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Sujets - Angela Sullivan

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Prélude / Lucky Charm [Valawdée avec félicitations du jury !]
« le: lundi 14 décembre 2015, 19:10:03 »


A Hell’s Kitchen, on l’avait surnommé Lucky Charm depuis.
C’était un cousin qui l’avait tatoué à l’arrache, mais le résultat n’était pas moche. Dix trèfles à quatre feuilles, un pour chaque doigt. « Heureusement que t’es pas écossaise », lui avait-il sorti d’un air goguenard, « des chardons c’aurait été laid et vachement compliqué à faire.»

Ses deux frères n’avaient rien dit à ce sujet, ni son oncle. Ils savaient tous trois que leur cadette était définitivement irrécupérable. L’aînée était moins conne qu’ils pensaient. Moins bonne aussi, dans le sens physique du terme mais on ne pouvait pas allier beauté et savoir-vivre.


 Aileen, malgré ses vingt-sept ans, n’avait toujours pas trouvé d’époux et se contentait de coudre dans une usine de textiles. Elle élevait seule un gamin d’une dizaine d’années : fruit d’un viol particulièrement atroce. Un soir, plutôt que de régler des comptes avec les Irlandais, les Italiens avaient préféré lancer des représailles sur elle : pour souiller le reste. La semence italienne avait bien prise. Aujourd’hui ce morveux c’était un peu le gamin de tout le monde dans le quartier, et puisqu’il avait du sang Sullivan, donc irlandais…personne n’avait songé à l’abandonner.

Puis Aileen Sullivan restait une perle, effacée discrète dans un écrin protecteur. Elle s’était coltinée le rôle de mère à tous les étages quand la sienne était morte. Sa présence faisait qu’au sein du clan, une cohérence émotionnelle perdurait encore. Elle avait reçu une formation d’aide-soignante à la Croix-Rouge, sans officier parce que depuis la crise, ils ne prenaient que des bénévoles – pas des travailleurs. Alors à chaque bagarre, elle soignait les frères, les cousins, les amis. Un véritable As.

Angela était différente. On pouvait dire ce qu’on voulait : qu’elle s’était sentie coupable pour le viol de l’aînée, qu’elle aurait préféré prendre à sa place pour lui épargner ce qui tue véritablement une femme. C’était un choc qui l’avait endurcie. Plusieurs fois, elle avait été contrôlée par les forces de l’ordre, et on avait découvert des lames de rasoir sous sa casquette. Elle s’était fait jeter d’une usine pour ça. Mais elle était ainsi, elle avait peur des hommes.


« -Tu nous ruines avec ces histoires de caution, putain. » s’énerva Tommy, le jumeau d’Aileen.

Petit arrêt sur image. Tommy avait une belle gueule. Un peu carrée comme ça, des traits droits et virils malgré une rousseur d’ange et des yeux doux. C’était le second mâle de la famille, après l’oncle véreux dont on parlerait plus tard. Thomas Sullivan venait chercher sa sœur au commissariat de police pour la énième fois.

« -La prochaine fois, j’te laisse en taule.
-Désolée, Tommy.
-Ouais, ouais. T’es toujours désolée. »

Et il fit signe au flic d’ouvrir la cage où on avait enterré sa frangine, entre deux putes et une meurtrière. Dehors, sur une charrette tirée par un cheval noir, les attendait Duncan Sullivan. Il était né trois ans après Thomas, et deux ans avant Angela. On vous laisse faire les comptes d’apothicaire, maintenant. En cette sale journée d’Hiver, il n’était pas particulièrement à l’aise. Il était livreur, officiellement. Mais officieusement, il était le plus magouilleur d’entre eux tous. Là où Tommy faisait office de cerveau, réfléchissait à des arnaques plus élaborées, Duncan fonctionnait à la ruse et à l’audace. Il aimait embrouiller quelques alcoolos au pub, et s’habiller classe. Il était toujours en costume. Et toujours le même. Il pressait souvent Aileen de le nettoyer. Et soyons honnête : il ne cherchait pas la bagarre, il adorait ça. Il avait toujours une élégance naturelle à se sortir des pires emmerdes.

« -Allez, monte », ordonna le meneur de la fratrie en jetant sa cadette dans la charrette par le bras. « On te dépose où ? »
« -Au restaurant, je commence mon service de nuit. J’te donnerai mes pourboires pour…te rembourser la caution.
-Ca suffira pas, va falloir que tu trouves un autre job en plus. Et putain c’est quoi ça encore ?!»

Il se pencha pour emprisonner la mâchoire de sa sœur dans sa poigne de fer et l’obliger à ouvrir la gueule. Duncan se retourna pour constater l’objet de la colère de son frère. C’était du métal, sur la langue d’Angela. Un piercing sauvage qui, heureusement, n’avait pas tourné en infection dégueulasse comme la plupart des cas.

« -Avec tes doigts, t’es bien arrangée. » s’amusa Duncan en fouettant les rennes pour faire démarrer la charrette.

Angela était légèrement ronde, loin du cliché des New-Yorkaise filiformes. Elle possédait des formes qui attiraient naturellement les hommes. On disait souvent à ses frères qu’elle avait ce qu’il fallait, là où il le fallait (cul, sein, hanches, cuisses.), avant de se prendre un pain dans la gueule pour la remarque déplacée. Il fallait dire qu’en travaillant dans un restaurant polonais, tenu par des juifs qui avaient encore fui quelques pogroms en Europe, elle mangeait à sa faim…ce qui n’était pas le cas de tout le monde en cette période de crise. Aileen et Thomas étaient rouquins, très irlandais (ils tenaient ça de leur mère.), Duncan lui était brun. Et sa benjamine, Angie, possédait une crinière blond véinitien : à la texture soyeuse mais épaisse. Ses yeux étaient rieurs et sa figure, à la jolie teinte et d’une forme ovale, contrastait avec les formes généreuses de son corps.

