Cela faisait quelques semaines qu’Asep’Timusoth avait pris la route et parcourait ce qui se révélait être les Contrées du Chaos. Il lui avait fallu quelques heures pour réaliser qu’il se trouvait sur un monde appelé « Terra », et quelques jours pour avoir une meilleure vision de la géographie locale. Ces terres étaient une large succession de plaines et de steppes, où, de ça, de là, se trouvaient quelques villages éparpillés de manière parfois parfaitement aléatoire. Quelques montagnes se trouvaient au loin, déchirant l’horizon de leurs formes grises et acérées. La faune et la flore étaient particulièrement changeantes avec des animaux qui semblaient parfois aussi paisibles que des moutons – des créatures herbivores placides dont les peuplades tondaient la fourrure laineuse pour, notamment, réaliser des vêtements – et dont certains, qu’il avait pris soigneusement soin d’éviter, semblaient être de redoutables prédateurs avec lesquels même un Démon comme lui aurait maille à partir. Néanmoins, ce voyage était particulièrement intéressant et rafraîchissant. Après autant de temps à être resté aux Enfers, à s’occuper de quelques affaires pour Asmodée, la possibilité de prendre quelques vacances avait été presque inespérée. Une fois n’était pas coutume, son invocateur l’avait demandé personnellement. Il était rare qu’on le demande directement. Le plus souvent, les invocations étaient anonyme et n’importe quel Démon pouvait y répondre selon sa propre humeur, rendant d’ailleurs l’expérience bien plus délicate pour la personne qui se retrouvait à l’extérieur du pentacle. Mais la perspective de se retrouver face à une personne qui le connaissait – et qui souhaitait donc le voir – était une expérience rare et encore plus délicieuse. L’invocatrice, car il s’agissait d’une femme, avait visiblement entendu parler de lui. Elle semblait également savoir qu’il avait eu une faiblesse – selon ses termes à elle – pour une autre femme rousse, comme elle, et s’était visiblement mis en tête de tourner cette similitude à son avantage dans les négociations. Il était clair que le traité de Cranley Huwbert était encore dans la nature et plus exactement dans les natures puisqu’il n’était pas de ce monde. Néanmoins, cela n’importait pas beaucoup. Il avait eu l’occasion de lire ce qui était dit de lui et à part quelques éloges et une description physique assez précise, le reste était trop vague pour être d’une véritable utilité contre lui. Au moins, l’invocatrice n’avait pas retenu la seule phrase de l’ouvrage le concernant qu’elle aurait dû retenir : fuir. Jouant le jeu du Démon conquis par la simple couleur de cheveux de celle qui l’avait fait venir en ce monde, il endormit sa méfiance, se fendit même de la laisser le posséder physiquement – et cela ne fut qu’un moyen de confirmer qu’elle n’était qu’une pâle copie de celle dont elle espérait tirer avantage – avant de l’enfermer dans les termes d’un contrat dont elle ne tirerait qu’une chose : la mort. Alors qu’elle signait d’une goutte de sang le document qui scellait son âme alors qu’elle pensait mettre un collier autour du coup d’Asep’Timusoth, il lui offrit d’un claquement de doigt ce pourquoi elle venait de signer et dont, par l’artifice de quelques mots bien choisis, il avait pu lui offrir sans effort. Alors qu’elle semblait comprendre la situation, son assurance s’était effondrée tel un château de carte soufflé par le vent. Et avant même qu’elle ne puisse protester, le Démon s’était emparé de son âme, ne laissant qu’un corps sans vie au milieu de la demeure. Enfin libre, il s’était glissé hors du pentacle et avait entreprit de visiter la demeure où il se trouvait. Il y était resté alors quelques jours afin de récupérer de ses possessions les connaissances nécessaires à son voyage en ce nouvel espace-temps. L’observation discrète de quelques spécimens de ce monde lui permit de prendre une apparence adéquate. Il avait opté pour de l’Humain – classique – bien qu’il semblait y avoir des créatures dont les standards de morphologie se détachait de celui-ci, plus universel. En fouillant dans les possessions, il avait trouvé de quoi s’acheter des vêtements mieux adaptés à sa taille et de quoi se préparer à son petit voyage. Asmodée ne lui reprocherait pas de prendre un peu de temps pour lui et sa curiosité naturelle le poussait généralement à vouloir découvrir les endroits dans lesquels il se retrouvait invoqué. Après tout, il restait difficile de résister à l’opportunité de corrompre quelques âmes au passage, n’est-ce pas ? Il quitta son point d’origine après quelques jours, profitant de la nuit pour se dérober aux regards et aux potentielles personnes qui auraient pu s’étonner de voir sortir un homme de la maison qu’il occupait. A la lueur des astres nocturnes, il s’engagea sur un chemin qu’il emprunta d’abord à pied. Une petite erreur. Il avait mésestimé la distance relative entre les différentes bourgades, mais cela avait au moins le charme de lui permettre de réellement profiter de son expédition improvisée. Il paya avec quelques pièces d’or ce qui s’appelait un cheval, une créature dont l’intelligence était palpable et l’endurance et la vitesse lui permettraient de parcourir les plaines plus rapidement. La suite de son épopée fut alors complètement différente. Il devait admettre que les chevauchées étaient une expérience grisante. Même s’il devait désormais penser à entretenir son nouveau compagnon en eau, en nourriture et en soin. Il s’avérait qu’il s’agissait d’une femelle, une jument, avait précisé son ancien propriétaire. Docile et affectueuse, loin d’être farouche, ils dormaient souvent l’un contre l’autre, ce qui était loin d’être désagréable, même si d’aucun aurait estimé que le parfum qui en découlait n’était pas des plus charmant. La lumière du jour glissait doucement vers l’horizon, remplacée par la noirceur implacable de la nuit. Sur le chemin, les rares voyageurs qu’il avait rencontrés s’étaient évaporés désormais. Heureusement, à l’horizon déjà des lumières annonçaient qu’ils – Suie et lui – ne dormiraient pas à la belle étoile comme les derniers jours. Il flatta l’encolure de sa jument et l’encouragea à accélérer légèrement la cadence afin qu’ils arrivent en même temps que la