Tandis que le Crépuscule tombait sur la métropole de Seikusu, je me rendis à l'une de ses boîtes branchées, dont je connaissais fort bien le propriétaire. Ah, l'avantage de notre milieu ! Le monde de la nuit nous est si familier que nous en maîtrisons les codes d'autant plus facilement que nous savons en tirer le meilleur parti. À la base, j'avais pour mission de seconder le corps des vigiles en charge de la gestion de la sécurité, moyennant le versement d'un salaire généreux. Mes services valent cher, tout le monde m'obéit, tout le monde respecte le règlement lorsque je suis présent. Un comble pour un criminel endurci et un ancien adolescent en mal de rébellion, mais que voulez-vous... Je raisonne en fonction de mes besoins.
À l'entrée de la discothèque apparut une grande rouquine, très séduisante, très saine d'apparence. L'exubérance de sa poitrine ferme et arrogante couplée à son visage de poupée lui donnait un rien de charme, auquel je n'étais pas insensible. Elle dégageait quelque chose qui m'obsédait. Ce n'était ni une odeur ni la couleur de ses cheveux, aussi beaux soient-ils. J'avais beau être une crapule, mon dilettantisme me poussait souvent à attacher beaucoup trop d'intérêt à la beauté et à tout ce qui me semble se distinguer de la masse, du vulgaire, dont je fais pourtant partie intégrante. Lorsqu'elle ouvrit la bouche pour la première fois, je sentais qu'une âme forte, énergique et puissante animait ce corps formidablement bien bâti. J'appréciais les femmes de caractère, aussi me contentais-je de la soutenir du regard, avant d'afficher un sourire en demi-teinte, discret, mais révélateur.
Au fur et à mesure de la soirée, j'approchais cette amazone au regard de braise. Je lui annonçais mon intention de danser avec elle et d'interrompre mon tour de garde. J'ignore si elle en fut flattée, mais la donzelle accepta. C'était obligé, elle reconnaissait ma supériorité sur les masses, la puissance de ma volonté et ma froide beauté virile. Elle qui était splendide, peu d'hommes oseraient la courtiser, mais moi si. La jeune femme me révéla son prénom, Morgane. En retour, je lui donnais le mien. J'associais enfin un nom à son visage poupin.
Ma frustration grandit néanmoins lorsque nous fûmes obligés de nous séparer, tandis que la discothèque fermait ses portes. Ma déception fut telle que j'affichais une moue dégoutée, pleine de dédain. Irrité, je tournais les talons sans lui adresser une dernière salutation. J'aurais voulu qu'elle reste à mes côtés, qu'elle me fixe droit dans les yeux, qu'elle m'écoute dire des conneries, qu'elle en rit, et qu'elle me fasse des sourires. C'est tout con, hein. Mais j'étais anormalement sensible aux attentions de cette rouquine, ce qui procédait de l'exception, même pour un grand passionné tel que moi. Et quel connard ! Au lieu de m'emporter en la laissant planter derrière moi, j'aurais du lui proposer de la raccompagner, ou de lui payer un verre.
Rien du tout, merde ! Je devenais impulsif, pareil à un adolescent qui s'éveille à sa propre sensualité, stupide, irréfléchi, et irrésolu, tandis que je concevais le désir de la détenir. Lorsqu'elle s'éloigna de moi, je ressentais un fort sentiment de manque. Les ondes de bien-être que mon coeur charriaient diminuaient au fur et à mesure qu'elle disparaissait de mon champ de vision. Non, ça ne pouvait se terminer ainsi. Je voulais obtenir ce que je veux, son numéro de téléphone, un sourire sincère, bref, de la reconnaissance. Et elle, elle devait donner satisfaction à ce désir. C'était obligatoire.
J'entrepris alors de la suivre discrètement à travers les artères de cette métropole. Elle franchit l'entrée d'un petit parc où se réunissaient quelques prostituées et leurs clients, de temps à autre. Que fichait-elle ici ? Ce n'était pas une pute, manifestement. Au pire, si elle me grille, je prétexterai que j'attendais une femme de joie pour ma vidange nocturne.