« -C’est Jasmine qui me l’a fait.
-Tu traînes encore avec cette pute, soupira Thomas.
-Me semble que tu l’aimes bien pour une pute, se renfrogna-t-elle. »

Jasmine, c’était le pseudonyme d’une magnifique trentenaire qui vendait son corps dans le bordel le moins cher de Hell’s Kitchen. Et oui, Tommy s’était entiché d’elle. De son vrai nom Victoria Hawthorne, elle survivait grâce à lui et avait souvent pris Angela sous son aile. La particularité de Jasmine ? Elle était communiste, jusqu’à l’os. Comme Thomas, comme Aileen, comme eux tous. A l’exception de Duncan. On savait tous qu’il aimait trop l’argent pour le sacrifier à des nobles idéaux, mais il faisait semblant. Du bordel au pub délabré des Sullivan que Thomas tenait (avec une arrière-boutique où on faisait des paris illégaux et des jeux de hasard), des tracts rouges passaient. On rêvait de révolution, de mettre à bas les patrons et le capitalisme.

En journée, c’était le vieil oncle qui tenait les comptes et gérait le pub. Une façade somme toute normale. Il avait fait la Grande Guerre aux côtés de son frère, le père de ce qu’ils appelaient : ces incapables de gosses.  Le soir, vers 18h, il passait la main à son neveu et les délits commençaient.

Enfin, ils vivaient tous entassés dans un deux pièces au-dessus du pub. Duncan et Tommy dormaient dans le salon. Aileen et Angela avaient leur chambre, avec le petit : ils partageaient le même lit, anciennement celui des parents. Pratique l’hiver, infernal l’été. L’oncle, il s’installait un lit de camp derrière le bar et pionçait là sans demander son reste. Le clan Sullivan n’était pas à la pointe des affaires. Toujours endetté, les salaires légaux et déclarés des deux sœurs ne suffisaient pas à renflouer les caisses. On gardait le bâtiment à crédit. On avait des emmerdes avec les Italiens. Bref.

On comprenait le pourquoi du comment des lames de rasoir maintenant



Toc, toc, toc.
Puis BAM BAM BAM.
On s’impatientait à la porte du pallier des Sullivan. Deux hommes en costumes trois pièces. L’un était vieux, un peu gras et ne portait plus un cheveu sur le caillou. Il fumait une Lucky strike avec une petite grimace de désapprobation.
Aileen était occupée à habiller le petit en catastrophe. La messe commençait bientôt et ils étaient en retard. Au pied du fauteuil, Duncan ronflait encore. En passant dans le salon, Angela lui donna deux coups de pieds à l’épaule « Debout fainéant ! »
BAM BAM BAM.

Un regard désespéré vers la porte d’entrée. Tommy, torse nu dans la cuisine, se rasait simplement face à un bris de miroir accroché à une étagère bancale. Il prenait soin de ne pas se couper et rejetait sèchement la mousse de sa lame dans l’évier.

« -Je vais ouvrir ! » s’exclama-t-elle, en se hâtant.
« -Moins fort putain… » grogna Duncan.

Il était convenu que les Sullivan étaient de bons catholiques. Ca se perdait un peu, mais accoutumés, ils allaient à cette messe avec résignation. Même Aileen, la plus pieuse, ne croyait plus vraiment en cette nécessité depuis son agression. Sans raison, l’enfant se mit à pleurer.

Angela ouvrit la porte après avoir déverrouillé lentement. A la vue des deux hommes, elle souhaita la fermer immédiatement, mais le plus âgé bloqua le tout d’un pied ferme.

« -Tony vient voir son gamin.
-J’crois pas qu’Aileen ait vraiment envie de ça, cracha Angie tandis qu’elle forçait sur le pied de l’intrus. L’ombre à côté de ce dernier eut un rictus d’impatience.
-Dis à ta sœur que je suis là.
-Dégage. TOMMY ! »

L’aîné poussa un soupir et prit le temps d’essuyer calmement sa lame de rasoir sur une serviette. En repassant dans le salon, il désigna autoritairement la chambre à sa jumelle où elle alla s’enfermer avec son môme. Nouveau coup de pied, plus violent à la carcasse échouée de Duncan pour qu’enfin il se lève et sans perdre le nord. Il attrapa dans le mouvement un Colt qui traînait sur le canapé et quitta sa paillasse. Les deux frères entourèrent Angela face aux italiens.

« -Tu viens nous rendre visite, vieux porc de rital, s’agaça Thomas. Il avait fait reculer sa frangine par l’épaule pour prendre sa place. »

L’italien eut un petit moment d’attention pour l’intérieur  de l’appartement. Un véritable taudis pour une famille de rats, pensa-t-il. Le plafond du salon avait une fuite d’humidité, il gondolait non loin du lustre, rafistolé sommairement. Le canapé n’était plus très frais. Une table et quatre chaises séparaient cette pièce morne aux relents de cigarette et d’alcool de la cuisine qui servait parfois de salle de bain.