nuit. Ils passèrent en effet l’entrée du village alors que les ténèbres finissaient d’engloutir la plaine environnante. Au pas, Asep’Timusoth dirigea sa jument sur ce qui semblait être la route principale jusqu’à ce qu’ils tombent sur un large bâtiment, avec une cour et une écurie : l’auberge, ou la taverne, selon les préférences locales. Descendant de son cheval, il gratifia sa jument de quelques caresses – il fallait croire qu’il s’était lié à sa compagne de route plus qu’il ne l’avait initialement pensé – avant d’attacher sa bride à un montant en bois prévu à cet effet. « Je m’occupe de te trouver une place confortable pour la nuit. » Lui murmura-t-il dans un sourire avant de se diriger vers l’auberge elle-même. Il en poussa la porte sans timidité aucune, pénétrant dans la grande salle où l’accueillirent des rires et des cris. La pièce était relativement pleine et l’activité qui en découlait n’était que logique. Un barde jouait de la musique dans un coin, et dont le son ne portait guère que jusqu’à la moitié de la salle. Sans s’inquiéter des regards qui se posèrent sur lui, il se dirigea vers le comptoir où se trouvait l’aubergiste dont le langage fleuri se déversait sur un pauvre client. Un langage qui contrastait pas mal avec son apparence, plus qu’agréable. Il posa ses mains sur le bois du comptoir et attendit qu’elle fasse attention à lui. C’était une Elfe – du moins était-ce ainsi que s’appelaient ces créatures, plus gracieuses et agiles que les Humains – à en juger par les extrémités pointues de ses oreilles. Quand elle en eut fini elle se tourna vers lui avec un sourire lui souhaitant la bienvenue. « Bonsoir, charmante aubergiste. J’aimerais savoir si vous auriez une chambre disponible et, si possible, une place pour ma jument dans votre écurie. » Avec sa demande, il posa discrètement quelques pièces sur le comptoir pour étouffer la première question qu’elle aurait pu être amené à poser. Oui, il avait de quoi payer. Il avait remarqué que les peuples de ce monde-là, eux aussi, avaient un penchant certain pour les jeux de hasard, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Et facilitait sa vie pour régler la question de ses finances. Elle fit glisser les pièces d’or sur le comptoir jusque dans ses mains et lui tendit une clef avant d’appeler un jeune garçon pour sa jument. Une indication de la position de la chambre plus tard, elle s’occupait à nouveau de ses autres clients. Un léger sourire sur les lèvres, le Démon reporta son attention sur le garçon et l’emmena vers Suie. Il attrapa ses affaires et déposa une pièce dans la main du petit palefrenier. « Veille à ce qu’elle ait à manger, à boire et la meilleure place dans l’écurie et il se peut bien que d’autres viennent rejoindre celle-ci. » Le garçon acquiesça promptement et emmena la jument avec lui. Bon garçon. Son sac sur le dos, le Démon retraverse la grande salle en prêtant davantage attention aux personnes présentes : quelques alcooliques déjà pas mal arrosés, une serveuse, ce qui ressemblent à des locaux et d’autres, comme lui, qui n’ont l’air que de passage. Il prend ensuite la direction des escaliers et entreprend de visiter sa chambre. Un bon bain sera le bienvenu, mais avant toute chose, se mettre quelque chose dans l’estomac semble une priorité. Après avoir posé en vrac ses affaires au pied de son lit, il retourne dans la grande salle, repère une table un peu à l’écart et s’y installe. Sans réel besoin de se presser, il essaye d’attirer l’attention de l’aubergiste ou de sa serveuse d’une main tandis qu’il joue avec une pièce de l’autre. Spoiler (cliquer pour montrer/cacher) |
L’endroit ne méritait clairement pas qu’on s’y attarde réellement longtemps, mais il avait le mérite d’être un oasis de repos dans une contrée qui n’en comptait pas beaucoup. Avec les jours de voyage qu’il avait dans les pattes et les bivouacs réalisés à la belle étoile, Asep’Timusoth pouvait comprendre qu’une auberge comme celle-ci n’avait pas besoin de respirer le propre pour attirer ses clients. Les locaux eux-mêmes ne devaient pas avoir mille sources de divertissements dans les environs et il n’y avait probablement rien de mieux à faire dans les environs que de venir s’installer autour d’une table, s’enfiler une pinte, jouer aux cartes et maltraiter une pauvre serveuse. Ou l’inverse. De ce qu’il avait pu en voir, les relativement modestes origines des habitants, ou plus exactement la manière qu’ils avaient de s’enjailler grossièrement, laissait présager que l’ensemble de la localité n’était qu’une bourgade mineure, un simple rassemblement de maisons dont les occupants n’avaient pas plus d’éducation que celle nécessaire pour s’occuper des animaux et faire pousser les cultures locales. Cela ne posait, en soi, aucun problème au Démon, au contraire. Il enviait parfois certains mortels qui avaient la chance de vivre une vie plutôt simple, au-delà de toute considération politique ou guerrière. L’Incube n’avait aucune réelle indication quant aux enjeux politiques qui secouaient la région mais, de ce qu’il avait pu en voir jusqu’à présent, il fallait simplement voir en ces terres un lieu où la vie suivait presque paisiblement son cours et où rien de réellement incroyable ne venait perturber la monotonie du quotidien. Son séjour, s’il allait probablement s’éterniser quelques jours, au minimum, afin de permettre à Suie de prendre un repos bien mérité, ne serait probablement que peu égayé par les subtilités relatives des environs. Néanmoins, il se retint de porter un jugement trop hâtif. Les apparences étaient souvent trompeuses et, au milieu de cette auberge, il en était l’exemple parfait. Un sourire sur les lèvres, il se pencha en arrière s’adossant au mur de bois du bâtiment, détendant ses jambes et posant ses bottes sur la table qu’il occupait. Avant de penser à ce qu’il pouvait faire en ces lieux, il avait besoin de détendre ses muscles, de prendre un bain, de manger un morceau, rien que pour donner le change et glaner des informations en laissant traîner ses oreilles, et, surtout, se détendre tout court. Jouant adroitement avec sa pièce dans la main gauche, le Démon donnait l’impression d’essayer de se laisser emporter par le sommeil, mais, bien entendu, il n’en était