J'avais bondi de ma chaise en tapant du poing sur la table. Mon regard imbu de colère s'abattait, implacable, sur le vieil homme qui ne sourcillait même pas. Les lèvres retroussées, je montrai les crocs et soufflait par le nez comme une bête enragée. Mais cette comédie ne le faisait pas broncher. On ne se voyait pas souvent, mais il ne me connaissait que trop bien. Mes artifices habituels n'avaient aucun impact sur lui.
"Arrête d'insister! Je suis pas un aventurier débile! Hors de question d'aller crapahuter dans des ruines à l'autre bout du continent!"
Le vieillard avait relevé le menton avec défi à la mention d'aventurier "débile". Lui-même avait été baroudeur pendant une grande partie de sa vie, et son père avant lui. J'en regrettais déjà mes paroles. Il n'avait pas besoin de hausser le ton ou de jouer des mains pour me flanquer la frousse. Ka'karis ou pas, mon grand-père avait toujours assez de ressources pour me mettre une bonne dérouillée. Il ne correspondait pas vraiment au profil du vieillard impressionnable dont je m'étais accoutumé en vivant au Japon. Je le voyais déjà me sauter au visage pour m'apprendre à tenir ma langue. Il fallait y réfléchir à deux fois avant d'emmerder le vieux Sibrand Shiranui, et j'avais clairement manqué de jugeote. Mais il ne bougea pas d'un pouce, et je compris alors que j'avais dû pâlir. J'avais pris conscience de mon erreur et il le lisait sur mon visage.
"Je sais bien, Milano. J'y serais allé à ta place si je m'en sentais capable. Maintenant tu t'assois et tu m'écoutes."
Son ton à la fois sec et amer ne me donnait pas envie d'en débattre davantage. A contrecœur, je me laissais retomber sur la chaise, redécouvrant l'inconfort des chaises en bois terranes et leur rudesse avec les postérieurs avachis. Je pris quelques secondes pour me ressaisir, essayant de me détacher de cette image d'adolescent boudeur. Ça semblait plus important pour lui que de simplement m'envoyer en exploration pour perpétuer les vieilles traditions familiales.
"Mon père utilisait deux ka'karis, Rhadamantis et Sisyphe, et c'est grâce à eux qu'il s'était fait une réputation. A ton avis, ça se passait comment? Tu crois qu'il les utilisait un jour sur deux? Qu'il n'avait aucune prise?"
Je pouvais déjà deviner où il voulait en venir. Si j'étais compatible avec l'intégralité des artefacts, leur pouvoir s'était partagé de manière chaotique jusqu'à ce qu'ils ne divisent leur temps sur vingt-quatre heures. Ça avait soulevé tout un tas de questions dont je n'avais pas cherché de réponses. Du genre, "pourquoi ont ils BESOIN d'être manifestes?". Pouvaient-ils se dégrader s'ils cessaient totalement d'influer sur leur hôte? J'étais dans le flou quant à leur nature même, après seize années de cohabitation forcée. Le patriarche poursuivait.
"Ces ruines sont réapparues récemment après un glissement de terrain et j'ai longtemps cru à une fausse piste. Je te demande pas d'embrasser la voie des tes aïeux, seulement de voir si tu peux trouver des réponses. Ils ont une volonté, et va savoir si un jour ils changeront d'avis sur leur façon de te 'partager'."
Touché. J'avais beau retourner la situation dans tous les sens, j'avais six ka'kari et Asmodéus n'en faisait déjà qu'à sa tête. Si les autres venaient à se déchainer, je deviendrais un véritable cataclysme ambulant. Je devais trouver mieux que ce status quo, et avoir une réelle emprise. Je posai mes coudes sur la table et joignai mes mains sous mon menton, pensif, et commençait à émettre mes conditions, les yeux dans le vague.
"Trouve-moi quelqu'un. Une, deux personnes grand max, dont je pourrai me débarrasser au besoin. Je connais pas assez Terra pour y aller seul. Et ne donne pas le vrai motif, invente une histoire de trésor perdu ou une connerie du genre. Je serai juste un autre mercenaire qui bosse pour toi."
Mon pragmatisme froid semblait l'amuser. Je ne faisais que mettre en place mon échiquier et préparer mon rôle, mais il y voyait autre chose: la fibre aventureuse dans mes gênes, peut-être, ou simplement une victoire personnelle à ce que j'accepte.
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J'avais suivi ses indications à la lettre, mais il m'avait fallu quelques jours pour que les ruines -quelques pans de murs dépassant de talus- soient enfin à portée de vue. Mon accoutrement était étrange, mi-terrien mi-terran. Je portais une cotte de maille sous mon T-shirt et je m'y habituais mal. Mon jean était surmonté de genouillères et engoncé dans des bottes de cuir souple. Autour de mon cou était noué un foulard bleu nuit, "en cas de fumées". Mon grand-père m'avait semblé trop préventif sur certains détails de ma tenue, mais je ne remettais pas son expertise en question. A ma ceinture pendaient une sacoche contenant quelques baumes et onguents, et une corde d'environ six mètres se terminant par un crochet.
J'étais confiant, cependant, sur l'idée que je n'aurais pas trop à l'utiliser. Le pouvoir d'Yggdrasil circulait en moi, et il s'agissait du ka'kari le plus à même de me sortir du pétrin vers lequel je me précipitais tête baissée.