« -Tu nous dois trois mois de loyer. Tu veux qu’on s’occupe de ton autre sœur ?
-Un loyer ? T’es pas le propriétaire du lieu. Va te faire foutre.
-Si, si bambino. Je viens de racheter l’immeuble à cet incapable de Dillingan. Il en avait marre de vos dettes, que j’ai donc rachetées avec. Tu piges ? Soit j’ai l’argent, soit ta frangine paie en nature.
-Je te refais le portrait avant ! Enragea le meneur irlandais, sa lame brandie vers la gorge du vieil italien. »

Deux déclics annoncèrent que Duncan et Tony venaient d’armer leur pistolet respectif. Derrière, Angela tremblait d’inquiétude, les yeux braqués sur la scène. Elle ne portait pas ses habits du dimanche, parce qu’après la messe, elle effectuait le service de midi au restaurant. Sa robe de serveuse était seyante quoiqu’un peu misérable et son tablier vieillissait de tâches. Pas eu le temps de le laver avec tout ce merdier. Ses cheveux étaient négligemment attachés, et elle se rongeait les ongles en dévoilant ses doigts marqués.

« - On va te payer, quand on te paiera, dégage, reprit Thomas.
-Tu préfères que ce soient les flics ? Sans déconner ?
-Toi ? Faire appel aux flics ? T’es pas assez puissant pour te faire des relations comme ça, dégage.
-Tu as un mois, fiston. Un mois. Après, on se servira comme on peut.»

Un claquement de doigts, deux mots mâchés en italien et les deux étrangers repartirent tranquillement. Duncan bâilla. Il ne lui fallait pas trop de grabuge le matin, surtout pas un dimanche. Habituellement, il rechignait à la messe, son aîné le traînait toujours par la peau des fesses. Et aujourd’hui ne ferait pas exception. A 10h35, avec un petit regard, ils prenaient tous place à l’arrière de la cathédrale Saint-Patrick, le plus discrètement du monde. Angie portait son neveu sur les genoux, coincée entre la mère et le vieil oncle qui ne s’était pas pressé non plus.


« -Bonjour Monsieur Neverovsky, » sourit-elle vers le nouvel arrivant. A cette heure-ci, un dimanche pluvieux, la clientèle ne se bousculait pas. La salle du restaurant était désertée, et Angela frottait pour la énième fois une même table, la numéro d’eux. La petite clochette de la porte venait de retentir et était apparu un jeune homme à l’habit noir, coiffé d’un chapeau noir.

« -Bonjour, Miss Sullivan. Mes parents sont là ?
-Dans la cuisine, oui. C’est calme aujourd’hui.
-C’est calme tous les jours, dit-il doucement. Depuis le temps que je les persuade de revendre le commerce pour investir ailleurs. Mais vous ne pouvez pas comprendre, mh. Les affaires tout ça…
-Et bien…je n’étais pas mauvaise en mathématiques à l’école…ironisa-t-elle dans un clin d’œil amusé. »

Joshua Neverovsky avait toujours éprouvé une faible attirance pour la jolie Irlandaise. Ce n’était pas un amour transit, ni un désir bestial : son faible naviguait entre les deux extrêmes, en eaux troubles. Parfois, elle lui paraissait trop grossière, trop brute…et d’autres, elle l’étonnait par sa finesse et son courage. Il la soupçonnait d’avoir une accointance avec les Rouges, mais cela ne restait qu’un soupçon irrationnel. Elle avait la gueule de la révolutionnaire et s’en paraît de l’audace en tout cas.

« -Ce n’est pas qu’une question de finance. Bien. Je vais les voir. Vous pouvez prendre votre journée, je pense que les clients ne se bousculeront pas…
-Mais…
-J’assurerai le service et vous aurez votre paie. Allez. Filez.
-Merci Monsieur. Et bien…à bientôt.
-A bientôt, Angela. »




Octobre arrivait et avec lui, le macabre cortège de l’automne. A New-York, on savait les hivers rudes. Sa saison qui le précédait permettait de s’acclimater à la grisaille du ciel, aux températures fraîches, à la pluie qui annonçait la neige. L’averse s’était déclenchée au moment où Angela quitta pour la dernière fois de sa vie, le restaurant polonais. C’était comme un signe annonciateur ; un chaos absolu qui débutait dans sa vie. Sans ce travail, plus de salaire.

Elle prit le pas de rentrer à pieds et fit une mauvaise rencontre aux abords de Hell’s Kitchen. Un grand chauve lui avait barré la route à l’entrée d’une ruelle. Puisqu’il était propre sur lui, contrairement aux clochards, elle en déduisit qu’il était italien. En tout cas, elle lui en donnait franchement la tête. Puis, il n’y avait que ça aux abords du quartier : des italiens, des irlandais, quelques allemands fuyant la dépression européenne et qui atterrissaient, sans chance, dans ce chaudron de pauvreté.

« -File-moi ta thune. » demanda-t-il froidement.

Enfin un original. Il ne venait donc pas draguer, ou réclamer de décharger en elle. Peut-être que sa jolie figure ne lui convenait pas. Angie n’était de toute manière jamais très bien habillée. Toujours la même robe terne qui lui arrivait un peu au-dessus du genou, un gilet en laine épais et usé, des mitaines, un châle rouge et ses bottes de cuir abîmées qui lui montaient jusqu’aux mollets. Avec ses cheveux attachés en permanence, elle n’était pas vraiment mise en valeur.

« -J’ai pas d’argent, connard.
-Quoi ?
-Dégage de ma route. Va mendier sur Wall Street. Ici t’auras rien.
-Sale pute » et l’homme lui envoya un crachat bien senti au visage.