rien. D’abord parce que le barde jouait à l’autre bout de la pièce et même si Asep’Timusoth n’en entendait pas grand-chose, le brouhaha ambiant de la grande salle rendait la perspective de reposer son esprit ici parfaitement impossible. Néanmoins, en feignant l’indifférence, on avait plus de chance de ne pas attirer l’attention et c’était ainsi que l’on récoltait les meilleurs ragots. D’ailleurs, il eut rapidement le nom de l’aubergiste, Tissandre, et quelques remarques plutôt grivoises sur la serveuse qui assurait le service et dont on disait qu’il était possible de tâter la générosité sans même réellement craindre la furie de la tenancière des lieux. L’Incube ne savait pas ce que la pauvrette avait fait pour mériter d’être ainsi livrée en pâture à tous ces hommes en manque flagrant de femme, mais ce n’était pas réellement son problème. Le reste de son écoute ne fut que le moyen d’entendre parler de quelques menus problèmes de récoltes, des trouble-fêtes que représentaient certains spécimens de la faune locale, voire quelques suggestions fort peu convaincantes sur la manière d’arriver à séduire la dénommée Jolly dont la croupe était visiblement une autre attraction dont beaucoup d’hommes rêvaient de profiter dans cette ville. Abandonnant pour le moment la perspective d’obtenir des informations vaguement intéressantes, il essaya d’attirer l’attention de la fameuse serveuse dont il avait pu repérer les quelques allées et venues entre la cuisine et la salle, et qui essayait effectivement d’éviter quelques mains baladeuses dont les propriétaires ambitieux se gaussaient à chaque fois qu’elle se tortillait dans des mouvements, qui ajoutés à sa tenue, rendaient parfois les esquives parfois plus révélatrices encore que ne l’auraient été les mains atteignant leur lubrique but. Après quelques instants, elle s’approche finalement de lui, probablement incertaine de savoir quelle conduite tenir avec lui. Il n’est certes pas un représentant habituel de sa clientèle, mais rien ne doit indiquer qu’il ne cherchera pas à faire de même après tout, n’est-ce pas ? Alors qu’elle lui adressait ses salutations et lui demandait ce qu’elle pouvait faire pour lui, et tandis que sa pièce finissait un dernier aller-retour pour finir dans l’écrin de sa main, le Démon se redressa d’un mouvement fluide, repassant ses jambes sous la table en bois et levant les yeux vers la jeune femme. Il l’observa pendant quelques secondes de ses iris d’or dont il avait, en quelque sorte, uniquement donné une apparence plus adéquate mais conservé l’éclat d’origine. « Bonsoir, Mademoiselle. » Il esquissa un sourire étonnamment sincère. En réalité, il la prenait un peu en pitié, sans réellement le montrer, et n’avait aucune intention d’ajouter à son calvaire actuel. « Un repas chaud et une pinte de votre boisson la plus fraîche seraient les bienvenus. » Le voyageur pencha légèrement la tête sur le côté, observant la serveuse avec un sourire bienveillant. Sa tenue était effectivement du genre affriolante et il était étonnant qu’elle porte ce genre d’accoutrement. Mais peut-être que ses prestations ne se limitaient pas au service. Après tout, les bourgades de cette taille mutualisaient généralement les services faute d’employés adéquats… « Vous pensez que c’est possible, Mademoiselle ? » |
Il n’aurait réellement su dire pourquoi, mais Asep’Tisumoth avait le drôle de pressentiment de ne pas être particulièrement le bienvenu. Il était facilement concevable qu’un client supplémentaire était, pour la serveuse, une source potentielle d’ennuis supplémentaires, sans parler de la charge de travail additionnelle, mais, malgré tout, les auberges étaient le plus souvent contentes d’avoir des clients, même si celle-ci semblait se débrouiller très bien, sans lui. Quoiqu’il en fût, le Démon ne s’en formalisa pas plus que cela. Il pouvait comprendre que la demoiselle était passablement épuisée à devoir naviguer entre toutes les mains baladeuses qui se dressaient sur sa route et la perspective d’avoir un client de plus, suscitait déjà probablement son lot d’ennui à l’idée de devoir faire le trajet entre les cuisines et sa table, passablement éloignée de ces dernières. Le voyageur prit le temps de mettre les formes et la politesse nécessaires, comme il avait l’habitude de le faire pour toute personne qui croisait habituellement son chemin. Ses manières ne souffraient généralement que d’un manque flagrant de politesse de son vis-à-vis et son caractère se modelait alors en quelque chose de beaucoup moins cordial, voire carrément provocateur et agressif. Après tout, chacun récoltait généralement ce qu’il semait et certains regrettaient parfois amèrement d’avoir manqué de respect à un inconnu, mais uniquement lorsque le mal était fait. De son côté, l’Incube essayait de garder bonne figure et la serveuse ne lui avait pas manqué de respect aussi ne voyait-il aucune raison de s’en formaliser. Il lui demanda donc avec politesse de quoi se rafraichir le gosier et également faire bonne figure auprès de toutes les têtes de cette auberge. Un homme de passage qui ne prend pas la peine de se nourrir n’est décidément pas quelqu’un de normal. Il espérait seulement que quelle que soit la nourriture qui chauffait dans la grande marmite de l’auberge, cette dernière serait suffisamment mangeable pour ne pas regretter cette couverture. Certaines de ses anciennes expériences démontraient que la qualité des établissements en la matière était passablement… aléatoire. Toutefois, alors qu’il s’attendait à ce que la serveuse opine du chef et se contente de prendre sa commande, il remarqua que quelque chose semblait la contrarier. Le Démon haussa légèrement un sourcil de surprise tandis qu’il observait le visage de la concernée qui semblait contrite. Avait-il dit quelque chose de mal ? Peut-être n’avait-il pas été assez courtois ? La jeune femme lui rétorqua alors d’un ton parfaitement aigre, qu’elle avait bien pris sa commande mais avait visiblement mal interprété la manière qu’il avait eu de la regarder. S’il avait effectivement jeté un œil sur elle de pied en cape, elle l’avait visiblement pris comme une tentative, de sa part, de se mêler à la pratique du sport locale. Une mésinterprétation qu’il pouvait concevoir mais