10
« le: mercredi 04 août 2010, 16:38:48 »
Apsara arriva dans la ruelle mal éclairée au moment où le petit groupe d'agresseurs - plutôt jeunes, à ce qu'il paraissait, et à moitié ivres - portaient leurs derniers coups au corps brisé de leur victime. Sous sa forme d'ange, elle n'était qu'un pur esprit, invisible aux yeux des habitants de la terre. Mais bientôt, elle aurait un nouvel avatar, et alors elle pourrait continuer sa mission...
Elle observa la jeune femme étendue à terre, son joli visage tordu par la douleur, ses joues inondées de larmes et ses longs cheveux bruns ensanglantés et mêlés de boue. Elle avait dû être belle. Fine, et élégante, à en juger par ce qu'il restait de ses vêtements, arrachés sans merci par ses agresseurs. L'un d'entre eux balança un coup de pied dans ses côtes, et un bruit horrible signala que des os s'étaient brisés. Un faible gémissement s'échappa des lèvres de la jeune fille. Elle n'avait plus la force de crier. Une flaque de sang de plus en plus grande se formait autour d'elle, et Apsara savait que, bientôt, elle ne respirerait plus. Les hommes qui l'entouraient se désintéressèrent d'elle, et, ayant obtenu ce qu'ils désiraient, se dirigèrent vers la sortie de l'allée sans plus un regard en arrière.
Autrefois, il y a quelques siècles, Apsara aurait pleuré de douleur et de compassion à la vue d'un tel spectacle. Mais elle en avait trop vu depuis pour être surprise ou indignée, et elle avait appris à fermer son coeur à la compassion pour se protéger de la dépression et de la folie. Aujourd'hui, elle regrettait surtout de ne pas avoir été là pour les arrêter, et elle se promit que dès qu'elle aurait repris place sur terre, elle en sauverait cent pour compenser cette vie détruite si brutalement.
Elle s'approcha de la mourante et, restant à ses côtés, lui chanta une douce mélodie dans le creux de l'oreille pour apaiser son angoisse et l'aider à passer de l'autre côté le plus tranquillement possible. Puis, lorsqu'elle eut rendu son dernier souffle, elle s'approcha encore plus et, se fusionnant à son corps sans vie, quitta sa forme immortelle pour redevenir un avatar.
Les premiers moments sous une forme d'avatar étaient toujours difficiles. C'était un choc, soudainement de perdre les sensations parfaites, la conscience illimitée, et la liberté absolue d'un ange, et de se retrouver prisonnière d'un corps matériel. Et surtout, surtout, la malédiction qu'était la douleur physique, absente de la réalité d'un ange, la frappait de plein fouet à chaque fois, l'étourdissant et lui faisant perdre ses esprits quelque secondes. Peut importait le nombre de fois qu'elle l'avait fait par le passé, elle avait toujours du mal à s'y faire.
Elle ferma les yeux et encaissa la douleur tandis que son nouveau corps se régénérait et se purifiait de toutes les infortunes survenues au cours de la vie de son ancienne occupante, jusqu'à devenir digne d'être l'avatar d'un ange. Puis, elle se releva, éprouvant quelques difficultés au début à se tenir en équilibre sur ses jambes - elle avait oublié combien un humain pouvait être maladroit ! - et évalua la situation d'une analyse rapide. Tout d'abord, elle était nue. De plus, elle était couverte de sang. Les vêtements qu'avait portés la jeune humaine avant son agression étaient quasiment inutilisables, car dans leur hâte les violeurs les avaient arrachés sans plus de cérémonie. Elle récupéra la robe d'été légère, imprimée de fleurs mauves, abandonnée par terre un peu plus loin. Elle était déchirée dans toute sa longueur, mais Apsara l'enfila quand même, utilisant les lambeaux pour la refermer à l'aide de noeuds. C'était loin d'être présentable, mais au moins elle était couverte. Dieux qu'elle détestait les incarnations.
Le chandail de la jeune femme gisait un peu plus loin, en pièces lui aussi. Elle s'en servit pour essuyer un peu le sang qui tâchait ses bras, ses jambes et son visage. Puis, décidant que c'était tout ce qu'elle pouvait faire pour le moment, elle se mit à tester ses pouvoirs. A chaque incarnation, elle retrouvait toujours son pouvoir inné de télépathie, mais au fil des nombreux siècles de son existence, elle en avait aussi développés d'autres, propres à ses diverses formes d'avatar, qui fonctionnaient plus ou moins bien selon le corps qu'elle occupait. Elle tenta la lévitation : faible. Elle parvenait tout juste à s'élever de quelque centimètres au-dessus du sol. La foudre : très faible. Ce fut à peine si elle réussit à faire surgir quelques étincelles de ses doigts. Dommage : ce pouvoir lui avait été bien utile avec son précédent avatar. Une arme redoutable, et absolument indétectable. Elle allait maintenant devoir se procurer des armes humaines pour pouvoir se défendre en cas de besoin. Elle essayait - sans succès - la télékinésie, quand elle entendit des bruits de pas et des voix qui s'approchaient. Ils étaient encore trop loin pour qu'elle puisse percevoir le détail de leurs pensées, mais les ondes mentales qui lui parvenaient indiquaient clairement que ces hommes avaient une nature brutale, sinon malveillante.
*Merde !*
Elle se tapit dans un coin d'ombre, et, espérant de tout son coeur que ce pouvoir-ci fonctionnerait, elle se concentra de toutes ses forces sur le don de camouflage.
*Allez, allez, allez...*
Avec un soupir de soulagement, elle vit les contours de son corps s'atténuer et se fondre de plus en plus efficacement dans l'obscurité environnante. Les inconnus passèrent devant elle sans la voir. Elle aurait bien aimé lire leurs pensées pour savoir à qui elle avait affaire, mais elle avait malheureusement beaucoup de mal à utiliser deux pouvoirs à la fois. Encore quelque chose qu'il lui faudrait apprendre...
Lorsqu'ils eurent tourné le coin de la rue et se furent éloignés, elle sortit prudemment de l'ombre et examina son corps. Elle exultait. C'était vraiment efficace. Quand elle restait immobile, elle avait peine à distinguer son propre bras, et avec un peu d'entraînement, elle parviendrait sans doute à se rendre quasi indétectable.
*Voilà donc à quoi tu es bon, bel avatar... Eh bien, je ne vais pas mentir, ça me sera très utile.*
A cet instant, sa vision périphérique remarqua quelqu'un qui réapparaissait au bout de la ruelle.
*Oh non ! J'étais tellement concentrée sur ma transformation que je ne l'ai pas vu arriver !*
Il était trop tard pour se cacher, et si elle bougeait, il la verrait sans nul doute. Son seul espoir était de rester immobile, en espérant qu'il passerait devant elle sans la détecter. Après tout, l'allée n'était pas bien éclairée, et il suffisait de ne pas y regarder de trop près pour ne pas s'apercevoir de sa présence... Elle le regarda marcher dans sa direction, ne parvenant pas à reconnaître avec certitude l'un des hommes qui étaient passés dans la direction opposée un moment plus tôt. Etait-ce l'un d'eux ? Ou une nouvelle personne ?