Ce qui déclencha irrémédiablement la fureur d’Angela. Malheureusement pour lui, elle avait une bonne droite. Thomas lui avait enseigné la boxe, parce qu’il voulait qu’elle soit capable de se défendre seule. Déstabilisé par la douleur qui irradia de son nez à son crâne suite au coup de poing, l’italien tituba. Elle en profita pour viser son sternum d’une nouvelle frappe du poing. Il fut envoyé à terre. Et parce qu’elle était décidée à le tuer pour cet affront, Sullivan sauta à califourchon sur lui, l’écrasant de son poids. Sa robe fut retroussée d’une main et à sa cuisse droite, une lanière de cuir maintenait six lames de rasoirs contre la laine de ses bas. Elle en délogea une qu’elle brandit sans pitié. Le mec prit peur, car il avait l’impression d’être bouffé par un prédateur, un animal.

« -Angie ! »
Et on retint le poignet de la jeune femme avant qu’elle ne put égorger son offenseur.
« -Angie, t’es folle ?! En pleine rue ?! »

C’était la voix rassurante de Duncan. En fait, on aurait pu le corriger en parlant de ruelle, encombrée de déchets….archétype puissant du paysage urbain new-yorkais. Malgré son air calme et sa froide résignation, le frère de l’irlandaise n’était pas sûr de lui.

« -Il a voulu me racketter et il m’a craché à la gueule. J’le bute.
-Non ma belle, sourit Duncan, allez, lâche ce rasoir. »
Lui, il avait quand même une main dans le veston, contre la forme protectrice d’un Colt. Son autre main était occupée à retenir celle de sa cadette.
« -Il a raison, salope, réagit la victime dans un ricanement gras. »
Silence. Le faciès de l’irlandais changea du tout au tout et sa mine avenante se métamorphosa en masque de froideur. Calmement, il sortit son arme automatique et fit sauter la sécurité tandis qu’il visait l’italien.
« -Salope ?
-Attends, attends, j’déconne mon gars…
-Tu traites ma frangine de salope ? Devant moi ?
-Je savais pas que c’était ta sœur, putain. Tu vas me buter pour ça ?
-Irish blood. Répondit-il sur un ton glacial. »

Une détonation tonna sous le bruit de la pluie qui tombait sans répit. Sous ce déluge, Duncan releva autoritairement sa sœur et la traîna, au pas de course, jusqu’à sa voiture de livraison garée à quelques mètres. Là, ils montèrent, trempés. Lui rangea son arme, elle sa lame dans un silence étrange.
« -Tu as pas voulu que je le bute, et tu l’as buté ?!
-J’ai visé le bras, ce con va vivre. Allez, on se tire d’ici avant l’arrivée des policiers. »
Et il démarra le moteur en trombe.
« -Tu as de la chance que je passais livrer du matériel chez Simon’s. Je t’ai vu, j’allais te proposer de monter quand j’ai aussi vu le type qui t’abordait.
-T’es intervenu pour rien, je maîtrisais la situation.
-Calme avec les mecs, Angie. Ils ne sont pas tous responsables du viol d’Aileen.
-Que des enfoirés.
-Même moi ? sourit-il, en admirant un long moment Angela, au risque de quitter la route.
-Les frères, ça compte pas.
-Et si je n’étais pas ton frère hein ?
-T’as de drôles de questions, soupira-t-elle. »
Ouais, de drôles de questions se répéta-t-il mentalement avant de se traiter d’imbécile.


[

Angela ne savait pas lire, et encore moins écrire. Enfin, elle possédait quelques notions. L’irlandaise était en mesure de signer en écrivant son nom, connaissait les lettres de l’alphabet et déchiffrait des mots simples. Cependant, elle appartenait à cette masse d’illettrés du New-York désœuvré. Elle avait bénéficié d’une instruction sommaire chez des religieuses qui avaient ouvert une école dans le quartier pour les petites filles pauvres. Sa mère l’en avait retiré rapidement afin qu’elle puisse l’aider au Pub et dans les menus travaux du foyer.

Pourtant, la jeune ouvrière avait un atout insoupçonné : elle avait une affinité géniale avec les chiffres. Les mathématiques s’avéraient être un jeu d’enfant. Au restaurant, elle tenait souvent la caisse et dressait les factures – même ceux concernant les fournisseurs. Sa mémoire des nombres était impressionnante et elle savait calculer mentalement. Le plus lettré de la portée était Duncan. Il avait eu la chance de finir sa scolarité et en général, il était le bon nègre de sa fratrie. Il rédigeait les courriers ou lisait le journal pour les autres. Tommy et Aileen n’étaient jamais allés à aucune école.

« -Angie! ANGIE !»gueula Thomas depuis la cage d’escalier. « Ce soir, tu dois être là pour les paris. »
La concernée passa timidement sa figure soyeuse par l’encadrement de la porte d’entrée pour répondre clairement :
 « -Tu me saoules, Tommy.
-Parle-moi mieux que ça ! M’oblige pas à remonter !
 -J’en ai rien à faire de vos paris à la con !
-Tu la fermes !C’est ce qui te remplit le ventre ! »

Et comme toujours, il aurait le dernier mot face à sa cadette. Parfois, quand il y avait gros à jouer, il faisait appel à la déesse des chiffres, car il savait qu’avec Angela aux commandes, il n’y aurait aucune erreur de calcul. Et puis, c’était une croupière qu’on ne payait pas. Dans la rue, il ajusta sa veste et vérifia rapidement son haleine. En passant devant la vitrine du boucher voisin, il arrangea sa coupe de cheveux. Il était temps de voir Jasmine. En dehors du plaisir charnel qu’elle lui procurait (et des passes qui étaient entièrement gratuites pour lui.), la belle prostituée lui filait un peu d’argent pour l’aider à tenir le coup. Et c’était bien parce qu’il était amoureux, que l’irlandais ne refusait pas cette charité honteuse qui briserait la fierté de n’importe quel homme.

