sa cadette après l’avoir admiré une nouvelle fois. Une caresse plus tard et il délivrait également son poignet.



Aileen marchait vite, cramponnée à la main de son fils. Ce dernier voulait la ralentir devant chaque vitrine, en particulier celles qui présentaient d'appétissantes pâtisseries ou bonbons. Il avait déjà la goutte au nez à cause du froid, aux lèvres à cause de la faim et voilà que ça lui prenait à l'oeil parce qu'il était malheureux que sa mère lui refuse un simple gâteau. Alors il suppliait, la bouche parcourue de crevasses carmines, et l'irlandaise était vite à bout de nerfs.

« -Calme-toi, Lewis !
-NON !
-Lewis ! S'indigna-t-elle en haussant le ton, sans succès. »

Dans la rue, les passants se retournaient sur elle, et elle croisait dans leur regard impersonnel le sévérité du jugement. Quelle mauvaise mère, pensait-on, son fils avait l'air d'avoir faim, le pauvre. Quel bourreau de femme. L'infortune voulut qu'elle passa devant le restaurant des Neverovsky qui fermaient une dernière fois la devanture après un long déménagement. Katia Neverovsky reconnut immédiatement l'aînée de son ex-employée et fut prise de pitié, engageant la conversation dans un brutal accent polonais.

« -Ah. Madame Sullivan. Le petit, ca va ?
-Il est un peu agité, il a faim.
-Oh, attendez, je crois que j'ai un peu de chocolat dans ma poche. »

Et la vieille dame pencha son dos bossu par l'âge pour tendre à junior un gros morceau de chocolat qui fut vite englouti, sans un merci.

« -Je ne sais....je vous remercie, Madame.
-Ce n'est rien voyons, les garçons sont difficiles. Comment va la petite Angela ?
-Bien. Je crois...
-Vous êtes un peu pâle, Madame Sullivan....remarqua sans tact la polonaise,rajustant son manteau de fourrure.
-Un rhume, rien de bien grave. J'allais justement voir le médecin.
-Ah bien.Prenez soin de vous donc. »


Au détour de plusieurs rues, elle poussa la porte d'une épicerie italienne. Derrière le comptoir, une femme brune, au tablier pourpre, fixa d'un oeil morne la dégaine de l'enfant, puis salua sèchement sa génitrice, en italien.

« -Tony est là ?
-...
-Antonio, corrigea Aileen. »

Alors la matrone indiqua d'un franc geste de tête, le chemin qui menait à l'arrière-boutique. Quiconque connaissait Lucia Ivaldi, savait qu'elle n'était pas du genre chaleureuse avec les étrangers et encore moins avec les femmes qu'elle considérait comme des prostitués. Et si elle ne mettait pas à la porte cette irlandaise vulgaire, c'était parce que le petit avait du sang de Calabre, et qu'il serait insultant de la chasser de la maison de son père. Les talons usés de Sullivan claquaient timidement contre le carrelage de mauvaise qualité. Dans l'arrière-boutique, des saucissons secs pendant lugubrement des plafonds, dans une lueur sinistre. Des cartons encombraient le passage, des étagères se dressaient anarchiques, vomissant des victuailles méditerranéennes. Puis un homme, en costume trois pièces, fumant négligemment attendait, assis derrière un bureau de fortune.

« -Bongiorno Elena, cara mia.
-Tu voulais voir Lewis, dimanche dernier. Tiens, je te l'apporte. Garde-le. J'ai rien pour le nourrir.
-Ah, mon fils. Romeo.
-Lewis.
-Tu veux que je le garde, je choisis le prénom, ricana Tony. Combien tu veux ?
-50 dollars, il a besoin de viande. »

Tony et son visage émacié firent une petite grimace d'approbation. L'italien, dans la trentaine, tâta les poches de son veston sombre, et après un clin d'oeil à son fiston, sortit une liasse de billets comme par magie.