Hélas, il n'y en a eu aucune qui m'offrirait un alibi. Peut-être me suis-je trompé de parc... ? Enfin, bordel. Je suis en train de suivre une jeune femme pour obtenir des informations privées, c'était effrayant à en mourir, et j'en étais réduit à élaborer des mensonges aussi cons.
Dans ma précipitation, je ne m'en rendis même pas compte, mais mon pied heurta la racine émergée d'un chêne, ce qui m'arracha un juron. Je m'arretais soudain, stupéfait. Mes ongles vampiriques rétractés, je guettais les réactions de la rouquine, située à quelques mètres seulement devant moi, et qui m'offrait une superbe vue sur sa croupe généreuse, sportive et ferme. Merci la vision nyctalope !
Quel connard ! Ouais, bon, c’est vrai. Je l’admets, je suis, sur ce point, d’une honnêteté sans faille, je ne devrais pas poursuivre de jolies jeunes femmes fort bien galbées en plein cœur de la nuit, à fortiori après ce qui s’est passé dans cette discothèque un brin décadente. Ouais, ce n’était pas très recommandable de ma part de la lâcher ainsi, comme ça, au milieu de la foule, mais il fallait me comprendre, quoi. J’estimais avoir des raisons de nourrir des inquiétudes à son sujet : en sa présence, je devenais terriblement impulsif, comme un adolescent attardé, ou une bête affamée. Ce qui m’importunait.
Et ouais, je ne devrais pas montrer les crocs. Je manquais cruellement de diplomatie, d’astuce, et de malice, là. Où est passé le bandit de grand chemin qui exploite les normes sociales, sème la confusion dans l’esprit de ses victimes et fait de la manipulation son fond de commerce ? Foutredieu, j’étais un vrai tocard, merde. Comment je peux perdre mes moyens ? Reste calme, mec.
Inspire.
Expire.
Et concentre-toi, fais chier.
Morgane soulignait effectivement une vérité, mais, par-dessus tout, je détestais que l’on adopte vis-à-vis de moi un ton vindicatif, menaçant, lourd de reproches, comme si elle réclamait que je fasse pénitence et présente mes plus humbles excuses. Néanmoins, je m’attendais à ce genre d’accueil. J’avais vite repéré son profil. Une femme franche, lapidaire, voire téméraire. Une forte tête comme je les apprécie, les demoiselles qui manquaient d’éclat et de personnalité tendaient à m’ennuyer, il est vrai. De manière inconsciente, j’humais, à cet instant, à pleins poumons des relents de mon éducation nauséabonde dans cet orphelinat infernal, au sein duquel mes « aînés » se plaisaient à poser des questions de ce type et exiger des comptes. Et je souhaitais expirer tout cela. Donc, non, ça ne se passera pas du tout comme ça. Je ne suis pas une merde, même si je suis relativement décontenancé par cette femme au charme… magnétique, je dirais.
« Hé, tranquille, hein. Tu vas commencer par me parler poliment, déjà. J’étais si repoussant ? » demandai-je, piqué au vif, m’approchant de cette rousse aux formes sculpturales et sublime dans sa tenue, tandis qu’un rayon de lune m’extirpait des ténèbres.
Bon sang, je devrais y aller plus doucement et être plus fin, plus subtile. J’étais plus ou moins en train de l’agresser. La frustration chez un homme, ce n’est clairement pas beau à voir et à entendre surtout. Je me ressaisis en arborant un sourire amène et qui dissimulait la paire de canines proéminentes qui barraient la moitié de ma belle mâchoire carrée.