A la maison, Aileen s’occupait du linge. Elle était de plus en plus pâle sous ses tâches de rousseurs. La nuit, on l’entendait tousser salement, mais on fermait les yeux. Parce qu’un Sullivan ne se plaignait ; quand bien même il craignait la maladie. L’aide-soignante se préparait des sirops maison quand elle le pouvait. Plus tard, elle descendrait au pub’s miteux pour aider le vieil oncle à gérer la boutique. Comme d’habitude, elle y croiserait les habitués du coin : un vétéran, quelques jeunes paumés. Et le vieux serait derrière le comptoir, l’œil vitreux, à maugréer en gaélique.

« -Je suis navré, Angela, annonça Joshua. »

Face au silence de sa désormais ex-employée, il inspira un grand coup. Elle gardait les yeux bas, parce qu’elle sentait tout le poids de sa condition inférieure face à un homme riche. Toutefois, il voyait ses poings serrés contre son tablier et il sentait la chaleur qui irradiait d’elle.

« -Mais je te propose de venir avec moi, à Chicago. Je vais épouser une femme, d’une bonne famille, juive aussi. C’est juste que…il y aurait une place pour toi. Dans ma boutique et…(il hésita, chercha un temps ses mots pour les prononcer avec résignation.) dans mon lit. »

 La proposition la fit tressaillir. Elle sursauta faiblement à cause de ce frisson de dégoût qui secoua son échine. Pour seule réponse, elle rendit son tablier. Les Neverovsky allaient fermer. Ils avaient fini par écouter l’avis de leur fils. Le «non » silencieux fit rougir Joshua. Pourtant, il n’avait pas menti en avouant la désirer.

 « -Attends, tiens. »la retint-il en sortant une petite liasse de dollars qu’elle regarda avec mépris, sidérée.
 « -Non, Monsieur. J’ai pas plus besoin de votre argent que de votre foutre. »

 Et la porte du restaurant claqua à la suite de ces paroles, laissant le commerçant dans un désarroi amer













Comme à chaque soirée, Duncan était dévolu à la table du poker. Le Poker. C’était un jeu auquel il n’excellait pas, il fallait le dire. Angela avait de meilleures dispositions que lui pour feinter, jouer, hasarder etc. Toutefois, on ne voulait pas beaucoup d’elle à la table : sa féminité jouait un rôle dans ce refus sexiste. En fait, la seule femme qu’on tolérait était Jasmine. La stratégie Sullivan ne changeait pas. Jasmine était introduite comme la pute de Duncan, pour ce soir. Et elle restait à ses côtés, à se faire peloter parfois sur ses genoux. En réalité, les mains baladeuses de l’irlandais n’allaient pas assouvir un besoin physionomique, mais dénichaient des As cachés dans les coutures de la robe de sa belle. Les autres joueurs n’y voyaient que du feu. Après tout, la présence de Victoria les distrayait tout autant Ils avaient installé cette partie dans l’ancien fumoir du Pub, au sous-sol. C’était un endroit exigu, et la table et ses cinq chaises prenaient un espace dingue. Le reste de la cave se composait d’une vaste pièce où se dressait un « ring de boxe » improvisé. Car chaque samedi soir, on y pariait des victoires et des défaites. Le business lucratif de la bande des Irlandais se fondait sur l’organisation de ces combats auxquels Tommy en personne participait. Sa sœur cadette tenait les comptes et les paris derrière un bureau de fortune. La masse d’initiés se ruaient habituellement sur elle pour gueuler les paris.

 « -OH » les rappelait-elle souvent à l’ordre en criant « -DOUCEMENT ! Faîtes une queue correcte ! »
« -Tu vas voir où je vais te la mettre ma queue ! » répliqua-t-on dans la foule.

Si Angie n’avait pas repéré l’irrespectueux, Thomas qui inspectait le tout le choppa vite par la peau du cou avec un « Répète un peu ? Qu’est-ce que tu vas mettre à ma frangine ? » Et l’autre, penaud de râler « Ca va, si on peut plus plaisanter. »

Tout commençait en haut, au pub. Le vieil oncle accueillait les clients du soir derrière le comptoir ; une carabine planquée dessous pour officieusement faire office de videur. Quand il reconnaissait les habitués, il faisait un signe discret de la tête vers une trappe et ils disparaissaient dessous. Aileen n’était pas mêlée aux affaires. Elle demeurait en haut, dans l’appartement, avec son fils.

C’était Duncan qui écopait du Colt – comme toujours. Thomas préférait faire parler ses poings et Angela maniait mieux les lames. Autour du jeu de cartes, il lui arrivait de repenser nerveusement à cette arme planquée sur lui et ça le rassurait, parce qu’il savait que le premier qui bougerait…il pourrait le plomber. Les locaux illégaux étaient visités par des joueurs de tout horizon. Des russes, qui venaient principalement donner des nouvelles du Parti et des directives puis restaient boire en mirant la boxe – quand ils n’y participaient pas. Les italiens aussi, car on ne savait pas leur dire non….des noirs – étrangement bien admis, et tous les américains désireux de croquer le côté pourri de la pomme.

Ce soir-là, la petite Sullivan n’avait pas quitté sa robe austère et son bonnet de laine. Elle apparaissait comme une souillon bien qu’on pouvait aisément deviner sa beauté délicate sous le linge grossier. Pourtant son attitude un peu « garçon-manqué », sa rigidité et son assurance décourageait souvent les hommes. Alors, elle se faisait plutôt à ce milieu du vice où elle semblait trouver sa place quand on lui demandait d’en avoir une.