pour laquelle elle n’avait aucune raison de s’inquiéter. Malheureusement, elle semblait en avoir gros sur le cœur car elle ne lui laissa aucune ouverture pour éventuellement tenter de se justifier. Dans tous les cas, cette serveuse n’avait pas sa langue dans la poche et c’était là quelque chose de particulièrement savoureux. Un léger sourire glissa sur ses lèvres alors qu’elle le houspillait sans aucune considération autre que celle de lui imposer sa vision des choses quant à son geste déplacé. Ce fut finalement la tenancière qui l’interpela au travers de l’auberge en hurlant ce qui semblait être son prénom : Flint. Cette dernière, immédiatement interrompue dans son élan, apparut, pendant un instant, prise la main dans le sac, et, sans même une considération supplémentaire pour son client, ni même tenter de terminer son monologue ulcéré, elle retourna vers le bar et la cuisine en hurlant de la même façon qu’elle n’avait rien fait. Amusé par la situation, Asep’Tisumoth observa la serveuse jusqu’à ce qu’elle disparaisse de son champ de vision en entrant dans ce qui semblait être les cuisines. En voilà une qui avait du caractère et il était d’ailleurs étonnant que les clients de cette taverne n’avaient pas encore de multiples bleus, fractures ou blessures diverses tant il semblait évident qu’elle était prête à faire payer à n’importe qui le simple fait de la regarder avec davantage d’avidité qu’un poivrot regarderait une chope pleine. Peut-être était-ce du fait de la tenancière ? Cette elfe au caractère bien trempé savait visiblement ce qui était bon pour les affaires et ce qui ne l’était pas. Et, indubitablement, entre une serveuse légèrement maltraitée et des clients malmenés, le choix commercial était rapidement fait. Néanmoins, si la petite avait été livrée à ces sauvages sans une once de retenue, celle dernière aurait très bien pu plier bagage depuis longtemps. À moins qu’elle ne soit retenue ici, contre son gré, pour une raison obscure. Une dette peut-être ? Dans ce cas-là, cela justifiait à la fois la manière dont la tenancière jouait avec cette dernière plutôt que de prendre son partie face aux clients, ce qui arrivait plus souvent qu’on ne le croyait. L’Incube se rappelait de cette petite auberge où les malheureux qui avaient l’audace de toucher ne serait-ce qu’à un cheveu d’une serveuse se retrouvaient le nez dehors, avec un coup de pied en règle dans l’arrière-train en prime. Avec la promesse de devoir se séparer de leur main coupable si d’aventure il leur prenait l’idée de recommencer. Silencieux, l’intéressé observait donc la tenancière dans son élément, afin d’apercevoir, peut-être, quelque chose qui pourrait trahir l’une ou l’autre des possibilités. Elle sortit quelques instants plus tard, suivant l’un de ses clients à l’extérieur pour une raison qu’il n’avait malheureusement pas pu saisir compte-tenu du brouhaha ambiant. Soupirant doucement, il s’en était retourné à sa position initiale, les pieds posés sur la table, le dos contre le mur de bois de l’établissement, jouant à nouveau distraitement avec sa pièce. Quelques ragots mineurs lui parvinrent aux oreilles jusqu’à ce que, finalement, la serveuse sorte à nouveau des cuisines. Le mouvement ne l’attira pas immédiatement mais ses prouesses pour éviter les mains baladeuses l’arrachèrent à sa contemplation alors qu’elle se dirigeait vers lui. Abandonnant sa position d’observation, il rattrapa la pièce au vol et la plaqua sur la table alors qu’elle arrivait au niveau de cette dernière. Elle posa la gamelle, plutôt bien chargée, et une chopine sur la table, lui indiquant qu’elle lui avait mis une portion supplémentaire, pour le voyageur affamé. Le Démon lui offrit un sourire cordial. « Voilà une attention des plus agréables. » Il jeta un œil à la gamelle fumante dont le fumet n’était pas désagréable et augurait un repas probablement au minimum passable. Il releva alors les yeux vers la serveuse. « Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses pour tout à l’heure, il n’était pas dans mon intention de vous dévisager, ni même de participer à ce qui semble ici être une pratique… courante. Mais… » Il s’interrompit un léger instant, comme s’il semblait chercher ses mots. « Je dois admettre être un peu troublé de voir que votre patronne semble tolérer qu’on s’en prenne à vous ainsi. Autant si cette dernière avait été un homme, peut-être aurais-je pu avoir une idée du pourquoi, mais là… » La dernière chose que souhaitait probablement la serveuse était de s’attarder, avec un inconnu, sur le pourquoi de sa position précaire, mais il semblait nécessaire pour l’Incube d’au moins mettre les points sur les « i » quant au sermon qu’il avait, peut-être mérité, mais pour lequel il ne souhaitait pas laisser un malentendu. Cela n’avait aucune importance en réalité, mais puisqu’il avait déjà décidé de rester quelques jours dans les environs, mieux valait éviter de se mettre le personnel de l’auberge à dos dès le premier soir, n’est-ce pas ? |
Bien loin de se douter qu’on venait de lui offrir un cadeau empoisonné, le Démon profitait du fumet chaud et relativement accueillant de l’assiette de ragoût qu’on venait de lui servir. Il se serait probablement douté, ou à minima inquiété, de ce qu’aurait pu lui servir une Imp, et encore plus, d’une d’entre elles ayant décidé de fuir des Enfers, mais encore aurait-il fallu qu’il puisse se rendre compte de qui était réellement en face de lui. Contrairement aux autres créatures des Enfers, les Imps, surtout s’ils ne recouraient pas à la magie depuis quelques temps, pouvait littéralement ne fournir aucune indication de leur origine extra-planaire. D’autant plus, Asep’Timusoth se contentait de profiter de sa liberté sur ce monde, ne cherchait aucune Imp et ne s’attendait pas à croiser une entité de son plan d’origine. Tout autant de raisons supplémentaires faisant que, pour lui, cette serveuse, bien que dans une situation apparemment peu enviable, ne cachait rien d’autre derrière ses yeux bleu qu’une certaine malchance et un caractère bien trempé ; les deux allant généralement de pair car les pires situations étaient souvent le fruit non pas du seul Hasard, mais souvent d’une langue bien trop pendue. Quoiqu’il en fut, bien que la