« -Voilà 100. Alors, tes frères sont au courant que tu viens ramper ici, sans honneur pour un peu d'argent. »

L'argent en question fut jeté vulgairement sur le bureau. Aileen, honteuse, se précipita dessus, hâtée d'en finir mais Antonio lui retint le poignet et la tira à lui, sans ménagement.

« -Je n'hésiterai pas à recommencer. Sur toi. Sur ta sœur. Est-ce qu'elle est encore vierge ? »

L'irlandaise regretta la gifle qu'elle lui envoya avant même que sa main ne claque contre le visage du mafieux. Alors, ce dernier lui attrapa l'autre main.

« -Je t'aimais, Aileen. Et tu m'aimais aussi. Pourquoi n'es-tu pas agréable comme avant ? Pourquoi tu n'avoues PAS que tu as aimé que je te baise ?! LUCIA ! LUCIA ! »

La soeur aînée d'Antonio rappliqua sur le champ. Sans un mot, elle comprit qu'elle devait évacuer le garçon de la pièce et lui promit des sucreries s'il acceptait de le suivre. Un rire d'enfant, un claquement de porte et Aileen se retrouvait seule en Enfer.


« -Tu étais passée où bon sang ?! » s'énerva Angela, qui se battait visiblement avec une vieille marmite où brûlait un ragoût. « Je ne sais pas faire la cuisine ! Duncan et Tommy vont bientôt rentrer, aïe, aïe ! »
«-Ca va, je vais m'en occuper, répondit l'aînée d'une voix distante venait mécaniquement prendre des mains de sa frangine, la spatule de bois qu'elle brandissait avec désespoir. »

Le vieil oncle, en bas, fermait le pub après avoir mis dehors les derniers ivrognes. Le soleil se couchait et il alla regagner l'appartement des jeunes pour souper, uniquement.

« -Ca pue ici.
-Ouais, j'ai tenté un ragoût, se dédouana la fautive en allant s'écrouler sur le divan abîmé.
-Pourquoi t'as l'air si fatiguée ? C'pas comme si tu travaillais dur, sale larve, cracha Declan Sullivan en prenant une chaise pour s'asseoir. Il repoussa froidement l'assiette qui encombrait l'espace pour déposer son vieux fusil de chasse qu'il ne quittait jamais. « J'espère que y'a pas de pommes de terre, nos aïeuls en ont assez bouffé sous Cromwell.
-Non, oncle Declan. Ce sont des carottes, des navets un peu de mouton. Avec du pain c'est très bon.
-Bien. Bien. Où sont mes incapables de neveux ?
-Tommy est chez Jasmine. Duncan, il livre à Manhattan aujourd'hui, souffla Angie.
-L'un fréquente les putes, l'autre fait le nègre. Je suis pas étonné qu'on soit dans la misère.
-Oh la ferme, oncle Déclan.
-Comment tu m'parles sale gamine ?! J'ai fait une guerre bordel. Et pas une petite, s'agaça-t-il en baladant le chien de son fusil en direction de la plus jeune.
-Ouais on sait. Mais ça t'empêche pas d'être bloqué dans ce piège à rats, comme nous.
-Et ton pè..
-OH CA VA ! » cria Angela, énervée à chaque fois qu'il mentionnait le paternel.

Elle se leva pour diriger sa fureur vers la porte, souhaitant fuguer pour échapper à cette atmosphère oppressante. Aileen se contenta de lever les yeux au ciel, touillant le ragoût, Lewis accroché aux jupons. Inconsciemment, elle remit sa chemise sur son épaule.

Dans la cage d'escalier, la jeune irlandaise croisa la route de ses deux frères qui rentraient. Thomas fut surpris de la voir débouler ainsi, enragée. Il essaya bien de l'attraper au passage, mais elle le bouscula, fit de même avec Duncan. Après s'être consultés du regard, ils convinrent que le cadet irait à la poursuite de la fugueuse.

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