« -Et voilà messieurs, » sourit Duncan, satisfait, « Je remporte la mise. C’était une bonne partie, au plaisir. »

Quatre regards noirs se posèrent simultanément sur lui. Bien sûr, ils avaient tous un doute sur la triche qui était monnaie-courante, eux-mêmes trichaient, mais ils ne pouvaient décemment pas l’accuser sans preuve et sans risquer un honneur ou deux. Autant perdre quelques dollars et avoir la paix pour ce soir. Chacun se recoiffe de sa casquette et claqua la porte du fumoir tandis que Duncan comptait sa mise, sous les baisers amicaux de Jasmine.

 « -Bien joué ma fille, » la félicita-t-il.
 « -Tu ne viens pas faire un tour ? » proposa-t-elle sensuellement, « Je te fais un prix. »
« -C’est parce que mon frérot te gicle dedans que je te touche pas, chérie. Sinon…
-Quel rabat-joie.
-Il fallait savoir choisir son homme.
 -On ne t’a jamais vu avec une femme.
-La seule que je convoite est inaccessible. Déjà prise, éluda-t-il rapidement en rangeant les billets dans sa poche.
 -Oh tu parles de moi ? se moqua-t-elle.
-Peut-être. »

Un court baiser sur la bouche et ils se quittent. La belle s’allume une clope en allant rejoindre deux russes dans la salle principale. C’étaient deux faux réfugiés, qui espionnaient pour le compte des soviétiques. Elle les embrassa chacun sur la joue et s’empressa de quérir des nouvelles sur les actions à mener. Angie ne tarda pas à les rejoindre, dès les paris clôturés. Elle était toujours curieuse et avait soif de militantisme. On parlait de syndicats, de grèves….les deux étrangers déclaraient religieusement que : « Le Parti avait prévu cette récession, que le capitalisme ne pouvait mener qu’à la misère, » etc. Et la jeune irlandaise buvait leur parole, car elle se sentait étrangement en accord avec.


Quelques heures plus tard, au petit matin…le clan Sullivan s’était rassemblé autour de la table de poker. La lumière au plafond vacillait à chaque fois que, là haut, le vieil oncle donnait un coup de balais dans la salle du pub et du plâtre leur tombait dessus, poussiéreux. Il se mêlait à la fumée de la cigarette que pompait allégrement les belles lèvres de Victoria. Elle venait de raccompagner les deux soviétiques à la sortie.

Thomas faisait office de président de comité. Il tenait contre son œil droit un petit sac de toile rempli de glace pilée. Il avait un coquard assez moche. De son côté, Angela massait son arcade sourcilière à l’aide d’un linge humide et frais, tamponnant une plaie impressionnante mais sans gravité. Lorsque son aîné s’était retrouvé en difficulté sur le ring improvisé, incapable de réagir à la droite que venait de lui asséner son adversaire, la petite irlandaise s’était jetée entre les cordes pour poursuivre le combat. Mauvaise idée. Le gars était un docker d’origine hollandaise et il n’avait eu que peu d’état d’âme à cogner une femme.

« -Alors, » commença Tommy d’une voix rauque qu’il adressait à son frère. « Le poker ? »
« -200 dollars. » répliqua l’autre en glissant sur la table une liasse de billets froissés. « Et une chevalière en argent. Que je me garde. Elle est trop classe. »

Duncan, c’était le plus individualiste. Ils avaient déjà eu à régler des comptes à ce sujet, lui et Thomas qui se voyait plutôt comme un collectiviste…et qui tentait, tant bien que mal, de mettre en commun tous les revenus pensant qu’l n’y avait que de cette manière qu’ils survivraient. Epuisé par son combat, le moral un peu miné par l’état de la cadette, le chef de la fratrie fit le compris de ce caprice.

« -Aileen m’a donné son salaire du mois. 120 dollars. Le trafic d’alcool de contrebande vers le Nord m’a rapporté 300 dollars sur ce mois. Faut dire que la prohibition, ça commence à payer. Le vieux, il m’a filé les recettes mensuelles du pub : 135 dollars et 40 cents. »
Et au fur et à mesure, Thomas alignait les billets et la monnaie.
« -Angie ? Mets ton salaire. »

A cet ordre, Duncan lança une œillade bravache à son frère. Ce dernier ignora royalement le reproche silencieux et fixait Angela avec insistance.

« -J’en ai pas. J’ai été virée aujourd’hui. Les youpins ferment boutique »
 
Un frémissement d’incertitude parcourut la colonne vertébrale de la jeune femme qui crut bon de détourner son visage pour éviter des représailles. Sur un ton méprisant, l’aîné enchaîna :

