Quand Damien avait appris qu'un vase Ming avait disparu de ses appartements, une angoisse profonde s'était immédiatement emparée de lui. Ce n'était pas la faïence, sa valeur, et même pas la violation de son domicile qui l'affectait à ce point. Non. Ce qui l'affectait à ce point, c'était le contenu du vase. Scellé selon toute apparence, le vase n'en était pas moins creux et possible à ouvrir. Et à l'intérieur de ce vase se cachaient des instructions pour que, le jour venu, un élu aille récupérer pour Damien les sept lames de Megido. Et ces lames étaient la seule chose sur Terre qui pouvait le blesser et, à l'issue d'un rituel précis, le tuer.
Evidemment, il avait remué ciel et terre pour que voleur et acheteur ne parviennent pas à terminer leur transaction. Et c'est au milieu de la nuit que trois Range Rover noirs avaient filé à travers Seikusu et encerclé une petite bicoque dans un quartier résidentiel ancien et étriqué. A l'intérieur, Gwen avait rendez-vous avec des Européens et une lourde mallette. Il y avait probablement assez à l'intérieur pour payer les factures d'hôpital de son ami à vie s'il le fallait. Il y avait là de quoi arrêter le brigandage, se poser, changer de vie.
Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. Les Européens avaient ouvert la mallette et exhibé des rangées de billets verts et plusieurs clés USB contenant des portefeuilles en cryptomonnaies pour une valeur encore difficile à chiffrer, mais sans doute plus élevée que ce que Gwen aurait jamais évalué un vase Ming, ou quoi que ce soit d'autre en ce monde pour tout dire. Les liquidités pour maintenant, les portefeuilles pour vos besoins ultérieurs, avaient-ils dit dans un japonais approximatif et avec un fort accent latin. Ils avaient tendu les mains pour recevoir le vase. C'est là que les balles avaient commencé à fuser, presque silencieusement.
On aurait dit que quelqu'un décapsulait des dizaines de bouteille à un rythme effréné, mais les capsules perçaient les parois fines de la petite maison dans un concert de bruits sourds de bois éclaté et de papier déchiré. La bicoque traditionnelle ne faisait pas le poids face aux MP7 silencieux des Gardiens, qui firent un carnage avant de faire irruption à l'intérieur de la pièce. Peut-être parce qu'elle tenait le vase, Gwen n'avait pas été touchée. Le vase lui fut arraché des mains et, avant qu'elle puisse réaliser ce qui venait de se passer, une silhouette noire et épaisse l'avait assommée de la semelle de sa botte.
Elle se réveilla après un temps impossible à déterminer, la tête sifflant comme une cocotte minute sous pression. Elle était dans un lieu étrange. On eut dit une sorte d'entrepôt, en tout cas un bâtiment commercial, basique, comme il y en avait des millions à travers le monde. Vide, ou presque. Dans l'éclairage médiocre, elle pouvait distinguer, à bonne distance, une personne qui attendait dans un fauteuil. Si elle tentait de bouger, elle remarquerait que ses bras et ses jambes avaient été fermement encordés à la chaise qui la soutenait. Peut-être même sentirait-elle le fourmillement dû à la tension des fibres contre sa peau.
— Vous m'avez volé quelque chose de... particulièrement précieux, dit enfin la personne face à elle. Ma première idée était de vous tuer sans attendre, mais je suis d'une nature curieuse, et je me suis dit qu'une petite discussion ne coûtait rien. N'est-ce pas ? Quel est votre nom ? Et pourquoi m'avoir volé ?
Damien fut gré à Gwen de ne pas essayer de se sortir de tout ça en geignant ou en faisant appel à son humanité. Il sentait bien la peur panique l'enserrer, mais elle restait droite et lucide. La blonde devait avoir eu son lot de galères, dans sa courte vie, pour en arriver à garder un semblant de calme dans une situation pareille. Evidemment, la première option eut été contre-productive. Quant à son humanité, Damien n'en avait pas ; pas vraiment. Il n'était pas insensible, mais comme on pouvait trouver du bon en chaque humain on trouvait d'abord du mauvais en lui. Par-dessus tout, son propre intérêt lui importait, et son intérêt n'était pas de relâcher Gwen.
Silencieux, Damien l'écouta sans bouger. Elle clamait avoir agi par improvisation, et il était prêt à la croire. L'enquête en cours n'en était qu'à ses débuts mais le chef de sa sécurité avait déjà pointé du doigt cette possibilité, cette fenêtre ouverte. Il était improbable que quelqu'un ait juste sauté depuis l'arbre pour entrer, mais en observant Gwen Damien voyait en elle une force physique et une agilité peu communes. Oui, elle aurait probablement pu sauter sur l'occasion, elle. Il y avait bien ca Kaito, sûrement le quelqu'un dont elle parlait, pour la motiver. Ils avaient trouvé sa trace récemment seulement, et sans lui Damien aurait encore douté. Un mauvais point pour la team Antéchrist.
Finalement, le fait que les bonzes du Vatican soient tombés sur l'affaire était la faute au sort. Ou bien ils surveillaient Damien, et l'héritier avait des choses à revoir dans sa vie. A bien y réfléchir, oui, il y avait quelque chose que Gwen pouvait faire pour lui. Et lorsqu'elle eut fini de parler, il se leva, et il se dirigea, dans la pénombre, vers un de ses soldats, qui lui tendit une petite bouteille d'eau. Il revint ensuite à elle et entra dans le cercle lumineux, révélant davantage de lui. Il ouvrit la bouteille et porta le goulot à la bouche de la blonde, la laissant boire par petites gorgées mais arrêtant après trop peu pour lui faire vraiment du bien. Il se baissa sur ses jambes et croisa enfin son regard.
— Je te crois, Gwen. Mais tu as volé la mauvaise personne. Et tu as fait affaire avec les mauvais acheteurs. Tu sais qui étaient ces gens ? Ce dont ils sont capables ? Tu devrais être contente de négocier avec moi, au final.
Damien exagérait, mais il n'avait pas tort. Gwen avait eu affaire à l'Inquisition, une institution ancienne et vénérable qui avait, à certains moments critiques de son histoire, versé dans la torture systématique et les crémations de masse. A côté, ses Gardiens faisaient figure de geeks isolés vénérant un personnage qu'ils n'avaient jamais vu.
— Kaito vivra si tu m'aides à réparer tes bêtises. Est-ce que tu as déjà vu cette fondation chrétienne qui a pris pignon sur rue à Seikusu il y a quelques mois ?
Il agitait doucement la bouteille à côté de lui, la narguant, l'incitant à coopérer pour avoir droit à une vraie rasade bienfaitrice.