Elore s’était levée tôt ce matin. Comme tous les matins d’ailleurs. Elle avait choisi des vêtements masculins cette fois-ci : un pantalon brun uni, dans un tissu grossier, une chemise en lin beige qui dissimulait ses formes trahissant sa… féminité. Ce mot résonnait étrangement à l’oreille d’Elore. Pour elle, être femme n’était qu’une des facettes qu’elle empruntait. Néanmoins, elle savait que c’était une information qui faisait partie intégrante de son identité profonde, l’une des seules choses qui ne changerait jamais. Une sorte de point d’accroche à ce qu’elle était vraiment. Ses cheveux furent cachés sous une casquette. Elle se regarda une dernière fois dans la glace avant de quitter sa chambre. Parfait. On aurait dit un adolescent dégingandé. Qui se méfierait d’elle ?
Elle sortit sans encombre, ne rencontrant personne sur son chemin. Ses « parents » devaient être en mission. Ou tout simplement en train de boire une chope et récolter des informations utiles pour la Reine de Nexus. Elore n’en voyait pas l’intérêt. À vrai dire, elle n’éprouvait pas ce même sentiment de loyauté envers cette jeune fille qui les dirigeait tous ici. Que ce soit elle, ou un autre, Elore ne voyait aucune différence. L’adolescente s’était toujours dit que si quelqu’un un jour lui proposait de le rejoindre, elle accepterait. Ça lui permettrait de découvrir du pays. Rester dans cette ville était parfois ennuyant.
À peine sortie qu’elle endossait déjà le rôle du personnage. Les mains dans les poches, une moue boudeuse typiquement masculine sur le visage, une démarche un peu gauche, le personnage semblait plus vrai que nature. Il n’y avait peut-être que son visage ; un visage aux traits un peu trop doux pour un garçon. Mais cela, elle l’ignorait, et les gens autour d’elle l’ignoraient souvent poliment, s’imaginant que c’était là le plus grand complexe de ce jeune homme.
Elore atteignit alors la place publique. Lieu de tous les marchés, de tous les trésors de Nexus. Elle aimait cette ambiance festive qui y régnait. Et en plus elle se fondait parfaitement dans la foule. Ses oreilles bourdonnèrent rapidement et elle ne put s’empêcher d’écouter les conversations animées autour d’elle. Bien vite, elle eut l’impression que son esprit explosait. Elore s’obligea à respirer profondément avant de continuer son chemin. Il ne fallait pas qu’elle soit subjuguée par ce qui l’entourait. Elle fit alors mine de s’intéresser à l’étal d’une jeune fille qui vendait des jolies petites fleufleurs. La vendeuse en question lui sourit, apparemment intéressée par ce jeune homme qui daignait regarder ses marchandises.
« Tu cherches quelque chose, mon mignon ? Une fleur pour une amie peut-être ? »
Elore eut un sourire charmeur. Ainsi, la jeune fille cherchait à savoir si elle était libre. Ou plutôt si il était libre. Elle se racla la gorge avant de déclarer d’une voix de baryton sa réponse.
« Je n’ai pas d’amies, ou plutôt je n’en ai plus. Elle a préféré un patron à son employé. »
La jeune fille eut une mine désolée, démentie par la lueur de victoire dans ses yeux. Elore allait poursuivre cet entretien lorsqu’un homme l’attrapa par l’épaule et l’entraîna à sa suite sans qu’elle ne puisse rien y faire. Elle tenta bien de lui donner un coup, mais elle arriva bien malgré elle jusqu’à une petite ruelle attenant à la place. Réuni en un petit groupe, des voyous de bas-étages semblaient chercher la bagarre. Il venait de la trouver. L’homme qui l’avait embarqué devait avoir vingt ans. Il aurait été plus mignon si la jalousie ne défigurait pas si atrocement ses traits. Il accusa Elore de vouloir piquer sa « petite amie ».
« Pourquoi voudrais-je voler quelque chose qui s’offrait déjà à moi ? »
Elle ne vit pas le coup arriver. Il toucha directement son estomac et lui coupa le souffle. Surprise, elle tomba à genoux et toussa pour reprendre sa respiration. Ni une ni deux, elle redressa son corps et assena d’un mouvement souple un coup dans le nez de son adversaire. Elle le regarda avec un visage impassible protéger son appendice nasal ensanglanté avec ses mains. Seul son regard mauvais trahissait sa satisfaction. Mais elle n’avait pas prévu les autres membres de ce groupe. Il leur fallut peu de temps pour la bloquer et commencer à la tabasser.
Était-ce la fin de sa brillante carrière de mur ?
Elle ne savait pas quelle impression elle donnait à Dorian, mais il était sûr que si elle vomissait là, maintenant, celle-ci serait extrêmement mauvaise. Que ressentait-elle donc ? Ce mélange de dégoût et d’attirance pour ce monde qui semblait coupé de tout lui retournait l’estomac. Ce sentiment s’accrut à la vision de cette espèce de boucle d’oreille, avec un numéro dessus. Mais à quoi pouvait donc bien servir ces chiffres ? L’ingéniosité de cette boucle ne lui vint à l’esprit que quelques secondes après. Pas mal comme idée… Bien qu’étrange, elle était fort utile pour recenser les marchandises. Elle félicita intérieurement le marchand d’esclave et le considéra d’un œil neuf : il n’était finalement pas un simple tas de muscles, il y avait donc de la cervelle là derrière ! C’était une bonne chose à savoir. Elore devait faire plus attention à ce qu’elle disait maintenant.