« -Okay. Le loyer, c’est 350 dollars. Les ritals nous demandent 150 de plus par mois maintenant pour rembourser leur soit disante dette. Qu’ils aillent crever. Pour la bouffe, Aileen s’en occupera comme toujours. J’vais allouer 50 dollars de budget pour ça dans le mois. Le reste va dans le pot à économies.
-Attends, je vais rajouter ça, intervint Jasmine en sortant de son décolleté un peu d’argent.
-Non, Vicky, trancha le meneur. On a pas besoin de ton argent.
-Tu abuses, Tom, sourit-elle – un peu gênée, en insistant. Il repoussa sèchement sa main.
-Range ça, Victoria.
-Bien, c’est l’anniversaire d’Angela non ? reprit-elle.
-Non.
-Mais si, tiens Angie…prends cet argent et fais-toi plaisir, continua la prostituée en tendant les dollars à sa camarade qui les prit en silence pour ensuite les mettre au centre de la table. 50 dollars de plus. C’était quoi ? L’équivalent de deux passes ?
-Tu as pensé aux frais du toubib pour ton œil et sa gueule ? renchérit-elle ensuite.
-Médecine maison. Maintenant, je file, j’ai des affaires à régler avant l’aube, se leva Thomas. Angela, tu as intérêt à trouver un nouveau travail.
-Au bordel ils…
-NON PUTAIN ! explosa-t-il à la figure de Victoria. Ma sœur ira pas faire la pute, d’accord ?! Arrête de me parler de ça !
-Et tu espères quoi d’elle pour l’avenir, hein ? Qu’elle se trouve un bon mari ?! Ici à Hell’s Kitchen ?! Y’a que des alcoolos et des cogneurs de gonzesses. Elle serait en sécurité au bordel ! Et elle ne manquerait de rien, tu le sais !
-LA FERME !
-T’es qu’un pourri ! »

Et Hawthorne, la jolie Victoria Hawthorne balança son mégot à la figure de l’irlandais pour s’en aller. Parce que Thomas était amoureux, et parce qu’il n’était qu’un homme, il s’empressa de lui courir après pour s’excuser. Et aussi parce qu’il avait les couilles pleines ce soir et que l’idée de toucher une autre femme le répugnait.

Une fois le calme revenu, Angela se mit à ranger l’argent mis en commun. En silence. Elle n’avait jamais osé s’affirmer devant Tommy qu’elle admirait bien trop. L’irlandaise recompta leur maigre fortune sous l’œil avisé de Duncan. Au bout d’une minute, ce dernier lui attrapa le poignet pour l’interrompre dans son activité comptable et de son autre main l’obligea à tourner la figure vers lui.

« -Bien amochée. Je n’aime pas ça.
-J’ai pas réfléchi, sourit-elle. »
Elle ne le vit pas descendre son regard vers sa poitrine et sa taille. Il s’humecta les lèvres et rajouta :
« -Ta robe ne commence pas à être trop petite ? »

En effet, cette robe qu’elle avait récupérée dans les affaires d’Aileen commençait à lui serrer. Le tissu se tendait indécemment au niveau de sa poitrine et marquait le galbe de ses cuisses en plus de se rétrécir jusqu’à flirter avec la limite de ses genoux.

« -Ouais, sans doute. Je verrai si Aileen pourra pas me la retoucher.
-Non. Prends ça. »

Et Duncan lui indiqua d’un geste de la tête le pot commun.

« -30 ou 40 dollars. Et va t’acheter une jolie robe, d’accord ? J’irai me renseigner par-ci par-là, savoir où on engagerait…mais avec la crise, tu sais..Mais je suis d’accord avec Thomas pour le coup. Hors de question que tu fasses la pute.
-Je peux pas prendre cet argent, Duncan…murmura-t-elle en levant sur lui un regard effrayé. Tommy me massacrerait. C’est pour la famille.
-Il en saura rien. Il va se réconcilier avec Victoria et puis, après une heure ou deux d’ivresse dans son con, il oubliera combien on a fait de recette aujourd’hui. »

Ce ne fut qu’à ce moment-là, qu’il consentit à relâcher la figure de sa cadette après l’avoir admiré une nouvelle fois. Une caresse plus tard et il délivrait également son poignet.



Aileen marchait vite, cramponnée à la main de son fils. Ce dernier voulait la ralentir devant chaque vitrine, en particulier celles qui présentaient d'appétissantes pâtisseries ou bonbons. Il avait déjà la goutte au nez à cause du froid, aux lèvres à cause de la faim et voilà que ça lui prenait à l'oeil parce qu'il était malheureux que sa mère lui refuse un simple gâteau. Alors il suppliait, la bouche parcourue de crevasses carmines, et l'irlandaise était vite à bout de nerfs.

« -Calme-toi, Lewis !
-NON !
-Lewis ! S'indigna-t-elle en haussant le ton, sans succès. »

Dans la rue, les passants se retournaient sur elle, et elle croisait dans leur regard impersonnel le sévérité du jugement. Quelle mauvaise mère, pensait-on, son fils avait l'air d'avoir faim, le pauvre. Quel bourreau de femme. L'infortune voulut qu'elle passa devant le restaurant des Neverovsky qui fermaient une dernière fois la devanture après un long déménagement. Katia Neverovsky reconnut immédiatement l'aînée de son ex-employée et fut prise de pitié, engageant la conversation dans un brutal accent polonais.

« -Ah. Madame Sullivan. Le petit, ca va ?
-Il est un peu agité, il a faim.
-Oh, attendez, je crois que j'ai un peu de chocolat dans ma poche. »

Et la vieille dame pencha son dos bossu par l'âge pour tendre à junior un gros morceau de chocolat qui fut vite englouti, sans un merci.

« -Je ne sais....je vous remercie, Madame.
-Ce n'est rien voyons, les garçons sont difficiles. Comment va la petite Angela ?
-Bien. Je crois...
-Vous êtes un peu pâle, Madame Sullivan....remarqua sans tact la polonaise,rajustant son manteau de fourrure.
-Un rhume, rien de bien grave. J'allais justement voir le médecin.
-Ah bien.Prenez soin de vous donc. »


Au détour de plusieurs rues, elle poussa la porte d'une épicerie italienne. Derrière le comptoir, une femme brune, au tablier pourpre, fixa d'un oeil morne la dégaine de l'enfant, puis salua sèchement sa génitrice, en italien.