serveuse ne semblait pas encline à s’attarder à la table pour écouter ses excuses quant à l’interprétation de son comportement, il parvint à saisir l’opportunité de leurs regards qui se croisèrent pour parvenir à glisser quelques mots. Elle l’écouta poliment, mais il semblait qu’elle avait réellement envie d’être déjà ailleurs, que ce soit pour ne pas prendre de retard dans son service, ou simplement parce qu’elle n’avait aucune envie de lui tenir compagnie, aussi l’Incube essaya de faire au plus vite. Lorsqu’il eut finit, la jeune femme se contenta de botter en touche. Sa manière de pousser sur le côté les tracas de sa vie quotidienne laissa le Démon quelque peu perplexe. Intrigué, il dut admettre que sa curiosité avait été piquée au vif. Une connerie ? Il était facile d’imaginer que des étourderies puissent amener à des compensations pécuniaires et si la jeune femme n’avait pas d’argent à ce moment-là, rembourser en travaillant était une conclusion logique. La tenancière estimait-elle alors qu’elle rentabiliserait mieux cet investissement en s’en servant comme d’un appât pour les mâles de la bourgade ? Probablement. Dans tous les cas, elle semblait visiblement être dans les mauvais papiers d’une personne de cette ville et lui devait son sort, qu’elle ne reprochait pas pour le moins du monde à sa patronne. Le Démon esquissa un sourire quand la serveuse coupa court à l’explication, cherchant dans l’affirmation de l’inintérêt de sa vie pour le voyageur, l’excuse pour enfin pouvoir tourner les talons. Lui offrant la porte de sortie tant espérée, il n’insista pas, esquissa un léger sourire avant qu’elle ne lui confirme qu’elle s’occuperait de sa chambre une fois ses autres clients satisfaits. « Prenez votre temps, je n’ai pas prévu de dormir tout de suite. » Il lui offrit un hochement de tête poli et la laissa repartir vers ses clients tandis qu’il se tournait vers son ragoût toujours fumant. Il attrapa la chopine d’une main, venant porter à ses lèvres la mousse de la bière fraîche qu’on venait de lui servir. L’alcool était léger, mais avait quelques notes d’arômes particulièrement savoureuses et s’il lui avait été donné de goûter des bières de meilleure qualité, celle-ci était clairement dans le haut du panier du milieu. Reposant la chopine, satisfait, l’Incube observait toujours la pièce. Les déambulations de la serveuse entre les tables, les rires gras de certains clients, la manière de certains de parler fort à leur camarade juste à côté d’eux. Beaucoup de ces hommes, s’ils étaient probablement habitués à boire jusqu’à plus soif, auraient tout de même une matinée difficile… Sans chercher à aller plus en avant dans ses observations, Asep’Timusoth concentra son attention sur son assiette de ragoût. Beaucoup de soupe, des légumes et un bout de viande. Ca ne brillait pas réellement par l’apparence, mais au moins cela aurait le mérite de donner le change. Il attrapa la cuillère en bois et la plongea dans l’assiette. Il porta à ses lèvres de la soupe dont il apprécia le goût bien qu’une légère amertume semblait s’en dégager. Il gouta à la viande, un morceau malheureusement pas nécessairement très facile à manger compte-tenu de sa nervosité, mais ce n’était pas comme s’il s’était attendu à des morceaux de choix pour être plongés dans un ragoût. Les légumes étaient corrects, le chou et les carottes étaient un peu trop cuits, mais c’était inhérent dans ce genre de préparation. Par contre, il y avait un légume non-identifiable, en grande quantité d’ailleurs dans l’assiette et lorsqu’il en mit un morceau en bouche, il fallut une sacrée dose de volonté à l’Incube pour ne pas le recracher. Au moins il savait désormais d’où venait l’arrière-goût amer de la soupe. Alors qu’il avait mordu dans la texture visqueuse et molle, l’amertume l’avait frappé en pleine face. Il s’était alors astreint à mâchouiller le morceau de légume qui était incroyablement long à broyer avant de pouvoir l’avaler. Le Démon avait alors prit sa chopine pour faire passer le goût d’une longue rasade de bière. Il avait certes eut son lot de curiosités culinaires avec le temps, mais ce légume-là était particulièrement… atypique. Sa présence en grande quantité devait se justifier par sa production facile, qui en faisait un aliment peu cher et, malgré son goût difficile, probablement nourrissant. Prenant sur lui de ne pas laisser trop dans son assiette, il alterna entre ce légume mystérieusement peu ragoûtant et le reste de son plat, prenant une rasade de sa bière à chaque fois que cela devenait un peu trop fort au niveau gustatif. Il repoussa son assiette, quasiment terminée malgré la dose de ce légume étrange, à mi-chemin entre le navet et le poisson, qui se trouvait au préalable dans cette dernière. Son estomac était plein et, avec cette découverte culinaire, il y avait toujours la probabilité que sa digestion soit particulièrement… aléatoire. L’Incube reprit une position plus décontractée, attirant la chopine vers le bord de la table pour la garder à portée de main tandis qu’il essayait de se concentrer sur autre chose que ce qu’il venait d’ingurgiter. La porte de la taverne s’ouvrit et Asep’Timusoth put apercevoir la tenancière qui se décidait finalement à revenir dans son établissement, néanmoins ce qui l’avait poussé à sortir n’avait apparemment pas arrangé ses affaires. Détournant le regard dans sa chopine pour ne pas donner l’impression regarder ce qui ne le concernait pas, le Démon fut cependant surpris de voir cette dernière se diriger vers sa table. Et alors qu’elle arrivait à hauteur de sa table, il releva son nez de sa chope pour poser son regard sur l’Elfe. Elle portait ses longs cheveux auburn en une queue de cheval qu’on devinait descendre entre ses épaules, son visage un peu sévère, était agrémenté de deux yeux gris clair soulignés par des taches de rousseur qui avaient l’agréable avantage d’adoucir ses traits. Elle l’aborda, le saluant à nouveau, glissant quelques excuses pour sa serveuse en guise d’entame pour leur discussion. Le Démon esquissa un sourire tandis qu’il repassait ses bottes sous la table. « Non, non, pas du tout. Un malentendu malheureux. J’ai eu l’impolitesse de la regarder peut-être un peu trop longtemps et, de ce que j’en ai vu, je peux comprendre pourquoi la petite ait pu mal le prendre. » D’un geste, il invita l’aubergiste à s’installer, bien qu’elle n’ait pas besoin de son invitation, l’encourageant ainsi à la discussion si c’était ce qu’elle était venue chercher. « Et vous-même ? Vous semblez avoir été contrariée ce soir, je n’ai pu m’empêcher de m’en apercevoir lorsque vous êtes arrivée. Peut-être puis-je vous aider ? » Il avait nécessairement les moyens de l’aider, même si elle n’en savait rien. Mais l’Incube n’avait pu s’empêcher de profiter de cette occasion, où elle était venue d’elle-même lui parler, pour essayer d’en apprendre plus sur elle. Après tout, ils allaient se côtoyer pendant quelques jours et, comme pour la serveuse, il avait tout intérêt à ce que leurs relations restent à minima cordiales… |
