Hamoran était un petit village pittoresque de Terra comme il en existait des milliers, qui se situait dans les landes devastées. Niché dans une région rocailleuse et hostile, il était entouré de maigres fortifications de pierre et de bois qui donnait à ses habitants une illusion de sécurité, et ces derniers se montraient d'ordinaire fort accueillants avec les voyageurs et marchands qui parfois y faisaient halte pour se restaurer. La seule auberge d'Hamoran avait le mérite de servir à toute heure un repas chaud dans de la vaisselle décente, même si l'odeur des chambres et la qualité de la literie laissaient un peu à désirer.
Cependant, depuis environ deux mois, la ville était devenue morne car elle avait subi nombre de déboires: la fromagerie avait été infestée de rats, un fermier qui possédait une étable en périphérie était mort dans un incendie qui s'était déclaré dans son sommeil, et les membres d'une famille avaient été frappés d'une maladie qui avait pris leur enfant cadet et les avait placés à l'écart de la vie active du village. Cette série de tragédies avait poussé les habitants à devenir méfiants, et bientôt des rumeurs circulaient. On accusait la Louve Blanche, une sorcière qui disait-on sévissait dans la région, d'avoir jeté un mauvais sort sur Hamoran. Il fallait s'en débarrasser au plus vite.
Kyô ne savait absolument rien de tout cela quand il arriva à Hamoran pour la première fois, une semaine après que les habitants aient placardé des annonces dans toute la région. Il en avait une dans la poche lorsqu'il écrasa sa cigarette contre une pierre devant l'entrée du village. Tout ce qu'il savait, c'était que les villageois souffraient, et qu'on le paierait pour résoudre leur problème. Et c'était justement son travail.
Il avait traversé le village sous les regards curieux des autochtones, et s'était naturellement rendu vers le centre où devaient se trouver l'auberge et l'intendance. Concernant ce dernier bâtiment, son apparence extérieure ne différait en rien d'une maison d'habitation, si ce n'était qu'on avait gravé le mot "INTENDANCE" en gros au dessus de la porte, et qu'on avait disposé deux trois fleurs sur les rebords de chaque fenêtre.
L'intendant, appelé Taric Poustache, était un petit homme trapu à la moustache ébouriffée, avec des petits yeux qui semblaient naturellement fatigués cachés derrière des lunettes rondes à monture fine. Sans entrer dans les détails, il avait expliqué à Kyô la situation d'une voix grave mais claire, en insistant surtout sur le fait que s'ils étaient dans une merde noire, c'était tout simplement de la faute de la sorcière. Le discours de l'homme était si direct et incessant que Kyô comprit qu'il devait être débordé. Il lui expliqua que le village se cotisait pour payer sa récompense, qu'il aurait sitôt qu'il ramènerait la sorcière morte ou vive -de préférence morte-, et lui indiqua de façon approximative l'emplacement du repaire de la sorcière à coups de normalement c'est cette montagne là-bas, et de en principe il y a un château, elle devrait être dedans. C'était aussi concis qu'un mode d'emploi coréen traduit en français depuis la version polonaise. Kyô s'arrêta simplement à l'auberge pour s'acheter un saucisson sec pour la route, et ne tarda pas à se mettre en chemin. Ce n'était après tout qu'un travail comme les autres, et il préférait le terminer rapidement, pour une raison simple: aucune demoiselle du village n'avait su retenir son attention.
Le trajet avait semblé extrêmement long pour Kyô, et pour tout dire ennuyeux à mourir. Il avait passé le temps en mangeant son saucisson, qu'il coupait en fines rondelles à l'aide de Pain qu'il gardait toujours miniaturisé. Au prix qu'il lui avait couté, il avait au moins le mérite d'être un excellent couteau, et peut-être même un rasoir d'exception, si Kyô avait eu le besoin de se raser. Il fallut trois heures au divin pour atteindre le château à cheval malgré le fait qu'il eut emprunté le chemin le plus praticable, et il il avait chantonné sur la route presque toutes les chansons grivoises de son répertoire. A y réfléchir, un Dieu qui mangeait du saucisson sec, à cheval en rase-campagne en chantant La Fille Du Bédouin, c'était pas le summum de la classe. D'ailleurs si quelqu'un d'avisé avait voulu narrer ses aventures, il aurait sans doute passé ce détail.
C'est en approchant la Forteresse que son intuition le fit réagir: malgré l'altitude, l'air ne semblait pas s'être raréfié, et il y avait toujours autant d'arbres à feuilles que de conifères. Cette forêt était normale, certes, mais un peu trop à son gout. Il finit pas y lire une organisation: des buis à baies étaient regroupés par endroits, des pierres et de gros arbres près d'un ruisseau qu'il entendait couler facilitaient la prolifération de champignons... Tout laissait à penser que les environs avaient été aménagés discrètement, facilitant les cueillettes et la traque du petit gibier. Puis il se rappela qu'il avait sans doute perçu tout cela à cause de l'identité de sa mère, et cracha par terre.
Une bourrasque le frappa en plein visage, si soudaine qu'elle le fit cligner des yeux. Des voix lui intimaient de partir, de fuir très loin, sans se retourner, et étaient parfois coupées par des hurlements aigus. Il vit les oreilles de sa monture s'agiter, et plaqua la main sur sa tête pour la calmer: l'animal cessa de trépigner et se calma peu à peu, rassuré. Kyô n'aimait pas vraiment les chevaux, qu'il trouvait odorants, vulgaires et beaucoup trop grands à son gout. Mais il savait lire leur comportement, et il n'avait aucun mal à se faire comprendre des bêtes. Il resta immobile, attendant que les voix se calment. Et quand le silence s'abattit à nouveau, il se mit à sourire:
"Rafraichissant."
Il avait compris par cet accueil que la maîtresse des lieux était sans doute au courant de sa présence, et qu'il était donc inutile de jouer sur la discrétion. Il en était ravi, parce que ça n'avait jamais été son fort. Kyô posa pied à terre et s'étira un peu les jambes, avant de conduire son cheval par la bride pour l'attacher à un arbre au pied duquel poussait des herbes hautes et humides. Il plongea ensuite une main dans sa poche, et jura: il avait dû perdre son paquet de cigarettes pendant le trajet. Il se surprit ensuite à espérer qu'il y avait de la bière dans le château, parce que le saucisson lui avait donné soif. Là encore, aucun récit épique n'aurait mentionné cela.
Le Dieu choisit d'entrer par la porte, car les battants de bois pourri reposaient contre les murs, laissant l'entrée grande ouverte. Alors qu'il se demandait s'il existait de la magie de menuiserie pour entretenir les portes, la herse s'abattit violemment au moment où il passait en-dessous. L'élan et le poids de la gigantesque grille furent simplement arrêtés à la main, bras tendu entre deux pointes. Il passa en dessous et la laissa terminer sa chute après son passage, et commença à se reprendre: il devait arrêter de laisser ses idées papillonner et se concentrer un peu. Il avait un job à accomplir, et un paquet de clopes à racheter. Bordel!
Kyô pénétrait dans la cour intérieure, balayant le tout du regard de sorte à y trouver âme qui vive. Il sentait de la vie dans les environs, mais l'énergie ancrée dans les alentours occultaient ce sens et l'empêchaient de savoir qui, combien et où exactement. Il alla trouver Pain dans sa poche, et la plaqua contre son avant-bras avec son index et son majeur pour la dissimuler. Il héla à qui voulait l'entendre:
"On peut discuter, ou vous préférez jouer à cache-cache?"