« -Tony est là ?
-...
-Antonio, corrigea Aileen. »

Alors la matrone indiqua d'un franc geste de tête, le chemin qui menait à l'arrière-boutique. Quiconque connaissait Lucia Ivaldi, savait qu'elle n'était pas du genre chaleureuse avec les étrangers et encore moins avec les femmes qu'elle considérait comme des prostitués. Et si elle ne mettait pas à la porte cette irlandaise vulgaire, c'était parce que le petit avait du sang de Calabre, et qu'il serait insultant de la chasser de la maison de son père. Les talons usés de Sullivan claquaient timidement contre le carrelage de mauvaise qualité. Dans l'arrière-boutique, des saucissons secs pendant lugubrement des plafonds, dans une lueur sinistre. Des cartons encombraient le passage, des étagères se dressaient anarchiques, vomissant des victuailles méditerranéennes. Puis un homme, en costume trois pièces, fumant négligemment attendait, assis derrière un bureau de fortune.

« -Bongiorno Elena, cara mia.
-Tu voulais voir Lewis, dimanche dernier. Tiens, je te l'apporte. Garde-le. J'ai rien pour le nourrir.
-Ah, mon fils. Romeo.
-Lewis.
-Tu veux que je le garde, je choisis le prénom, ricana Tony. Combien tu veux ?
-50 dollars, il a besoin de viande. »

Tony et son visage émacié firent une petite grimace d'approbation. L'italien, dans la trentaine, tâta les poches de son veston sombre, et après un clin d'oeil à son fiston, sortit une liasse de billets comme par magie.

« -Voilà 100. Alors, tes frères sont au courant que tu viens ramper ici, sans honneur pour un peu d'argent. »

L'argent en question fut jeté vulgairement sur le bureau. Aileen, honteuse, se précipita dessus, hâtée d'en finir mais Antonio lui retint le poignet et la tira à lui, sans ménagement.

« -Je n'hésiterai pas à recommencer. Sur toi. Sur ta sœur. Est-ce qu'elle est encore vierge ? »

L'irlandaise regretta la gifle qu'elle lui envoya avant même que sa main ne claque contre le visage du mafieux. Alors, ce dernier lui attrapa l'autre main.

« -Je t'aimais, Aileen. Et tu m'aimais aussi. Pourquoi n'es-tu pas agréable comme avant ? Pourquoi tu n'avoues PAS que tu as aimé que je te baise ?! LUCIA ! LUCIA ! »

La soeur aînée d'Antonio rappliqua sur le champ. Sans un mot, elle comprit qu'elle devait évacuer le garçon de la pièce et lui promit des sucreries s'il acceptait de le suivre. Un rire d'enfant, un claquement de porte et Aileen se retrouvait seule en Enfer.


« -Tu étais passée où bon sang ?! » s'énerva Angela, qui se battait visiblement avec une vieille marmite où brûlait un ragoût. « Je ne sais pas faire la cuisine ! Duncan et Tommy vont bientôt rentrer, aïe, aïe ! »
«-Ca va, je vais m'en occuper, répondit l'aînée d'une voix distante venait mécaniquement prendre des mains de sa frangine, la spatule de bois qu'elle brandissait avec désespoir. »

Le vieil oncle, en bas, fermait le pub après avoir mis dehors les derniers ivrognes. Le soleil se couchait et il alla regagner l'appartement des jeunes pour souper, uniquement.

« -Ca pue ici.
-Ouais, j'ai tenté un ragoût, se dédouana la fautive en allant s'écrouler sur le divan abîmé.
-Pourquoi t'as l'air si fatiguée ? C'pas comme si tu travaillais dur, sale larve, cracha Declan Sullivan en prenant une chaise pour s'asseoir. Il repoussa froidement l'assiette qui encombrait l'espace pour déposer son vieux fusil de chasse qu'il ne quittait jamais. « J'espère que y'a pas de pommes de terre, nos aïeuls en ont assez bouffé sous Cromwell.
-Non, oncle Declan. Ce sont des carottes, des navets un peu de mouton. Avec du pain c'est très bon.
-Bien. Bien. Où sont mes incapables de neveux ?
-Tommy est chez Jasmine. Duncan, il livre à Manhattan aujourd'hui, souffla Angie.
-L'un fréquente les putes, l'autre fait le nègre. Je suis pas étonné qu'on soit dans la misère.
-Oh la ferme, oncle Déclan.
-Comment tu m'parles sale gamine ?! J'ai fait une guerre bordel. Et pas une petite, s'agaça-t-il en baladant le chien de son fusil en direction de la plus jeune.
-Ouais on sait. Mais ça t'empêche pas d'être bloqué dans ce piège à rats, comme nous.
-Et ton pè..
-OH CA VA ! » cria Angela, énervée à chaque fois qu'il mentionnait le paternel.

Elle se leva pour diriger sa fureur vers la porte, souhaitant fuguer pour échapper à cette atmosphère oppressante. Aileen se contenta de lever les yeux au ciel, touillant le ragoût, Lewis accroché aux jupons. Inconsciemment, elle remit sa chemise sur son épaule.

Dans la cage d'escalier, la jeune irlandaise croisa la route de ses deux frères qui rentraient. Thomas fut surpris de la voir débouler ainsi, enragée. Il essaya bien de l'attraper au passage, mais elle le bouscula, fit de même avec Duncan. Après s'être consultés du regard, ils convinrent que le cadet irait à la poursuite de la fugueuse.

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