Tandis que Maud épluchait les comptes, Vesa, elle, passa du temps avec la population, et avec les conseillers et les locaux, afin de s’organiser sur la régence le temps que les renforts arrivent. Avec la menace de la Chasse Sauvage, les tensions étaient palpables, et Vesa voulait éviter que les choses ne dégénèrent. Le village étant petit, il n’y avait pas beaucoup d’officiels à part le seigneur local. Il n’existait par exemple pas de prévôt, mais un prêtre. En ces temps confus, la religion avait toujours permis de soulager le peuple, et, d’ailleurs, Vesa demanda au prêtre d’organiser une messe exceptionnelle, tout en s’entretenant avec les autres. Si certains villageois accusaient encore le choc, d’autres n’étaient pas foncièrement surpris. Leur seigneur, Guillaume de Montferrat, passait souvent du temps hors du village. Vesa essaya aussi de se renseigner auprès de ses rencontres, notamment sur un certain Professeur, mais n’obtint aucun élément concret. Montferrat était au moins suffisamment intelligent pour organiser des rencontres à l’extérieur, mais, en revanche, depuis quelques mois, il était fréquent que des étrangers ne se rendent dans l’auberge. Rien de perturbant en soi, si ce n’est que ces étranges appartenaient à une même bande, et avaient le don d’inquiéter les gens.
Vesa parvint à confier la gestion provisoire du village à quelques-uns des paysans les plus influents : l’aubergiste, le tanneur, le meunier... C’était la meilleure chose à faire, et, elle continua ensuite son enquête. Maud épluchait les livres de compte, et elle allait sans doute trouver l’existence d’une double comptabilité. Dans l’écrasante majorité des cas, les aristocrates et les seigneurs étaient jugés pour fraude fiscale. Ils tenaient en effet deux registres fiscaux différents, le premier destiné à la Couronne ou à son suzerain,et comprenant des recettes bien moins élevées que le second. La fraude fiscale était très courante à Nexus. Outre cela, il y avait aussi le mécanisme de double imposition, où les vassaux taxaient leurs serfs par des taxes indues. Plus généralement, le droit fiscal était très compliqué à Nexus, et faisait l’objet de multiples Codes, et autant de jurisprudence. C’était un combat de tous les instants, l’expression financière du pouvoir de la Couronne sur le reste du pays. Elle s’attendait donc à ce que Maud trouve un système de fraude fiscale.
De son côté, la paladine inspecta d’autres éléments. Elle se rendit à la conservation immobilière, un bureau très important et obligatoire. Il y a des générations, la Couronne avait décidé de cartographier très précisément le royaume, en créant le cadastre, un système visant à avoir une cartographie unique et administrative du royaume, permettant une meilleure contribution foncière en listant plus précisément les parcelles. Une vaste organisation qui avait duré des années, et englouti beaucoup d’argent, mais avait permis de moderniser Nexus. Depuis lors, chaque village avait l’obligation de conserver une partie des plans cadastraux de son domaine, avec les titres de propriété y afférent. Pour en assurer la conversation, la Couronne avait ordonné que chaque titre de propriété fasse l’objet d’une copie certifiée conforme, et transmise aux archives royales à Nexus. Les copies étaient réalisées par des moines copistes sous la gouvernance d’Huissiers de justice, qui se chargeaient ensuite d’assurer le transfert de ces copies.
Vesa consulta donc les titres de propriété de Guillaume de Montferrat, et, grâce aux références cadastrales contenues dans les actes, put ainsi identifier une mystérieuse ferme reprise par Montferrat à l’orée de la ville.
*C’est curieux, ça... À quoi peut bien correspondre cette ferme ?*
Elle consulta l’origine de propriété figurant à l’acte. Le bien avait été en déshérence après la mort de son propriétaire. Il avait visiblement un héritier, mais les recherches héréditaires n’avaient pas permis de le retrouver, de sorte que le bien avait été récupéré par le domaine local... Sans être revendu. Vesa voyait mal Montferrat devenir fermier, et elle se déplaça donc sur place.
Grâce à son cheval, la femme rejoignit la ferme abandonnée au bout d’une demie-heure. Celle-ci était à l’orée de la ville, entourée par une palissade en bois, et elle entra à l’intérieur. Il y avait un antique puits au centre, et la femme inspecta les lieux. Elle alla dans la maison principale, vide, ne comprenant plus que quelques meubles détruits et moisis, et se rendit ensuite dans la grange. C’est là que Vesa rencontra des choses plus intéressantes. Le long des poutres, il y avait de multiples chaînes. Elle les inspecta, et réalisa vite qu’elles n’étaient pas rouillées, signe qu’elles étaient plutôt récentes. Il y avait aussi des traces de griffure le long des poutres, comme si des ongles s’étaient enfoncées là.
*Cette grange a été utilisée...*
Vesa ne pouvait s’empêcher de repenser à la scène de crime, à ce tatouage sanguin situé au plafond. Le Roi Cramoisi, la Salamandre... Elle avait l’intime conviction que tout ça n’était pas que de la fraude fiscale, ou du trafic illégal avec des criminels. Il arrivait aussi que les suzerains autorisent des narcotrafiquants, par exemple. Cette ferme aurait été l’exemple parfait pour permettre à des bandits de faire pousser du fisstech, une drogue illégale mais très en vogue dans les rues de Nexus. Las, il n’y avait rien ici.
*Dans quoi Montferrat s’est retrouvé impliqué ?*
Maud ne lui apporterait pas la réponse, mais lui confirmerait en tout cas, grâce aux véritables recettes fiscales, que ce trafic rapportait.
« Je crois que Montferrat se livrait à du trafic d’esclaves, Maud, expliqua Vesa à son retour, et en confrontant ses informations avec celles de sa camarade. De la traite organisée par la Salamandre en utilisant divers biens abandonnés comme points de chute. Mais à quelle fin ? »
Ça, elle n’en savait rien... Tout ce qu’elle savait, c’est que le mystérieux Professeur était devenu davantage une cible de premier choix pour elle.