C'était un bordel sans nom, pour rester polie. Les mains dans les cheveux, enfermée dans son bureau, Lied Mueller essayait d'ignorer les martellements sur sa porte alors qu'on devait, encore, demander à poser une énième pile de documents sur son beau bureau de bois massif. Le Sénat fermait toujours ses portes un mois durant l'été, histoire de forcer les sénatrices à prendre du repos puisque beaucoup d'entre elles, pour ne pas dire la quasi-totalité, ne prenaient jamais de vacances. Sauf que, pendant ce temps, le monde continuait de vivre, de tourner, et de se casser la gueule. Les papiers s'accumulaient, les plaintes se superposaient, et le tout se retrouvait à attendre sagement le retour de sa victime après qu'elle se soit reposée. Et Lied, elle, refusait que cela arrive.
Barricadée dans son bureau, une chaise bloquant la porte dont la poignée s'agitait frénétiquement alors qu'on demandait de plus en plus fort, dans le couloir, à ce que madame la sénatrice veuille bien ouvrir. Chose qu'elle refusait. Elle était déjà sur ces foutues pile depuis deux semaines, avait pensé que ça irait, qu'elle en voyait le bout ! C'était avant qu'on ne vienne lui amener tout ce qui avait été stocké dans une autre pièce, du fait du manque de place dans son bureau. Dès la quatrième pile, elle avait condamné l'entrée. Des projets de loi, des amendements, des requêtes des différentes assemblées, des documents à signer, des factures, des rendez-vous, des lettres, des demandes de particuliers.... Un véritable enfer sur le bureau de la jeune sénatrice aux cheveux roses.
« Sénatrice Mueller, ouvrez s'il vous pl-
- Non ! Allez vous-en ! Je n'ouvrirai pas ! Jamais ! »
Envoyant voler une pile de papiers, la jeune femme se cacha sous son bureau, comme si quelqu'un la menaçait. Elle refusait d'avoir autant de travail. Pourquoi devait-elle en avoir autant ? Sa voisine n'avait-elle pas moins de papiers qu'elle ? Ou s'était-elle encore fait rouler, comme l'an passé, par un cercle de sénatrices qui auraient encore décidé de perdre leurs affaires sur son bureau ? Sa première réaction avait été de composer le numéro de sa mère, Myriade, pour essayer de trouver du réconfort. Mais elle n'avait pas laissé la première tonalité se faire qu'elle avait déjà raccroché. Ce n'était pas raisonnable, et elle savait combien elle tenterait de la motiver au travail. Ce qu'elle ne voulait pas. A la place, Lied appela la seule membre de la famille qui pouvait comprendre son irrépressible envie de fuir, de ne pas avoir toute cette paperasse nulle, et surtout, qui avait sans nul doute les moyens de la cacher juste le temps que, dans l'urgence de la situation, le travail soit délégué à d'autres pour pouvoir être effectué. L'attente que l'on décroche était horrible. Enfin, un bruit sec indiqua que quelqu'un avait répondu.
« Belphy ? ….. Belphy ? »
Il n'y avait aucune réponse, pas un son, absolument rien. C'était inquiétant, stressant, et Lied avait envie de hurler. Sauf qu'au bout d'une dizaine de secondes, elle entendit discrètement le bruit de quelqu'un en train de déglutir, et fit enfin le lien avec la situation.
« Violette ? C'est Lied, tu es là ?
- …. Li.... Lied ?
- Oui, c'est le téléphone de Belphy. Est-ce que tu peux me la passer ?
- Oh.... Oooh.... Oui je... De suite. »
C'était à peine si elle entendait Violette, qui avait sans doute paniqué en entendant la sonnerie et répondu, par réflexe, peu importe le téléphone. Elle ne s'en était pas rendue compte. Léger bruit de chiffonnement, indiquant que l'appareil avait quitté son oreille, alors que la sénatrice entendait le bruit de ses pas, avant que sa petite voix n'appelle la mercenaire propriétaire du téléphone, indique qui appelait, et lui donne délicatement l'appareil. Aussitôt qu'elle fut certaine d'être avec sa cousine, entendant celle-ci parler, elle éclata.
« Belphyyyyyyyyy je t'en prie sors-moi de là par pitié pitié pitié pitiééééééééé !
- Hein ? Quoi ? De quoi ?
- Du travaiiiiiil ! Je t'en priiiiiiiiiie ! »
Lied renifla bruyamment, essuyant du bras son nez coulant et ses quelques larmes tant elle était stressée. Sa cousine semblait à la fois perdue et amusée de sa situation. Lied lui fit part de son désir de fuguer du Sénat, juste quelques jours, quelque part où personne ne viendrait la chercher ! Et elle savait que Belphégor avait parcouru des mondes étranges, accédé à des lieux inatteignables en temps normal, et qu'elle était sans doute la seule à pouvoir l'y envoyer ! Bien sûr, elle n'était pas trop d'accord, disait combien c'était dangereux, déjà pour elle, mais d'autant plus pour elle et sa santé. Chose que Lied refusa, demandant simplement à ce qu'elle s'assure de son arrivée et de son départ. Juste quelques jours, que pouvait-il lui arriver en l'espace de quelques jours, hein ? Absolument rien !
C'est ainsi que quelques heures plus tard, Lied et Belphy étaient toutes les deux, après une exfiltration discrète, dans un des entrepôts de la famille où l'on rangeait toutes leurs babioles plus ou moins grosses, y compris l'espèce de double demi-cercle qu'était le portail dimensionnel inventé par sa mère pour aller vers un autre monde. Il était poussiéreux, un peu rouillé, mais en parfait état de marche. Lied n'avait jamais vraiment passé beaucoup de temps hors de chez elle, alors dans un autre monde, c'était plus qu'une nouveauté ! La mercenaire la mit en garde, concernant la tenue à adopter envers les créatures qu'elle allait rencontrer, le temps qu'elle allait y passer, tout un programme qu'elle enregistra mentalement et scrupuleusement. Certes, Lied ne voulait pas travailler, mais pas à n'importe quel prix. Elle lui embrassa alors la joue, et se dirigea vers le portail, dont la lumière lui brûlait presque les yeux.
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Il faisait nuit noire, plus encore en raison des averses qui s'étaient abattues subitement sur la ville. La météo avait bien parlé de pluie, mais pas d'un tel rideau, qui obscurcissait la vue de tous les habitants, comme un voile claire dans cette nuit sombre et pleine. Surpris pas la pluie, certains trottaient sur le bitume trempé, se cachant sous les devantures pour progresser vers leurs destinations. Tellement pressés qu'ils ne voyaient pas cette jeune femme, là, trempée jusqu'aux os, qui s'était réfugiée sur les marches qui menaient à l'entrée d'un immeuble. Il suffisait de porter attention à son joli visage pour remarquer en quelques secondes ses yeux bleus, perdus, qui suivaient frénétiquement quelque mouvement qui passait sous son nez. Personne ne s'arrêtait, elle n'osait pas aborder quelqu'un, elle ne faisait, visiblement, qu'attendre que la pluie s'en aille, aussi bien au dehors que sur ses habits.