Il était difficile de déterminer réellement qu’elle était la relation entre l’aubergiste elfe et son employée. Il y avait quelque chose dans sa voix qui indiquait clairement une relative marque d’affection, mais teintée également d’un ras-le-bol certain, qui provenait peut-être également d’autre chose. Il suffisait de se fier au choix des mots prononcés pour comprendre que la tenancière avait probablement eu une longue journée et que sa collaboration avec sa jeune employée ne l’aidait pas particulièrement à alléger sa charge mentale. Le Démon esquissa un léger sourire, se voulant quelque peu compatissant. Il pouvait parfaitement comprendre le problème qu’était de mener du personnel quand il s’agissait de prendre en compte leurs spécificités. Car si les Enfers étaient avant tout faits d’individualité et d’égoïsme, il fallait parfois gérer des efforts de groupe, ce qui était bien entendu, un véritable cauchemar compte-tenu de tous ces égos surdimensionnés à considérer. « Les fortes personnalités font toujours l’attraction dans ce genre d’endroits, mais ce n’est pas les plus dociles, j’en conviens. » Le voyageur attrapa sa chopine et en but une longue gorgée, la terminant par l’occasion. Il reposa la grande tasse en bois sur la table passant un pouce sur ses lèvres pour enlever le léger excédent de liquide qui s’était agrippé à ces dernières. Le franc-parler de l’aubergiste n’était pas pour lui déplaire. Même si Asep’Timusoth était habitué au langage soutenu et faussé, que ce soit par ses propres implications ou bien simplement par ses expériences avec de nombreux Mortels, il devait admettre que la franchise avait une saveur particulièrement agréable, d’autant qu’elle lui permettait d’être moins alerte et lui offrait un avantage certain. Même si, présentement, il n’était pas convaincu que cela lui fut d’une quelconque utilité. La dénommée Tissandre n’était pas son invocatrice et il n’avait aucune raison valable de vouloir s’en prendre à son âme. Même si, une fois encore, un Démon n’avait pas nécessairement besoin d’une bonne raison pour cela. Il n’avait pas fallu grand-chose pour pousser l’aubergiste à se confier davantage qu’il ne l’aurait même pu imaginer. C’était la politesse qui avait conduit ses mots à s’inquiéter de son état compte-tenu qu’il avait pu voir qu’elle n’était pas vraiment d’humeur en rentrant dans son établissement quelques secondes plus tôt. Un esprit peu affuté aurait également pu déduire que c’était en partie la raison pour laquelle elle était venue l’aborder lui. Un peu plus de déduction laissait suggérer qu’elle l’avait choisi lui, en particulier, parce qu’il n’était pas du coin, et, en particulier, que son problème, ou ses problèmes, étaient intimement liés à quelque chose de local. Visiblement, le Maire de ce petit trou perdu semblait causer quelques problèmes à l’Elfe, en sus d’une relation qui, apparemment, n’était pas des plus cordiales. Le Démon l’écouta silencieusement, intéressé. Non pas que les ragots locaux l’intéressaient véritablement, mais il était de toute façon plus passionnant de faire un brin de causette que de se contenter d’écouter des poivrots à moitié avinés dont les seuls motifs de rigolade étaient les pirouettes d’une pauvre serveuse essayant d’éviter leurs mains perverses tremblotantes. Ainsi donc le Maire s’était fait rosser le cuir et comme le coupable était une voyageuse sur laquelle il n’avait aucune autorité, la culpabilité était automatiquement retombée sur les épaules de celle qui était à l’origine du passage et du séjour des voyageurs dans le village. A la dernière phrase de la tenancière, le Démon haussa un sourcil. « Un nez-bruni ? » Son ignorance sur ce qui semblait être une expression n’était pas une source de honte pour le voyageur, simplement une curiosité inhérente à celui qui essayait de comprendre la situation que lui exposait son interlocutrice. Après tout, il n’était pas du coin, et, pour autant que cela pouvait lui servir, pas de ces contrées non plus. Qui pouvait savoir combien de temps il parcourait les routes ? Cependant, au-delà de cette expression, le récit qu’on venait de lui résumer avait éveillé chez l’Incube une nouvelle curiosité insatisfaite. Y’avait-il tant de voyageurs, ou plus exactement de voyageuses, capables de s’en prendre à un homme ? Il n’avait jamais vu le Maire en personne et peut-être ce dernier était-il à l’image du piètre discours qu’on avait fait de lui. Néanmoins… L’auberge, si elle semblait accueillir beaucoup de monde, n’avait pas l’air de crouler sous les voyageurs. L’écurie était quasiment vide et la plupart des saoulards du coin parlaient de leurs femmes qui les attendaient derrière la porte de la maison, la poêle à la main. Alors qu’il s’interrogeait en silence, Tissandre interpella sa serveuse, faisant relever le regard du Démon vers les escaliers desquels la jeune femme descendait. Amusé face à la petite scène, la créature des Enfers posa son regard d’ambre, au travers de ses lunettes, sur celui gris clair de l’aubergiste. « Merci pour le verre. » Un léger sourire s’était glissé sur ses lèvres. Peut-être ne fallait-il y voir qu’un retour de politesse pour avoir accepté de tailler une bavette en sa compagnie, peut-être pas. Dans tous les cas, un verre ne pourrait pas lui faire de mal. Alors que Flint revenait à leur table, déposant deux verres et une bouteille, à la forme étrange, sur la table, l’Incube se fendit d’un regard, moins insistants, mais reconnaissant à l’adresse de cette dernière. La dénomination de la boisson lui fit hausser un sourcil de surprise. S’il y avait une chose qu’il avait apprise des Mortels, c’était bien que la plupart du temps, les noms des alcools étaient particulièrement bien choisis et qu’un tord-boyaux avec un nom aussi évocateur ne pouvait qu’augurer une boisson particulièrement sauvage. L’odeur qui se dégagea de la bouteille quand l’Elfe la déboucha pour leur en servir un verre chacun était suffisamment équivoque, bien qu’un bouquet fruité, derrière des relents évidents d’alcool, venait l’adoucir légèrement, très légèrement. Il prit entre ses doigts le verre que poussa Tissandre dans sa direction et le leva vers elle. « A quoi buvons-nous ce soir ? » |
