Saïl ruminait.
Loin de l’auteur l’idée de le faire passer pour une vache, mais le fait était qu’il ruminait avec une insistance presque masochiste pensées, théories et suppositions à n’en plus finir, l’esprit si hanté de l’objet de la visite qu’il venait rendre qu’il n’en accordait qu’une attention relativement distraite à ce qui l’entourait, lui qui était habituellement si alerte par rapport à son environnement qu’il fallait se lever de bonne heure pour lui passer sous le nez sans se faire remarquer. Heureusement, sans lui être aussi familiers que les alentours de sa maison, les plateaux désolés qui entouraient l’imposante –et même effrayante- métropole de Tekhos étaient loin de lui être inconnus, et il pouvait ainsi y évoluer en cernant son évolution de précautions acquises par la force de l’habitude pour éviter de tomber sur un des nombreux dangers que recelaient les environs : c’était que même si ces contrées avaient un aspect moins sauvage que les terres du même non, il n’était pas impossible de tomber sur une des mille créatures hostiles qui les arpentaient, qu’elles fussent humaines, animales, machines… ou autres. Oui, ce « autres » n’était pas rassurant, mais il avait pu lui-même voir des entités qui défiaient l’imagination et qui pouvaient à bon droit être appelées des abominations tant elles semblaient issues de quelque cauchemar immonde et traumatisant… mais pas la peine de penser à des choses aussi peu réjouissantes, ce n’était pas ce dont il était question.
Ce dont il était question était cette fichue lettre qu’il avait « reçue » il y avait quelques jours de cela qui se trouvait en ce moment même dans une des poches de son pagne et qu’il n’avait pas besoin de relire pour en savoir le contenu tant il l’avait appris par cœur à force de la reparcourir sans véritablement pouvoir y trouver rime ou raison. D’ailleurs, cela n’avait pas été difficile étant donné que ce que ce pli blanc vierge de toute marque d’expéditeur et de toute odeur abritait un message faisant preuve d’un esprit de concision qui frisait franchement la sècheresse ; que l’on juge plutôt :
Docteur Ursoë
Veuillez vous rendre dans trois jours au plus haut point des steppes jouxtant Tekhos à 17h17
Neutralement
Xatiav
Et ces paroles manuscrites incongrues étaient tout ce qu’il y avait à rapporter : pas le moindre message dissimulé, pas le moindre code décryptable, pas le moindre système d’encre sympathique ou de tout autre moyen de camoufler un langage écrit, ce qui l’avait laissé hagard devant ce morceau de papier qui n’avait cessé de lui tarauder l’esprit durant le quelques jours passés avant celui du rendez-vous, l’empêchant de se concentrer convenablement sur son travail, de trouver le sommeil sans s’être au préalable dix fois retourné comme il se retournait le cerveau, de chasser même sans se demander à tout instant ce que ce pli aux allures de farce pouvait bien impliquer. Le mot « reçue » avait été mis entre guillemets, car il l’avait tout simplement trouvé innocemment posé sur le seuil de sa maison alors qu’il sortait de chez lui en s’étirant pour apprécier la fraîcheur du soir après une bonne matinée de repos, ce qui laissait à penser que l’expéditeur n’était pas du menu fretin pour non seulement avoir deviné l’endroit où Khral se cachait, mais en plus pris connaissance de ce qu’il était véritablement, en ce qui concernait son identité tout aussi bien que sa profession. Ce « Xatiav » dont le nom lui était bien évidemment inconnu –sinon ça n’aurait pas été drôle-, qui était-il au juste bon sang de bonsoir de nom d’une clepsydre anhydre ? Pourquoi avait-il besoin qu’il vienne à sa rencontre, que lui voulait-il, et de quel droit d’ailleurs se permettait-il de venir le tirer de la semblance de quiétude que lui apportait son existence plus ou moins routinière pour Dieu savait quelle raison ? De fait, Saïl aurait très bien pu lui dire merde et ne pas répondre à une invitation aussi dénuée de sens, mais hélas, la curiosité était un des défauts qui avaient le plus de prise chez lui, et il s’était donc mis en route sur le coup de seize heures, quittant son antre d’un bond pour se mettre à galoper avec ardeur en direction des territoires tekhans, autant pour arriver le plus à l’heure possible que pour évacuer la tension nerveuse qu’il avait accumulée précédemment à l’idée de ce qui pourrait survenir une fois sur place : était-il possible que tout cela ne fût en réalité qu’une grossière mascarade dont le but était simplement de l’amener à sauter à pieds joints dans un piège ? C’était peu probable, car plutôt que de le faire aller à Perpète-les-oies, il aurait en toute logique été bien plus facile de lui tendre une embuscade à la sortie de sa caverne, mais il restait que le contrôle que celui qui l’avait fait mander avait l’air d’avoir sur les choses le mettait mal à l’aise.
Enfin, après ce qu’il estima être une bonne heure de parcours, il atteignit les steppes mentionnées dans la lettre qu’il commença à escalader presque sans effort, sa musculature lui permettant de grimper avec aise et agilité pour s’élever jusqu’au sommet de cet édifice de pierre naturelle. L’oreille et le museau aux aguets pour se prévenir d’autant qu’il lui était possible des mauvaises surprises, il montait avec détermination, n’excluant toutefois pas tout le long la possibilité que toute cette histoire fût en réalité une sorte de vaste et déplaisant canular orchestré par un mauvais plaisantin qui en savait un peu trop. Aussi, quelle ne fut sa surprise lorsque, au bord d’une falaise qui surplombait la ville de Tekhan, sur un arbre mort mais encore étonnamment solide, il aperçut un humain (?) paré de bien curieuse manière lorsque sa tête émergea des derniers degrés pierreux : « curieux » était un bien faible terme pour décrire un individu pareil à vrai dire, car même en le voyant de dos, le scientifique qui en avait pourtant vu des vertes et des pas mûres pouvait affirmer avec certitude que jamais de sa vie il n’avait connu quelqu’un vêtu d’une manière aussi… originale. Rien que le grand manteau qui faisait étrangement penser à un personnage de Matrix (il ne faut pas avoir peur des références un peu faciles parfois) était quelque chose qui dénotait franchement bien que cela ne s’accordât pas mal avec les longs cheveux noirs de celui qui ne pouvait décemment être quelqu’un d’autre que Xatiav, mais les deux katanas qu’il arborait évoquaient là franchement un personnage issu d’une délirante fiction. A ajouter à cela les diverses éprouvettes contenant des liquides bariolés dont il garnissait une deuxième ceinture –et qui ne manquèrent pas de susciter l’intérêt vivace du savant-, et vous aviez là le portrait d’un drôle de zèbre ; de quelqu’un au nez duquel vous auriez bien ri pour son accoutrement si celui-ci ne vous avait justement pas fait crapahuter depuis chez vous pour une raison inconnue.
Il ne paraissait pas avoir remarqué sa venue, et donnait l’impression que d’une ruade, Khral aurait pu précipiter à bas son perchoir et lui avec, mais quelque chose disait à l’homme-loup qu’il l’avait au contraire bien senti venir et attendait simplement qu’il prît l’initiative pour réagir. Sans chercher à faire preuve de furtivité, ne voyant de toute façon pas vraiment pourquoi il aurait voulu lui rentrer dans le lard sans autre forme de procès, il s’approcha donc jusqu’à arriver à à peine deux mètres de sa position où il déclara avec un ton légèrement caustique :
« Docteur Xatiav je présume ? »