« Ecoute, j’irai droit au but, poursuivis-je d’une seule traite, tu as du charme, Morgane. Tu me plais. Et ça me dérangerait qu’on se sépare comme deux inconnus. Voilà, c’est tout con, je veux ton numéro. Maintenant, si je suis si répugnant, je peux aussi tourner les talons, partir et disparaître pour toujours. »
J'espérais avoir l'air convainquant. Je fis un effort colossal afin de maintenir les apparences, les femmes détestaient les hommes qui ne se maîtrisent aucunement… Mon discours devait être concis, cohérent, régulier et efficace. Mais bordel ! Non ! La mauvaise foi ! J’évitais soigneusement de faire mon mea culpa. En toute franchise, je n’avais aucune intention de quitter les lieux, car elle figurait au premier chef des curiosités qui retiennent mon attention. Les lieux, d’ailleurs, parlons-en. Qu’est-ce qu’elle fichait ici, au juste ? Des putes. Il n’y avait que cela ici. Des putes, des clients, des proxénètes, et des dealers. J’ai beau être assez bel homme, j’ai quand même pris le pli de payer pour m’envoyer de sublimes courtisanes. L’argent et le sexe, je suis au cœur du système, hein. Celui qui fonctionne, perdure, étend ses tentacules, là où je sais qu’on ne me refusera pas.
Évidemment, j’ai lu ce qu’on a pu écrire sur le commerce sexuel des jeunes femmes. Je sais ce qu’il y a de vrai, ayant grandi dans ce milieu. La misère ambiante, le maquereautage généralisé, les montagnes de frics que ça rapporte quand les putes n’en retiraient que des miettes, la drogue qui fait des ravages, les maladies vénériennes, les détails sordides de tout ce trafic illicite et dérégulé. Mais cela ne m’empêchait pas d’y retourner, parfois en tant que client, ou même de camper le rôle d’aimable proxénète cupide et cruel. Tous ces rituels de foire aux jouvencelles, de marchés aux esclaves qui m’évoquent immédiatement les traites barbaresques ou même les bacchanales antiques m’excitaient habituellement. Enormément même. Alors, oui, d’accord, on ne pourrait juger qu’un tel spectacle abominable d’un point de vue moral, mais ça me plaisait au-delà du raisonnable, pour ma part. Dans l’absolu, qu’est-ce que je me branle, sinon ? Franchement, ça ne laisse personne indifférent, n’est-ce pas ? Soyons sincères. La profusion de demoiselles très attrayantes et immédiatement disponibles me jetait d’ordinaire dans un état de désir que je n’ai ni besoin de réfréner, ni d’occulter. Pourquoi je mentionne soudainement cela ? Car j’étais, peu ou prou, aux prises avec le même genre de sensations, alors même que la rousse ne s’était pas offerte à moi.
D’ailleurs, si personne, pas un chat ne se promenait ici, cela soulevait une vraie question sur les « fréquentations » de Morgane. J’émettais des doutes sur sa profession, en dépit du fait que son élocution trahissait des origines sociales prestigieuses. Ces gens-là avaient une intonation, un ton, un champ lexical qui leur sied et qui leur paraissait naturel. Avais-je affaire à une succube ? Cela expliquerait le charme magnétique que j’avais précédemment évoqué dans le fil de mes pensées, bien que je sois, en raison de ma nature vampirique, résistant, très résistant aux maléfices liés à la concupiscence. L’hypothèse pouvait être rejetée, quoiqu’elle parût séduisante.
Quoique, cette rouquine pouvait tout aussi bien être une femme ordinaire. Après, il m’est déjà arrivé de concevoir un désir fou pour des mortelles particulièrement avenantes. Ma redoutable condition vampirique, ma puissance de caractère et mes instincts ne m’empêchaient en aucun cas de céder aux sirènes de la luxure et de me vautrer dans le stupre.
Mes grands yeux bleus scrutèrent la donzelle qui déchaînait ma passion, guettant ses réactions, sa réponse, et ce qui pourrait sembler… embarrassant, j’en conviens. Je souhaitais obtenir une explication sur l’origine de cette attraction, surnaturelle au demeurant, et qui ne trouvait manifestement guère sa source dans ma biochimie interne. Quoique, non. Je suis un foutu vampire. Avec ses cheveux écarlates, peut-être qu’un lien existe entre ma condition, sa carnation et sa coloration capillaire, et que… Non, j’arrête. C’est beaucoup trop cousu de fil blanc, même pour moi. Je veux bien admettre que je ne suis pas une flèche, mais ça me semble beaucoup trop con.