L’alcool était un excellent moyen de délier les langues, même si, en la matière, ce n’était pas lui qui poussait à la boisson. La manière dont la tavernière s’était entichée de venir directement à sa table pour se confier avait quelque chose de troublant. Il n’y avait aucune chance qu’elle ait pu déceler sa nature démoniaque et, si cela avait été le cas, il y avait fort à parier qu’elle ne se serait pas approché de manière aussi désinvolte, à moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse là que d’un habile subterfuge. Malgré tout, l’aubergiste semblait surtout préférer l’idée de pouvoir vider son sac, sans craintes de tomber sur quelqu’un qui n’avait finalement aucun parti pris et donc, a fortiori, n’allait pas particulièrement chercher à se faire mousser en s’empressant de rapporter d’éventuels propos désobligeants. Cette proposition convenait parfaitement au Démon, d’autant que cela lui permettrait éventuellement d’obtenir quelques informations supplémentaires sans même avoir à les demander et, qu’ainsi, il n’aurait même pas le risque de donner l’impression de rechercher quelque chose en particulier. Après avoir jeté un dernier regard interrogatif en direction de la serveuse qui se contenta de lui offrir une moue boudeuse avant de s’en retourner vers les cuisines, il offrit toute son attention à son employeuse qui versait déjà l’alcool dans les verres dans des proportions loin du raisonnable. Au moins cela avait le mérite de donner le ton de ce qui allait suivre. Le Cambion attrapa le verre à son intention et le leva en même temps que l’Elfe mais, contrairement à elle, se permit le luxe d’observer les reflets colorés du breuvage ainsi que de sentir brièvement ses fortes effluves avant d’en ingérer une bonne gorgée, sans aller jusqu’à terminer son verre d’un trait. Une brève sensation de fraîcheur envahit sa bouche avant d’être très rapidement remplacée par une forte chaleur qui eut le mérite de le surprendre. Il était rare que les alcools mortels puissent se révéler particulièrement puissants, ou au moins suffisamment pour éveiller une once de surprise pour un Démon, mais là, il fallait croire qu’ils s’étaient surpassés. L’Incube fit mine d’accuser un peu le coup, appréciant la violence du liquide qui glissait dans le fond de sa gorge, tout en démontrant une certaine habitude. Il était relativement crédible qu’un voyageur ait goûté à toutes sortes de spécialités alcoolisées et puisse ainsi s’adapter aux liqueurs les plus fortes, mais n’importe quel buveur invétéré se serait retrouvé secoué par la chaleur saisissante qui attrapait violemment le palais sans réellement le quitter. Voilà une boisson qui devait coucher bon nombre de mortels peu habitués à la boisson ! Posant son verre sur la table, il ferma les yeux quelques instants pour apprécier cette sensation nouvelle avant de rouvrir les yeux qu’il posa sur sa vis-à-vis. « Voilà longtemps que je n’avais pas été secoué par une boisson ! » Il avait dit cela avec un sourire amusé et un ton enjoué. D’abord parce que cela l’amusait beaucoup et, surtout, parce qu’il se doutait que cela ferait plaisir à son hôte. Elle-même s’était laissée aller à descendre son premier verre cul-sec, l’habitude, très certainement, ou alors une forte volonté à vouloir défaire sa raison le plus vite possible. Elle profita du fait de se resservir pour lui expliquer l’expression qu’elle avait utilisée un peu plus tôt, avant de digresser sur la responsable, sans néanmoins faire une référence immédiate, bien que logique, à la serveuse en question. L’incube se contenta d’hocher la tête en silence aux conclusions tirées par l’aubergiste, conscient que c’était souvent dans l’adversité que les plus naïfs finissaient par comprendre les réalités du monde. Elle dévia ensuite rapidement de sujet, s'enquérant davantage de son invité désormais. Une curiosité somme toute bien placée. L’arrivée de nouveaux-venus devait être une attraction dans le coin. Comme l’Elfe l’avait fait remarqué, les terres étaient grandes, il avait pu le constater, et les villages peu nombreux, si bien que les voyageurs devaient probablement se faire assez rare, suffisamment pour presque devenir une attraction. Profitant des remarques de son hôte pour finir son verre ponctué d’un petit rictus, il reposa son verre devant lui, suffisamment prêt de la bouteille pour indiquer, silencieusement, qu’il n’était pas contre un remplissage en règle, s’il était toujours d’actualité. « Je prends le temps de voyager tranquillement. Mais je ne dois mon état présentable qu’à l’endurance de ma monture, et sa taille au garrot. » La créature des Enfers esquissa un large sourire. « Une raison de plus de profiter de votre hospitalité pour permettre à ma fidèle monture de prendre du repos bien mérité. Quant à moi, j’apprécie toujours de pouvoir discuter de temps en temps avec des gens, car si ma jument a de bonnes qualités physiques, et si elle a un tempérament adorable, elle n’est malheureusement que de piètre compagnie sociale et, comme vous l’avez dit, les étapes les étapes entre deux lieux habités sont parfois longues. » L’intéressé se détendit un peu, prenant un peu plus ses aises avant de terminer sa réponse. « Enfin pour ce qui est de l’aspect propre… Ce n’est pas parce qu’on voyage beaucoup qu’on est obligé de se séparer de certains… standards d’hygiène, même si, et vous m’en excuserez, j’espère, je pense que je dois davantage sentir le cheval que ma propre odeur corporelle ce soir. » Il esquissa un sourire un peu plus finaud. « Si j’avais su que la tenancière viendrait s’asseoir à ma table, je me serais probablement permis de prendre un bain avant de descendre diner. » Peut-être y avait-il une pointe de séduction dans sa manière de parler ? Cela ne coûtait rien après tout non ? |