La jeune fille se retint de faire un geste lorsque Dorian alla ouvrir la cellule, arrachant des petits cris de terreur à la Terranide. Elle s’empêchait de réagir, se raisonnant que mieux valait la Terranide qu’elle. Cet argument soulevé, Elore avait soudainement la conscience plus tranquille. Il répondait alors à sa réflexion. Troisième enfant ?! Mais… Elle avait l’air si jeune… Les esclaves étaient si surexploités ici ? Les suçait-on jusqu’à la moelle avant de les jeter comme de vulgaires déchets ? Quant à ces minuscules bourrelets, Elore eut des noms qui lui vinrent à l’esprit ; noms de pervers qui lui avait affirmé préférer les filles bien en chair que les maigres. Bien que cette Terranide n’avait pas vraiment quelque chose de plantureux, elle avait gardé une certaine beauté qu’Elore ne pouvait nier. Elle trouva Dorian bien critique pour quelques kilos en trop, mais le monde de l’esclavage devait certainement voir ça différemment.
Le marchand souleva le pagne de l’esclave –à vrai dire, Elore se demanda pour quoi il l’avait soulevé parce que même ainsi on voyait la moitié des fesses de la fille- et lui indiqua une marque au fer rouge. L’espionne grimaça. Elle imagina bien malgré elle les douleurs que la fille avait dû endurer… Elle-même se souvenait de son tatouage à l’épaule –une poétique plume contre le fer inflexible d’une épée- et de la journée complète qu’il avait fallu au tatoueur pour dessiner les détails exacts de ce foutu dessin. Elle avait mordu dans sa joue et en avait gardé durant deux semaines une blessure. Alors elle se sentait évidemment encore plus proche de l’esclave, ce qui ne l’arrangeait guère.
Expliquant sa tactique en long et en large, il traitait la Terranide comme un animal. Cela n’émut pas Elore qui avait elle-même subit durant quelques années un dur entraînement où l’on ne l’avait pas traité mieux que ça. Tout de même, son regard chocolat passait inlassablement de la Terranide à Dorian, tentant de retenir quelque chose d’exploitable. Des générations d’esclaves ? La fille avait-elle toujours été traitée ainsi ? Elore eut un regard de pitié pour la captive. Pas de chance. Il y avait vraiment des gens qui tiraient la mauvaise carte dans ce monde. Beaucoup trop de gens.
Elle sortit de ses réflexions en entendant la question semi-narquoise, semi-aimable de Dorian. Elle le fixa un instant, essayant de sonder son âme profonde, essayant de deviner s’il se moquer d’elle, mais se rendit compte qu’elle ne tirerait rien de ce mystérieux personnage. Prise d’une subite colère qu’elle ne contrôlait absolument pas, elle se sentit partir à la dérive. Était-ce la goutte qui avait fait déborder le vase ? Une inspiration soudaine ? La vue de toute cette souffrance ? Elore n’en savait rien, mais elle se retrouva à déblatérer, avec une imitation quasiment parfaite de la voix de Dorian, tout ce dont elle se souvenait de ce qu’il lui avait dit.
« L'endroit est calme pour le moment, le bizness est plutôt plat en ce moment. Mais sinon tu les entendrais crapahuter et crier toute la journée. Allez viens, on approche bientôt de ma cellule. Ça va faire un bout de temps que cette marchandise-là se vend pas. Elle bouffe de l'eau et de la nourriture pour rien mais comme ça fait longtemps qu'on l'as elle est docile, ça sera bien pour que je t'apprenne les rudiments. Premières ventes ? Il y a quelques années peut être, elle a eu son troisième enfant il y a peu, elle ne peut plus vraiment se vendre, regarde ça... Quand une esclave ne sert pas, il se peut qu'on l'utilise pour produire d'autres esclaves a la batteries, ses gosses sont élevés par des collègues a moi et ils me les rendent quand ils ont atteint l'âge convenu, ainsi la même prise peut nous servir sur des générations si elle n'est pas vendue, celle là est la fille d'une Terranide que nous avions ici il y a quelques années. Ça veut dire que l'esclave est au magasin, comme ça on ne la vend pas, certains paysans ont pas assez de sous pour se payer une esclave pour se satisfaire, alors ils peuvent bénéficier de ceux-ci à tarif réduit, si ils les engrossent ils sont un peu remboursés après quoi. C'est une bonne tactique d'affaire. Mais le mieux reste le sauvage, ce qui est capturé dans les landes qui entourent Nexus, ça tu peux en tirer un prix d'or. Bien sûr, le Terranide n'est pas notre seul produit à faire fortune. Tu as tout compris ou je vais trop vite ? »
On avait pu retrouver le même accent, les mêmes intonations utilisées par le colosse. Ce ne fut qu’après coup qu’Elore se rendit compte de l’énorme-méga-à jamais irrécupérable faute qu’elle venait de commettre. Sa couverture venait-elle de sauter ? Probable. Incapable de proférer un seul autre son, elle se tut, ses yeux chocolat virant doucement au vert, la satisfaction se battant contre la peur dans son estomac.
Mais qu’avait-elle fait ?