« Le plaisir est pour moi, alors. » Le Démon se fendit d’un sourire aguicheur en levant son verre. Jouer la comédie n’était toujours réellement crédible que lorsqu’on y ajoutait suffisamment de vérité pour la rendre authentique. C’était la règle numéro une et, en tant que Démon, rompu à l’exercice, Asep’Timusoth était parfaitement conscient de cela, mais, en cet instant, il n’avait pas particulièrement la volonté de mentir plus qu’il ne le faisait déjà en masquant ses véritables origines et apparence. Après tout qu’elle aurait été l’intérêt ? Obtenir quelque chose de l’aubergiste ? Il lui semblait qu’il n’avait pas particulièrement besoin de jouer un personnage pour avancer dans la bonne direction. L’Incube ne voyait pas de mal à l’idée de passer un moment en sa compagnie et c’était l’occasion probable d’obtenir des informations sur ce monde de manière assez agréable. Cependant, s’il l’avait su, il aurait effectivement essayé de prendre un bain avant de descendre. L’odeur de sa jument ne le dérangeait pas personnellement, mais il avait cru comprendre que les Mortels étaient parfois un peu à cheval sur certaines choses, aussi était-il naturel qu’il s’en excuse, même si, visiblement, ce n’était pas du genre à déranger son hôte. Il nota néanmoins son trouble, évident, comme si elle cherchait ses mots. Etait-ce le produit de l’alcool ou bien avait-elle peut-être essayé de l’appeler par son nom tout en se rappelant qu’il ne s’était pas encore présenté. Cela le fit sourire légèrement tandis qu’il finissait son verre. Il n’y avait aucune utilité d’essayer de comprendre réellement, il semblait à la créature des Enfers que son interlocutrice était suffisamment avenante pour qu’il soit confiant que la réponse viendrait toute seule, en temps et en heure. Sa remarque concernant l’hygiène corporelle le fit sourire. En un sens, elle n’avait pas tort. Il était beaucoup plus facile de laver la souillure physique que celle de l’âme. En tant que Démon, il était d’ailleurs probablement le mieux placé pour s’en rendre compte. Les Mortels avec lesquels il avait passé des contrats par le passé était souvent bien propre sur eux et, pourtant, n’étaient pas loin d’être des pourritures, parfois presque à même de pouvoir se comparer à certains des siens. Heureusement, ces personnes-là avaient le droit à un traitement tout particulier à leur arrivée aux Enfers, un traitement dont il ne manquerait potentiellement pas, et l’aubergiste non plus, d’apprécier l’ironie, même s’il ne pouvait pas réellement lui expliquer les tenants et les aboutissants. « Généralement, ces personnes-là ne se rendent compte bien plus tard de leurs erreurs, mais ils finissent toujours par le regretter. Inévitablement. » Le Démon gratifia l’aubergiste d’un signe de tête en remerciement alors qu’il tirait son verre, à nouveau rempli, vers lui. Il le porta à ses narines pour profiter davantage des odeurs puissantes qui se dégageaient de ce liquide avant d’en prendre une nouvelle gorgée. Son hôte lui fit remarquer qu’ils ne s’étaient pas présentés jusqu’à maintenant, et elle lui offrit son nom, tout en lui proposant, non pas de lui dévoiler le sien, tout simplement, mais de le troquer contre une bassine d’eau chaude pour se nettoyer ici et non là d’où elle venait, à en croire ce qu’elle disait. La proposition était étonnante, car elle aurait pu lui demander son nom presque naturellement, mais le fait qu’elle propose d’y rajouter un échange sous-entendait probablement qu’il y avait davantage derrière les oreilles de cette elfe que la simple volonté de lui demander son nom. « C’est un marché tout à fait sympathique en effet. Je l’accepte volontiers. » Il esquissa un sourire légèrement séducteur avant de prendre une nouvelle gorgée de son verre dans une très légère grimace. Il reposa ce dernier sur la table et posa son regard sur Tissandre. « Je m’appelle Zackary, mais le diminutif Zack convient aussi, si vous préférez. » Bien entendu, il ne pouvait pas lui donner son véritable nom. D’abord parce que c’était là le meilleur moyen de se mettre en mauvaise posture, mais également un moyen de lever un nombre certain d’interrogation dans l’esprit, certes peut-être embrumé par l’alcool de son hôte, mais probablement suffisamment aiguisé pour se poser l’une ou l’autre question embêtante. Et l’Incube trouvait qu’il serait particulièrement malvenu de devoir se retrouver à faire le ménage dans cette taverne si cela devait se produire. L’idée de prendre en bain, en compagnie de cette dernière, était beaucoup plus engageante. Il n’était pas encore certain de ce que l’Elfe avait réellement derrière la tête en lui proposant de prendre un bain ici, mais l’idée qu’elle essaie de l’attirer sur cette discussion n’était vraiment pas problématique. Il termina à nouveau son verre, secouant légèrement la tête avant de repousser ce dernier vers le milieu de la table. « Que diriez-vous d’un petit jeu pour pimenter un peu notre discussion ? » Il fit apparaitre sa pièce entre ses doigts, comme si elle venait de nulle part et la posa sur la table à côté de son verre en s’avançant et s’appuyant sur la table comme s’il s’apprêtait à lui faire une confession presque intime. Leurs visages s’étaient rapprochés beaucoup plus désormais et son regard ne quittait pas celui de Tissandre. Il baissa un peu le ton de sa voix, vu qu’ils étaient suffisamment proches désormais, sur un ton peut-être un peu plus chaud. « Vous choisissez une question ou une action de votre choix, puis vous tentez de deviner de quel côté tombera la pièce. Vous la lancez. Si votre pari est le bon, je réponds, dans le cas contraire, vous répondez à votre propre question. » Il esquissa un sourire tout en laissant la pièce à côté de son verre, se redressant légèrement, sans la quitter du regard. Il s’adossa au dossier de sa chaise et jeta un regard à la taverne qui désormais se vidait tranquillement. Peut-être ne tarderaient-ils pas à rester en tête à tête… |